Introduction
L'objet
de notre présentation n'est pas de rendre compte
de travaux de recherche sur la question de
l'itinérance, mais plutôt de mettre en commun
une expertise terrain d'un consultant en
développement social et d'un chercheur
universitaire spécialisé en socio-économie.
Par cette mise en commun, nous espérons
favoriser des échanges et des collaborations au
sein de la communauté des personnes
préoccupées par la question de l'itinérance en
vue d'un transfert réciproque d'expertises entre des intervenants et des
chercheurs montréalais et torontois.
Le présent texte est
construit sous la forme d'un dialogue entre les
auteurs. Nous procédons à partir de questions
nous permettant d'explorer l'univers torontois de
l'itinérance tout en apportant un certain point
de vue sur la question de l'itinérance en
général.
Pourquoi un tel
objectif de rapprochement entre Montréal et
Toronto ?
Plusieurs
raisons favorisent un tel rapprochement.
Premièrement,
les deux métropoles vivent une problématique
commune en matière d'itinérance. Le phénomène
est certes plus marqué à Toronto, vu le plus
grand nombre d'itinérants qu'on y rencontre,
mais les deux villes sont à la fois sujettes à
une concentration et à un alourdissement des
problèmes vécus par les personnes itinérantes.
De plus, les deux métropoles offrent une
concentration de ressources communautaires et
institutionnelles et une expertise
professionnelle variée eu égard à cette
question sociale. Enfin, ces deux métropoles ont
une capacité d'action auprès des instances
gouvernementales supérieures de par le poids
politique de leurs leaders métropolitains. Il y
est, plus que n'importe où ailleurs, possible
d'exercer des pressions politiques pour faire en
sorte que les autorités publiques et les acteurs
de la société civile soient en meilleure
position pour intervenir sur cette question
sociale.
Deuxièmement,
cette concentration rend possible une
mobilisation particulière des ressources
nationales pour mettre en place un mouvement
social proactif en matière de lutte à
l'appauvrissement et d'aide aux personnes
itinérantes. Une telle mobilisation, en
émergence, rend envisageable l'édification d'un
projet éthique de lutte contre les différents
processus de
déconnexion économique,
sociale, politique et culturelle d'individus ou
de groupes sociaux des
modalités de redistribution des richesses
générées par les systèmes de la modernité et
de la mondialisation.
Quelques
données sur Toronto
Une personne sur quatre vit
sous le seuil de la pauvreté à Toronto
(ville)
-26 000 personnes
différentes ont utilisé le système
d'hébergement en 1996
-5,300 d'entre elles étaient
des enfants
Environ 4 400 (17 %) de ces personnes
sont des utilisateurs chroniques
Les utilisateurs chroniques utilisent 46
% des ressources d'hébergement
disponibles
80 000 personnes à Toronto
risquent d'utiliser le système
d'hébergement à court ou à moyen terme
si leur situation financière ne
s'améliore pas
|
Quels avantages
pour un tel rapprochement ?
Si
les deux métropoles ont, de tout temps, été aux prises avec des
problèmes de pauvreté, elles n'ont pas
nécessairement vu se mettre en place les mêmes
mécanismes de réponse. Il y a donc des
expertises spécifiques, construites dans la
tradition et l'innovation, propres au mouvement
communautaire et aux institutions publiques.
Échanger autour d'un bassin de pratiques à la
fois convergentes et divergentes permettrait un
transfert et un renforcement des expertises.
À
titre indicatif, les deux métropoles ont une
histoire relativement longue d'engagement
clérical ou communautaire en matière d'aide aux
démunis. Citons l'Accueil Bonneau et le Old
Brewery Mission pour Montréal et le Fred
Victor Mission et l'Hôpital St-Michaels à
Toronto, dont les origines remontent au 19e
siècle.
Autre
élément de convergence, les deux métropoles
voient les problèmes d'itinérance croître et
se diversifier sur leur territoire au moment où
se font sentir de façon plus marquée les effets
contraignants du développement de la
mondialisation.
