Actes des colloques du CRI


  • La vie itinérante
    99/06/04

    Regards d'ailleurs et d'ici sur l'itinérance.


    Jacques Tremblay

    (Consultant social, Toronto)

    Jean-Marc Fontan
    (Professeur de sociologie, UQAM)
    «Itinérance et développement économique commmunautaire: portrait de l'expérience torontoise»

Introduction

L'objet de notre présentation n'est pas de rendre compte de travaux de recherche sur la question de l'itinérance, mais plutôt de mettre en commun une expertise terrain d'un consultant en développement social et d'un chercheur universitaire spécialisé en socio-économie. Par cette mise en commun, nous espérons favoriser des échanges et des collaborations au sein de la communauté des personnes préoccupées par la question de l'itinérance en vue d'un transfert réciproque d'expertises entre des intervenants et des chercheurs montréalais et torontois.

Le présent texte est construit sous la forme d'un dialogue entre les auteurs. Nous procédons à partir de questions nous permettant d'explorer l'univers torontois de l'itinérance tout en apportant un certain point de vue sur la question de l'itinérance en général.

Pourquoi un tel objectif de rapprochement entre Montréal et Toronto ?

Plusieurs raisons favorisent un tel rapprochement.

Premièrement, les deux métropoles vivent une problématique commune en matière d'itinérance. Le phénomène est certes plus marqué à Toronto, vu le plus grand nombre d'itinérants qu'on y rencontre, mais les deux villes sont à la fois sujettes à une concentration et à un alourdissement des problèmes vécus par les personnes itinérantes. De plus, les deux métropoles offrent une concentration de ressources communautaires et institutionnelles et une expertise professionnelle variée eu égard à cette question sociale. Enfin, ces deux métropoles ont une capacité d'action auprès des instances gouvernementales supérieures de par le poids politique de leurs leaders métropolitains. Il y est, plus que n'importe où ailleurs, possible d'exercer des pressions politiques pour faire en sorte que les autorités publiques et les acteurs de la société civile soient en meilleure position pour intervenir sur cette question sociale.

Deuxièmement, cette concentration rend possible une mobilisation particulière des ressources nationales pour mettre en place un mouvement social proactif en matière de lutte à l'appauvrissement et d'aide aux personnes itinérantes. Une telle mobilisation, en émergence, rend envisageable l'édification d'un projet éthique de lutte contre les différents processus de déconnexion — économique, sociale, politique et culturelle d'individus ou de groupes sociaux — des modalités de redistribution des richesses générées par les systèmes de la modernité et de la mondialisation.

Quelques données sur Toronto

Une personne sur quatre vit sous le seuil de la pauvreté à Toronto (ville)
       -26 000 personnes différentes ont utilisé le système d'hébergement en 1996
       -5,300 d'entre elles étaient des enfants
Environ 4 400 (17 %) de ces personnes sont des utilisateurs chroniques
Les utilisateurs chroniques utilisent 46 % des ressources d'hébergement disponibles


80 000 personnes à Toronto risquent d'utiliser le système d'hébergement à court ou à moyen terme si leur situation financière ne s'améliore pas

Quels avantages pour un tel rapprochement ?

Si les deux métropoles ont, de tout temps, été aux prises avec des problèmes de pauvreté, elles n'ont pas nécessairement vu se mettre en place les mêmes mécanismes de réponse. Il y a donc des expertises spécifiques, construites dans la tradition et l'innovation, propres au mouvement communautaire et aux institutions publiques. Échanger autour d'un bassin de pratiques à la fois convergentes et divergentes permettrait un transfert et un renforcement des expertises.

À titre indicatif, les deux métropoles ont une histoire relativement longue d'engagement clérical ou communautaire en matière d'aide aux démunis. Citons l'Accueil Bonneau et le Old Brewery Mission pour Montréal et le Fred Victor Mission et l'Hôpital St-Michaels à Toronto, dont les origines remontent au 19e siècle.

