Le présent exposé
repose sur une pratique de milieu en refuge, dont
le substrat réside dans l'observation in vivo,
du fonctionnement des refuges. Afin
de comprendre la réalité des codes de vie dans
les refuges pour personnes itinérantes, il
importe nécessairement de préciser d'abord le
concept d'itinérance. Cela fait, il est alors
plus facile ensuite de visualiser le quotidien de
la vie en refuge.
Le phénomène de
l'itinérance
Il
nous apparaît incontournable, dans un premier
temps, de considérer ce phénomène comme un
symptôme de notre société. En effet, les
usagers des refuges cumulent, pour la plupart,
plusieurs problématiques qui ont conduit ces
personnes vers le mode de vie itinérante. Selon
cette vision, l'itinérance est perçue comme
conséquence plutôt qu'une problématique en
soi. Les personnes qui aboutissent dans les
refuges présentent généralement deux
caractères communs : une fragilité,
reliée à un faible réseau de support social et
une vulnérabilité à caractère économique.
Il
nous apparaît également utile d'insister sur le
fait que les usagers de longue date du réseau
des services aux personnes itinérantes sont des
décrocheurs sociaux : ils ont désinvesti
la vie familiale, le travail et, par la force des
choses, ont démissionné de la société.
Les
problématiques rencontrées en itinérance sont
nombreuses :
- alcoolisme/toxicomanie/gambling;
- problème psychiatrique sévère et persistant;
- problème de statut avec l'immigration;
- handicaps physiques, intellectuels;
- problème de revenu;
- délinquance/criminalité/déviance.
Les
refuges devenus institutions
Ceci
dit, la grande salle d'un refuge prend parfois
des allures curieuses, image où se mêlent les
caractéristiques d'une prison et d'un hôpital
psychiatrique. Pourquoi ? Simplement parce
que les refuges sont devenus des institutions qui
donnent. Il n'est donc pas surprenant que des
personnes qui ont connu des hôpitaux ou des
prisons s'orientent vers des refuges. C'est que
le refuge est un lieu familier chargé de
repères significatifs. Il donne et encadre comme
le font les prisons et les hôpitaux.
Comme
dans les milieux institutionnels, les refuges
donnent selon certaines conditions. Ils donnent
en échange d'un comportement acceptable et
respectueux. Les gens qui acceptent d'agir de
cette façon acceptable et respectueuse
reçoivent : une douche, des vêtements, un
repas, un lit pour la nuit et un déjeuner. Comme
pour toutes les institutions, les refuges
acceptent qu'un comportement prévisible amène
des services prévisibles.
Les codes de vie
Dans
ces conditions, les codes de vie et donc la
survie en refuge deviennent prévisibles :
les usagers apprennent qu'une acceptation
minimale de ces codes apportera une réponse à
leurs besoins de base. Les conditions minimales
d'acceptation dans les refuges sont : ne pas
être en état d'intoxication avancée, ne pas
user de violence physique ou verbale avec le
personnel et les autres usagers, ne pas faire
usage de drogues ou d'alcool dans les murs du
refuge, ne pas faire le trafic de drogues dans
les murs du refuge, remettre ses armes,
médicaments ou drogues au comptoir à l'entrée,
arriver avant l'heure du couvre-feu, quitter le
refuge après le déjeuner, ne pas fumer dans les
dortoirs, prendre une douche et ne pas porter
atteinte au mobilier.
Les
personnes qui respectent ces conditions peuvent
utiliser les services du refuge aussi longtemps
que bon leur semble. Par contre, celles qui ne
respectent pas ces conditions sont exclues pour
des périodes qui varient selon la gravité de
l'offense ou du manquement. Si certaines
personnes s'accomodent très bien de cette vie
institutionnelle, certaines ayant fréquenté les refuges
pendant plus de 30 années consécutives
d'autres, par contre, ne s'en accomodent pas du
tout. Pour ces dernières, la vie en refuge
représente un choc très dur.
La vie en
institution
La
vie en institution dépouille les gens de leur
unicité selon le principe de la « taille unique ». La vie des personnes itinérantes
qui reçoivent des services est passive et
remplie d'attente : on attend en ligne pour
manger, on attend en ligne pour des vêtements,
on attend en ligne pour dormir et on attend en
ligne pour prendre sa douche.
Après
des séjours prolongés dans les
refuges/institutions et à force de recevoir, les
usagers n'ont plus à développer ou consolider
leurs aptitudes à la survie. Ils deviennent
dépendants, institutionnalisés et, ce qui est
plus dérangeant encore, ils se resocialisent
dans le réseau des services aux personnes
itinérantes. Ils y reconstruisent leur rapport
à la société, se réaffilient dans un circuit
parallèle qui donne plus qu'il n'exige.
Les
coûts sociaux de cette réinstitutionnalisation
sont faramineux. À long terme, la vie de refuge
présente un réel danger, celui de retrancher la
personne de sa société d'origine et de rendre
difficile, voire impossible son insertion ou sa
réinsertion dans cette société. Ce phénomène
peut se résumer par cette expression
courante : « Il
est facile de sortir le gars (ou la fille) du
centre-ville. Par contre, il n'est pas facile de
sortir le centre-ville du gars (ou de la
fille) ».
Conclusion
Les
refuges pour personnes itinérantes accueillent
une kyrielle de décrocheurs sociaux, ceux et
celles qui ont épuisé les services, qui ne se
qualifient pas pour des services ou qui les
refusent. Avec le temps, les refuges sont devenus
des institutions et recréent malgré eux
peut-être les mêmes risques engendrés par
d'autres institutions (prisons, hôpitaux,
centres de réadaptation) : dépendance
(institutionnalisation) face à un réseau de
services qui ouvre peu de portes de sortie, faute
de moyens plutôt que de volonté, à de durables
et réelles solutions à l'itinérance.
Est-ce
vraiment au réseau de services de l'itinérance
qu'incombe la tâche de créer ces voies de
sortie ? Ou alors l'itinérance n'est-elle
pas un symptôme, celui de nos institutions qui
n'ont pas su ou pu s'adapter à la réalité de
ces personnes ?
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