Montréal
a un profil historique d'interventions auprès
des personnes itinérantes centré sur une
prestation de services caritatifs et cliniques en
termes socio-sanitaire et d'hébergement. Malgré
la présence à Montréal d'un fort mouvement de
développement économique communautaire luttant
contre la pauvreté et le sous-développement
territorial, le champ de l'itinérance a peu
profité de cette stratégie d'intervention, si
ce n'est l'exception d'expériences récentes
telles le journal l'Itinéraire et la Chorale de
l'Accueil Bonneau.
On
retrouve à Toronto le même profil historique
d'interventions qu'à Montréal, toutefois, on
relève aussi une histoire récente, riche d'une
diversité de petites initiatives pro-actives
s'inspirant du développement économique
communautaire. [1] Ces innovations sociales ont
souvent été initiées à partir d'interventions
issues du champ de la santé mentale.
Par
interventions torontoises pro-actives, il est
entendu la mise en relation de la problématique
exclusion
socio-économique , liée aux
problémes de santé mentale et d'itinérance, à
une volonté d'insertion ou de réinsertion par
l'économique. L'innovation sociale porte, entre
autres choses, sur la volonté d'autonomisation
du cadre de vie des personnes concernées en leur
donnant accès, par exemple, au marché du
travail ou à la participation citoyenne. À
Toronto, ces initiatives découlent
principalement d'interventions réalisées par
des organisations telles Dixon Hall, Ontario
Council of Alternative Businesses (OCAB), 761
Community Development Corporation (CDC), St-Christopher
House, etc.
En quoi diffère
la situation de l'itinérance entre Toronto et
Montréal ?
Fondamentalement,
la situation vécue par les personnes
itinérantes est similaire. Les différences
entre Toronto et Montréal résident dans
l'ampleur et la diversité du problème.
Montréal compte moins de personnes itinérantes
et elles forment un groupe social plus homogène.
À Toronto, des organisations spécialisées
interviennent auprès de femmes itinérantes
(projet Savard à l'intérieur du centre
d'accueil Strachan, par exemple), de personnes
réfugiées (Sojourn House), de
communautés culturelles (Hispanic Development
Council, par exemple).
Toronto
est une ville qui compte une vallée boisée (Don
Valley) à proximité du centre-ville, comme
Montréal compte un boisé important, le
Mont-Royal. Contrairement au boisé du
Mont-Royal, le boisé de Don Valley a vu au fil
des années s'établir une colonie de personnes
itinérantes. Elles y ont construit des abris de
fortune. À Montréal on ne rencontre pas
vraiment ce type d'itinérance. Tout au plus, on
y retrouve, comme à Toronto, du squatting
dans certains immeubles abandonnés du
centre-ville.
Il
n'existe pas, à date, d'organisation chargée de
l'observation en milieu métropolitain de
l'évolution de la question itinérante. Un tel
observatoire s'impose vu l'approfondissement du
phénomène et surtout en raison du glissement
qui semble s'observer vers une itinérance en
voie d'intégrer des familles entières.
Comment est-il
préférable d'intervenir pour aider les
personnes itinérantes ?
Souvent,
les institutions choisissent d'intervenir à
partir d'un aspect. L'administration
métropolitaine de Toronto, comme nombre
d'administrations métropolitaines
nord-américaines, privilégie une approche par
le logement social. En qualifiant Toronto de
capitale canadienne de l'itinérance et en
instituant un groupe de travail sur
l'itinérance, la mairie de Toronto exerce des
pressions sur le gouvernement fédéral afin que
ce dernier alloue des fonds pour la construction
de logements destinés à des individus, mais
aussi à des familles pauvres sur le point de
devenir des familles itinérantes.
Cette
approche n'est pas mauvaise en soi, mais si
l'intervention se limite à ce niveau, on ne
règle pas le problème. Il y a tout avantage à
travailler aussi les autres aspects de la
problématique : le psycho-social,
l'employabilité, les droits politiques,
l'intégration culturelle, etc. En permettant à
l'individu d'amorcer un processus d'intégration
au marché du travail, on renforce sa capacité
intégrative. En agissant sur le psycho-social,
on met en place certaines des conditions clés
pour permettre son insertion sociale et son
insertion économique. Tout est à travailler en
simultané, sinon, on érige des ghettos qui vont
accueillir une population retirée de la rue sans
pour autant lui faire quitter le monde de
l'itinérance.