Autre élément de convergence, les deux métropoles voient les problèmes d'itinérance croître et se diversifier sur leur territoire au moment où se font sentir de façon plus marquée les effets contraignants du développement de la mondialisation.

Montréal a un profil historique d'interventions auprès des personnes itinérantes centré sur une prestation de services caritatifs et cliniques en termes socio-sanitaire et d'hébergement. Malgré la présence à Montréal d'un fort mouvement de développement économique communautaire luttant contre la pauvreté et le sous-développement territorial, le champ de l'itinérance a peu profité de cette stratégie d'intervention, si ce n'est l'exception d'expériences récentes telles le journal l'Itinéraire et la Chorale de l'Accueil Bonneau.

On retrouve à Toronto le même profil historique d'interventions qu'à Montréal, toutefois, on relève aussi une histoire récente, riche d'une diversité de petites initiatives pro-actives s'inspirant du développement économique communautaire. [1] Ces innovations sociales ont souvent été initiées à partir d'interventions issues du champ de la santé mentale.

Par interventions torontoises pro-actives, il est entendu la mise en relation de la problématique “ exclusion socio-économique ”, liée aux problémes de santé mentale et d'itinérance, à une volonté d'insertion ou de réinsertion par l'économique. L'innovation sociale porte, entre autres choses, sur la volonté d'autonomisation du cadre de vie des personnes concernées en leur donnant accès, par exemple, au marché du travail ou à la participation citoyenne. À Toronto, ces initiatives découlent principalement d'interventions réalisées par des organisations telles Dixon Hall, Ontario Council of Alternative Businesses (OCAB), 761 Community Development Corporation (CDC), St-Christopher House, etc.

En quoi diffère la situation de l'itinérance entre Toronto et Montréal ?

Fondamentalement, la situation vécue par les personnes itinérantes est similaire. Les différences entre Toronto et Montréal résident dans l'ampleur et la diversité du problème. Montréal compte moins de personnes itinérantes et elles forment un groupe social plus homogène. À Toronto, des organisations spécialisées interviennent auprès de femmes itinérantes (projet Savard à l'intérieur du centre d'accueil Strachan, par exemple), de personnes réfugiées (Sojourn House), de communautés culturelles (Hispanic Development Council, par exemple).

Toronto est une ville qui compte une vallée boisée (Don Valley) à proximité du centre-ville, comme Montréal compte un boisé important, le Mont-Royal. Contrairement au boisé du Mont-Royal, le boisé de Don Valley a vu au fil des années s'établir une colonie de personnes itinérantes. Elles y ont construit des abris de fortune. À Montréal on ne rencontre pas vraiment ce type d'itinérance. Tout au plus, on y retrouve, comme à Toronto, du squatting dans certains immeubles abandonnés du centre-ville.

Il n'existe pas, à date, d'organisation chargée de l'observation en milieu métropolitain de l'évolution de la question itinérante. Un tel observatoire s'impose vu l'approfondissement du phénomène et surtout en raison du glissement qui semble s'observer vers une itinérance en voie d'intégrer des familles entières.

Comment est-il préférable d'intervenir pour aider les personnes itinérantes ?

Souvent, les institutions choisissent d'intervenir à partir d'un aspect. L'administration métropolitaine de Toronto, comme nombre d'administrations métropolitaines nord-américaines, privilégie une approche par le logement social. En qualifiant Toronto de capitale canadienne de l'itinérance et en instituant un groupe de travail sur l'itinérance, la mairie de Toronto exerce des pressions sur le gouvernement fédéral afin que ce dernier alloue des fonds pour la construction de logements destinés à des individus, mais aussi à des familles pauvres sur le point de devenir des familles itinérantes.

Cette approche n'est pas mauvaise en soi, mais si l'intervention se limite à ce niveau, on ne règle pas le problème. Il y a tout avantage à travailler aussi les autres aspects de la problématique : le psycho-social, l'employabilité, les droits politiques, l'intégration culturelle, etc. En permettant à l'individu d'amorcer un processus d'intégration au marché du travail, on renforce sa capacité intégrative. En agissant sur le psycho-social, on met en place certaines des conditions clés pour permettre son insertion sociale et son insertion économique. Tout est à travailler en simultané, sinon, on érige des ghettos qui vont accueillir une population retirée de la rue sans pour autant lui faire quitter le monde de l'itinérance.

