Actes des colloques du CRI


  • Mythes, contraintes et pratiques
    00/06/09

    Choisir la marginalité


    Michel Simard
    Directeur général
    Centre Le Havre
    "Pour sortir des impasses de la rupture sociale :
    Un point de vue et un cheminement"

Résumé

Dans cette conférence, je vais développer la thèse du déplacement de la problématique sociale de l'enfermement institutionnel à l'enfermement dans l'errance. Ensuite, je vais montrer que si l'on veut comprendre l'errance à partir de la liberté, il nous faut passer du principe abstrait à l'expérience vécue de la liberté. Et, finalement, je vais clôturer mon exposé en soulignant trois défis, pour sortir des impasses de la rupture sociale.



INTRODUCTION

Je vais vous présenter deux choses : un point de vue et un cheminement. Le point de vue, c'est que l'errance est un enfermement, autant au niveau collectif qu'individuel. Le cheminement, ce sont les chemins empruntés, au Centre Le Havre de Trois-Rivières, pour sortir des impasses de l'errance. Commençons par placer le point de vue.


Le point de vue : l'errance est un enfermement

Le déplacement de la problématique de l'exclusion sociale

Allons-y à grands traits. Depuis, disons les trente dernières années, la problématique de l'exclusion sociale s'est déplacée à 1800 de l'enferment institutionnel à l'enfermement dans l'errance. Des signes de ce déplacement : la réduction des lits dans les hôpitaux psychiatriques, l'augmentation du nombre et de la détresse des personnes dans les refuges communautaires, l'augmentation du décrochage scolaire et l'augmentation du suicide. L'ensemble de ces indicateurs marquent le déplacement de la problématique de l'exclusion sociale de l'enfermement institutionnel à l'enfermement dans l'errance.

Prenons un peu de recul, disons 35 ans, et reportons-nous au milieu des années 60. Nous avions alors au Québec 20 700 lits dans les institutions asilaires. L'enfermement institutionnel avait perdu ses justifications. Il était devenu clair que l'institutionnalisation était un mal à combattre. Aujourd'hui, nous comptons moins de 4 000 lits d'hospitalisation en psychiatrie. C'est dire le chemin parcouru.

Mais voilà, depuis le milieu des années 70, le nombre et la détresse des personnes qui fréquentent les refuges et les centres de jours communautaires ne cessent de croître, et cela un peu partout au Québec. D'un autre côté, le taux très élevé de décrochage scolaire au secondaire, surtout chez les garçons, est très préoccupant. Et, rupture radicale, la hausse des suicides questionne le sens de notre vie commune. Tous ces signes, à mon avis, ont un point commun, ils peuvent être lus comme des indicateurs d'un déplacement à 1800 de la problématique de l'exclusion sociale au cours des 35 dernières années de l'enfermement institutionnel à l'enfermement dans l'errance.

Je sais bien que l'errance n'est pas spontanément perçue comme un enfermement. Et que cela appel certaines précisions. J'aimerais suggérer que c'est un enfermement par défaut. Par défaut de trouver sa place dans le monde. De cela, on peut aligner les raisons qui font que de plus en plus de gens ne trouvent pas de place ou perdent leur place dans la société et se retrouvent ainsi coincés dans l'errance. Et, de cette non-position, basculent dans la pauvreté extrême, où la vie ne semble offrir que la nécessité : nécessité de manger, nécessité de dormir, nécessité de se protéger du froid et nécessité de se protéger des humiliations. Ces raisons sont multiples, nous le savons. Mais abordons les choses sous un autre angle. Partons de l'expérience vécue de cette liberté captive dans l'errance.

L'expérience de l'errance : l'impuissance vécue de la liberté

Il y a quelques années, j'ai observé certains points communs qui structuraient l'expérience des personnes que je rencontrais quotidiennement en hébergement d'urgence. J'en ai identifié trois : le vide, la vulnérabilité et l'impuissance.

Le vide

Le vide, c'est l'expérience de la perte des repères identitaires appréhendée comme permanente. La personne se sent perdue et désorientée au fond d'elle-même. Elle ne peut se référer à aucun point d'origine positif fondateur de son appartenance au monde, à partir duquel elle pourrait envisager se relier aux autres et partager une reconnaissance mutuelle. Lorsqu'elle plonge en elle-même, elle se sent aspirée dans un vide. C'est la première composante de l'expérience de l'errance : l'angoisse du vide.

La vulnérabilité

Au niveau psychologique, l'équilibre émotionnel repose sur l'estime de soi. Or, l'estime de soi est un socle bien fragile, car il est fait de croyances, elles-mêmes façonnées et validées par le regard des autres. Dès lors, on comprend que la personne en situation d'errance, a bien du mal à maintenir intact la croyance en sa valeur personnelle, en dépit de la réalité qui ne cesse de lui projeter une image d'inutilité, de non-désirabilité, voire de nuisance, de poids pour les autres. La moindre remarque ou question un peu directe peut déclencher une violente émotion de rejet ou d'humiliation. La personne en vient à éviter le plus possible les situations à risque. Ce qui contribue à son isolement qu'à la fois, elle recherche et fuit. Lorsqu'elle ne trouve aucun appui autour d'elle et qu'elle sent son équilibre fragile menacé, elle bascule dans un sentiment d'impuissance et de détresse profonde qui signe sa vulnérabilité. Il faudrait aussi ajouter ici la vulnérabilité financière qui tient la personne bien à l'étroit dans ses choix ; toujours sous la menace de la rupture, de la nécessité et de l'humiliation.