L'intervention
face à l'itinérance est une intervention ayant
tout à gagner à agir sur plusieurs dimensions
à la fois. Ainsi, en schématisant à sa plus
simple expression le processus d'intervention à
partir de quatre pôles l'économique, le
social, l'hébergement et la santé il y a
tout avantage à développer des interventions
qui puissent permettre des actions simultanées
sur chacun des pôles. Il s'agit alors de lier
l'hébergement à des mesures de suivi médical,
de support psycho-social, de reliance sociale [2] et d'insertion au travail.
Évidemment,
une telle stratégie est exigeante en termes de
ressources et les organisations subventionnaires
préfèrent intervenir à partir d'une seule
dimension !
Cette approche
globale est-elle possible ?
Plusieurs
organisations ont développé des interventions
multipolaires pour des personnes itinérantes. À
titre indicatif :
Inch by Inch est une
coopérative de travail du bois dont les
coopérants sont des personnes
itinérantes ayant résidence dans une
maison d'accueil qui est en lien avec la
coopérative. On associe hébergement,
insertion au travail et reliance sociale.
Street City I & Strachan
House (Street City II) sont
des lieux d'hébergement développés par
Homes First Society pour des
personnes itinérantes qualifiées de
difficilement logeables. Le projet a
été conçu en consultation auprès de
personnes itinérantes et une équipe de
travailleurs formés de personnes
itinérantes a participé à la
conversion des deux édifices. Chaque
édifice compte sur une organisation
politique interne chargée de la gestion
des affaires de la communauté (élection
d'un maire, conseil de ville, assemblées
publiques, etc.).
A-Way express est une
entreprise à but non lucratif gérée
par des personnes aux prises avec des
problèmes de santé mentale.
L'entreprise offre un service de
livraison de courrier. Toutes les
opérations sont réalisées par des
personnes ayant des problèmes de santé
mentale. Une des forces de A-Way
est d'avoir réussi à mettre sur pied
une entreprise offrant du travail sur une
base permanente à des personnes jugées
inaptes au travail par la société.
Mixed Company travaille
avec la troupe de théâtre Cobblestone
pour réaliser du théâtre social.
L'entreprise réalise des pièces de
théâtre montrant la vie de personnes
sans-abri et la quête de logement. Le
projet intègre des personnes vivant où
ayant vécu dans l'itinérance.
Labour Link est un
projet en démarrage de Dixon Hall
afin de rendre disponible auprès de
personnes itinérantes une banque
d'emplois. Le projet consiste donc à
établir un interface entre la personne
itinérante et l'employeur, mais aussi et
surtout d'offrir un service
d'accompagnement en milieu de travail.
Comment impliquer
des itinérants dans des projets à caractère
socio-économique ?
Un
élément très important est de ne pas projeter
sur l'individu une trajectoire prédéfinie
d'intégration. En d'autres mots, il importe de
gérer ses propres attentes à l'égard de la
personne aidée, de la prendre là où elle en
est et surtout de respecter les objectifs qu'elle
s'est fixée.
On
parle aussi du respect des besoins de la
personne, d'un accompagnement adapté, d'être à
l'écoute, de faire participer la personne, de
l'impliquer dès le départ dans la démarche.
Évidemment, il s'agit de mots clés, mais qui
sont lourds de conséquence car, qu'on le veuille
ou non, la rencontre de l'intervenant et de
l'itinérant est la rencontre de deux cultures.
Dans la culture de l'itinérance, le temps est
géré de façon différente de celle de
l'intervenant qui gère son temps sur la base du
9 heures à 5 heures, du lundi au vendredi, avec
des périodes de vacances, des congés payés,
ainsi de suite. Pour l'itinérant, ce langage et
cette réalité n'existent pas ! Après 5
heures, il s'attend à avoir de l'aide, mais les
bureaux sont vides...
Un
des autres secrets est de se considérer en
situation d'apprentissage : se dire et faire
en sorte que l'on apprenne des personnes
itinérantes.