L'intervention face à l'itinérance est une intervention ayant tout à gagner à agir sur plusieurs dimensions à la fois. Ainsi, en schématisant à sa plus simple expression le processus d'intervention à partir de quatre pôles – l'économique, le social, l'hébergement et la santé – il y a tout avantage à développer des interventions qui puissent permettre des actions simultanées sur chacun des pôles. Il s'agit alors de lier l'hébergement à des mesures de suivi médical, de support psycho-social, de reliance sociale [2] et d'insertion au travail.

Évidemment, une telle stratégie est exigeante en termes de ressources et les organisations subventionnaires préfèrent intervenir à partir d'une seule dimension !

Cette approche globale est-elle possible ?

Plusieurs organisations ont développé des interventions multipolaires pour des personnes itinérantes. À titre indicatif :

  • Inch by Inch est une coopérative de travail du bois dont les coopérants sont des personnes itinérantes ayant résidence dans une maison d'accueil qui est en lien avec la coopérative. On associe hébergement, insertion au travail et reliance sociale.

  • Street City I & Strachan House (Street City II) sont des lieux d'hébergement développés par Homes First Society pour des personnes itinérantes qualifiées de difficilement logeables. Le projet a été conçu en consultation auprès de personnes itinérantes et une équipe de travailleurs formés de personnes itinérantes a participé à la conversion des deux édifices. Chaque édifice compte sur une organisation politique interne chargée de la gestion des affaires de la communauté (élection d'un maire, conseil de ville, assemblées publiques, etc.).

  • A-Way express est une entreprise à but non lucratif gérée par des personnes aux prises avec des problèmes de santé mentale. L'entreprise offre un service de livraison de courrier. Toutes les opérations sont réalisées par des personnes ayant des problèmes de santé mentale. Une des forces de A-Way est d'avoir réussi à mettre sur pied une entreprise offrant du travail sur une base permanente à des personnes jugées inaptes au travail par la société.

  • Mixed Company travaille avec la troupe de théâtre Cobblestone pour réaliser du théâtre social. L'entreprise réalise des pièces de théâtre montrant la vie de personnes sans-abri et la quête de logement. Le projet intègre des personnes vivant où ayant vécu dans l'itinérance.

  • Labour Link est un projet en démarrage de Dixon Hall afin de rendre disponible auprès de personnes itinérantes une banque d'emplois. Le projet consiste donc à établir un interface entre la personne itinérante et l'employeur, mais aussi et surtout d'offrir un service d'accompagnement en milieu de travail.

Comment impliquer des itinérants dans des projets à caractère socio-économique ?

Un élément très important est de ne pas projeter sur l'individu une trajectoire prédéfinie d'intégration. En d'autres mots, il importe de gérer ses propres attentes à l'égard de la personne aidée, de la prendre là où elle en est et surtout de respecter les objectifs qu'elle s'est fixée.

On parle aussi du respect des besoins de la personne, d'un accompagnement adapté, d'être à l'écoute, de faire participer la personne, de l'impliquer dès le départ dans la démarche. Évidemment, il s'agit de mots clés, mais qui sont lourds de conséquence car, qu'on le veuille ou non, la rencontre de l'intervenant et de l'itinérant est la rencontre de deux cultures. Dans la culture de l'itinérance, le temps est géré de façon différente de celle de l'intervenant qui gère son temps sur la base du 9 heures à 5 heures, du lundi au vendredi, avec des périodes de vacances, des congés payés, ainsi de suite. Pour l'itinérant, ce langage et cette réalité n'existent pas ! Après 5 heures, il s'attend à avoir de l'aide, mais les bureaux sont vides...