L'impuissance

L'imaginaire populaire nous offre une représentation de l'errance comme aventure ou initiation. L'errance y apparaît comme un voyage sans but ni repère précis qui n'a de sens que dans l'aventure elle-même ; dans les découvertes qu'elle permet au hasard des rencontres et des événements. Au fond, elle est pure liberté et abandon à la vie qui passe. Et peut être, au fond, est-elle plus vraie, plus réelle que notre façon de vivre ordonnée, planifiée et finalement contrôlée ? Malheureusement, cela n'a rien à voir avec la réalité vécue de l'errance, telle qu'on la rencontre aujourd'hui dans les rues ou les hébergements d'urgence. Pour vivre ainsi l'aventure comme une initiation à la liberté, cela suppose au préalable un enracinement culturel profond. On ne peut dépasser ce dont on est privé. On retrouve ici le paradoxe de la liberté si bien démontré par les travaux de Bolby et Harlow sur l'attachement : l'enfant est d'autant plus libre de se détacher de son milieu familial, que les liens d'attachement aux parents ont été préalablement bien soudés. Quoi qu'il en soit, dans l'errance, la personne se trouve vulnérable, coincée au centre de rien, bloquée dans son processus identitaire, incapable de se relier significativement au monde qui l'entoure. À proprement parler, elle ne va nulle part, parce que toutes les directions apparaissent sans issue. L'errance n'est pas une aventure, mais un enfermement. Mais, pour bien saisir la détresse de cette expérience, nous devons dépasser le point de vue structurel et déplacer notre attention sur la dynamique dysfonctionnelle qu'elle engendre.

Une dynamique dysfonctionnelle

Cette dynamique s'élabore sur un fond de méfiance nourrie de trahisons, de violences et de désespoir du lien social. Elle prend racine dans un conflit insoluble interne à la liberté elle-même. D'un côté l'errance est choisie et de l'autre elle est refusée. D'un côté comme de l'autre, les motifs sont attachés à des valeurs vitales. De la force de ce conflit naît un rapport faussé et violent à soi et au monde. Bloquée dans le manque, sans possibilité de trouver dans le monde un point d'appui, un point d'origine et d'ancrage qui permette la confiance, le cheminement, la réparation et le retour, le va-et-vient de l'être ; la personne cherche appui. Elle cherche appui dans la consommation compulsive d'affection, de drogue, d'alcool ou de n'importe quoi qui puisse colmater la brèche, même dans le délire où elle reconstruit le monde et redéfinit son rapport et s'attribue une position centrale à la fois restauratrice et destructrice, parce que hors d'atteinte des repères et des pouvoirs de la raison. Un rapport compulsif dont la fonction n'a rien à voir avec l'élaboration et l'affirmation de l'identité. Au contraire, elle oscille brutalement entre la fixation anxieuse et exaltante d'une plénitude attendue encore une fois, malgré les déceptions si souvent répétées, peut-être même à cause d'elle : attente d'un soulagement d'une souffrance invivable qui met en péril un équilibre déjà extrêmement précaire, attente aussi d'une plénitude qui viendrait compenser un manque d'être. Et, une fixation dépressive sur le vide infini, impossible à combler. Fixations qui cherchent à se déprendre par la force du remords, de la haine, de la rage et du ressentiment. Comment sortir de cette errance dysfonctionnelle ? Bien souvent, trop souvent, la sortie est brutale. C'est par la violence que la personne est arrachée à ces fixations compulsives.

L'errance est une souffrance existentielle profonde. Alors que certains, de plus en plus nombreux, se tournent vers la rue et “ choisissent ” la rupture pour échapper au désespoir du lien social, d'autres s'enlèvent la vie. Et beaucoup oscillent entre les deux. Mais dans l'un et l'autre cas, choix toujours lourdement chargé d'impuissance.

Le cheminement

Depuis plus de dix ans, au Centre Le Havre de Trois-Rivières, nous avons cheminé avec les personnes coincées dans les impasses de l'errance sur trois chemins. Trois chemins qui demeurent encore aujourd'hui, nos points de repères.

L'accueil des personnes en situation d'urgence sociale

Dans un monde où le risque de rupture et de désaffiliation sociale est très élevé, nous devons penser l'organisation des services en conséquence. Il faut aménager des structures d'accueil dans des contextes d'urgence sociale afin de réduire les risques reliés aux situations de rupture et de permettre aux personnes de reconquérir leur intégrité. Cela est absolument nécessaire et incontournable. À cet égard, je crois que la formule des refuges de nuit, héritière du monde industriel de la fin du XIXè siècle est aujourd'hui dépassée.

L'accompagnement continue des personnes les plus vulnérables et démunies

L'essentiel ici, c'est de dépasser la logique des services et de centrer l'attention et la disponibilité des intervenants sur les besoins et les objectifs des personnes, dans une alliance qui favorise la reconnaissance mutuelle.

L'amélioration des conditions de vie et le soutien à la participation sociale

L'accueil et l'accompagnement des personnes vulnérables et démunies coincées dans l'errance exigent l'intégration de la santé et du social. Pour s'engager sur l'autre chemin, il faut faire un pas de plus. Il faut intégrer le politique. Il ne s'agit plus seulement de permettre à la personne de reconquérir son intégrité et son identité, mais aussi sa pleine citoyenneté.



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