Qu'en est-il de
l'empowerment ?
L'empowerment,
où la prise en charge individuelle et
collective, est un terme utilisé haut et fort
par des intervenants et des politiciens. L'idée
de base est certainement très louable. On peut
difficilement être contre le principe puisque le
terme renvoie à une reprise en main par
l'individu de sa destinée, de son autonomie.
Mais encore faut-il que la société accepte un
transfert de pouvoir et permette une prise en
main effective. Souvent, nous nous trouvons dans
une situation où, pour telle question, des
intervenants consultent un itinérant, et cinq
minutes après, des professionnels refusent
l'accès de la même personne à un service
médical. Dans la première situation, il y a
empowerment, mais relatif puisqu'à la première
occasion le droit de citoyenneté reconnu par les
uns est balayé de la main par les autres.
La
société est pleine de contradictions de ce
type. Elle en-pouvoir ou
relie aussi vite qu'elle dés-en-pouvoir ou délie. La
reconnaissance ne s'inscrit malheureusement pas
à vie, pour ce faire, il faut une accréditation
de l'individu, laquelle est construite à partir
d'une variété de formes de capital :
symbolique, économique, social, ethnique,
sexué.
La
gestion du contrôle passe par une prise de
contrôle de différentes formes de pouvoir.
L'individu n'échappe pas à cette réalité. Or,
pour les personnes itinérantes, la perte de
pouvoir est souvent une fuite à l'égard du
pouvoir. La reprise du pouvoir exige une
réconciliation face à un outil jugé à tort ou
à raison négativement.
En guise de
conclusion : une invitation...
Une
invitation au voyage et surtout à
l'établissement de liens étroits entre les
intervenants, les chercheurs et les personnes
itinérantes de Montréal et de Toronto. Cette
mise en relation étroite est fondamentale. Les
problèmes se vivent certes localement, mais ils
le sont à l'échelle de la planète. Dans un tel
contexte, la mobilisation élargie des ressources
devient une nécessité.
Dans
cette optique nous lançons une invitation afin
que des missions s'organisent vers Montréal et
vers Toronto. Une première de ces missions a
permis à un groupe d'intervenants de Toronto de
visiter une variété d'organisations à l'hiver
1999, dont le Collectif de recherche sur
l'itinérance. Nous espérons que d'ici l'hiver
2000 une délégation de Montréal en fera de
même pour Toronto.
Jean-Marc
Fontan est professeur au département de
sociologie de l'Université du Québec à
Montréal. Il est membre du Collectif de
recherche sur l'itinérance depuis 1997 et
travaille sur des projets de recherche portant
entre autres choses sur le développement
économique communautaire et l'insertion par
l'économique.
Jacques
Tremblay est consultant en développement social.
Il dirige à Toronto une entreprise sociale de
consultation, Action Consulting. Il est
intervenu et intervient dans divers projets de
développement économique communautaire
s'adressant aux personnes itinérantes. Il a
joué un rôle clé dans la construction du
projet Street City.
Notes
[1] Le développement
économique communautaire est une stratégie de
revitalisation mise en place par des communautés
pour relancer la création de l'emploi et
l'accès à l'emploi local des personnes exclues
du marché du travail. Cette stratégie fut
initialement développée aux États-Unis au
début des années soixante pour gagner le
Canada, dont Montréal (début des années
soixante-dix) et Toronto (au cours des années
quatre-vingt). Voir Tremblay, D.G. et Fontan,
J.M., Développement économique local : la
théorie, les pratiques, les expériences,
Presses de l'Université du Québec, Sainte-Foy,
1994.
[2] La reliance exprime
la situation de recréation du lien social. Il
importe de relier ce qui a été délié.
Souvent, l'État considère que la reliance est
une opération innée, donc qui se recompose
naturellement. L'expérience pratique nous montre
que tel n'est pas le cas, la reliance est à
réapprendre, elle repose sur une resocialisation
de l'individu, mais aussi, et surtout, sur une
volonté par le milieu environnant de
resocialiser et d'intégrer l'individu en
situation de déliance. Cette partie du tableau
non plus ne va pas de soi.
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