Un des autres secrets est de se considérer en situation d'apprentissage : se dire et faire en sorte que l'on apprenne des personnes itinérantes.

Qu'en est-il de l'empowerment ?

L'empowerment, où la prise en charge individuelle et collective, est un terme utilisé haut et fort par des intervenants et des politiciens. L'idée de base est certainement très louable. On peut difficilement être contre le principe puisque le terme renvoie à une reprise en main par l'individu de sa destinée, de son autonomie. Mais encore faut-il que la société accepte un transfert de pouvoir et permette une prise en main effective. Souvent, nous nous trouvons dans une situation où, pour telle question, des intervenants consultent un itinérant, et cinq minutes après, des professionnels refusent l'accès de la même personne à un service médical. Dans la première situation, il y a empowerment, mais relatif puisqu'à la première occasion le droit de citoyenneté reconnu par les uns est balayé de la main par les autres.

La société est pleine de contradictions de ce type. Elle “ en-pouvoir ” ou relie aussi vite qu'elle “ dés-en-pouvoir ” ou délie. La reconnaissance ne s'inscrit malheureusement pas à vie, pour ce faire, il faut une accréditation de l'individu, laquelle est construite à partir d'une variété de formes de capital : symbolique, économique, social, ethnique, sexué.

La gestion du contrôle passe par une prise de contrôle de différentes formes de pouvoir. L'individu n'échappe pas à cette réalité. Or, pour les personnes itinérantes, la perte de pouvoir est souvent une fuite à l'égard du pouvoir. La reprise du pouvoir exige une réconciliation face à un outil jugé à tort ou à raison négativement.

En guise de conclusion : une invitation...

Une invitation au voyage et surtout à l'établissement de liens étroits entre les intervenants, les chercheurs et les personnes itinérantes de Montréal et de Toronto. Cette mise en relation étroite est fondamentale. Les problèmes se vivent certes localement, mais ils le sont à l'échelle de la planète. Dans un tel contexte, la mobilisation élargie des ressources devient une nécessité.

Dans cette optique nous lançons une invitation afin que des missions s'organisent vers Montréal et vers Toronto. Une première de ces missions a permis à un groupe d'intervenants de Toronto de visiter une variété d'organisations à l'hiver 1999, dont le Collectif de recherche sur l'itinérance. Nous espérons que d'ici l'hiver 2000 une délégation de Montréal en fera de même pour Toronto.

Jean-Marc Fontan est professeur au département de sociologie de l'Université du Québec à Montréal. Il est membre du Collectif de recherche sur l'itinérance depuis 1997 et travaille sur des projets de recherche portant entre autres choses sur le développement économique communautaire et l'insertion par l'économique.

Jacques Tremblay est consultant en développement social. Il dirige à Toronto une entreprise sociale de consultation, Action Consulting. Il est intervenu et intervient dans divers projets de développement économique communautaire s'adressant aux personnes itinérantes. Il a joué un rôle clé dans la construction du projet Street City.


Notes

[1]

Le développement économique communautaire est une stratégie de revitalisation mise en place par des communautés pour relancer la création de l'emploi et l'accès à l'emploi local des personnes exclues du marché du travail. Cette stratégie fut initialement développée aux États-Unis au début des années soixante pour gagner le Canada, dont Montréal (début des années soixante-dix) et Toronto (au cours des années quatre-vingt). Voir Tremblay, D.G. et Fontan, J.M., Développement économique local : la théorie, les pratiques, les expériences, Presses de l'Université du Québec, Sainte-Foy, 1994.

[2]

La reliance exprime la situation de recréation du lien social. Il importe de relier ce qui a été délié. Souvent, l'État considère que la reliance est une opération innée, donc qui se recompose naturellement. L'expérience pratique nous montre que tel n'est pas le cas, la reliance est à réapprendre, elle repose sur une resocialisation de l'individu, mais aussi, et surtout, sur une volonté par le milieu environnant de resocialiser et d'intégrer l'individu en situation de déliance. Cette partie du tableau non plus ne va pas de soi.



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