Résumé
Dans cette
conférence, je vais développer la thèse du
déplacement de la problématique sociale de
l'enfermement institutionnel à l'enfermement
dans l'errance. Ensuite, je vais montrer que si
l'on veut comprendre l'errance à partir de la
liberté, il nous faut passer du principe
abstrait à l'expérience vécue de la liberté.
Et, finalement, je vais clôturer mon exposé en
soulignant trois défis, pour sortir des impasses
de la rupture sociale.
INTRODUCTION
Je vais vous
présenter deux choses : un point de vue et
un cheminement. Le point de vue, c'est que
l'errance est un enfermement, autant au niveau
collectif qu'individuel. Le cheminement, ce sont
les chemins empruntés, au Centre Le Havre de
Trois-Rivières, pour sortir des impasses de
l'errance. Commençons par placer le point de
vue.
Le
point de vue : l'errance est un enfermement
Le déplacement de la
problématique de l'exclusion sociale
Allons-y à grands
traits. Depuis, disons les trente dernières
années, la problématique de l'exclusion sociale
s'est déplacée à 1800 de
l'enferment institutionnel à l'enfermement dans
l'errance. Des signes de ce déplacement :
la réduction des lits dans les hôpitaux
psychiatriques, l'augmentation du nombre et de la
détresse des personnes dans les refuges
communautaires, l'augmentation du décrochage
scolaire et l'augmentation du suicide. L'ensemble
de ces indicateurs marquent le déplacement de la
problématique de l'exclusion sociale de
l'enfermement institutionnel à l'enfermement
dans l'errance.
Prenons un peu de
recul, disons 35 ans, et reportons-nous au milieu
des années 60. Nous avions alors au Québec
20 700 lits dans les institutions asilaires.
L'enfermement institutionnel avait perdu ses
justifications. Il était devenu clair que
l'institutionnalisation était un mal à
combattre. Aujourd'hui, nous comptons moins de
4 000 lits d'hospitalisation en psychiatrie.
C'est dire le chemin parcouru.
Mais voilà, depuis
le milieu des années 70, le nombre et la
détresse des personnes qui fréquentent les
refuges et les centres de jours communautaires ne
cessent de croître, et cela un peu partout au
Québec. D'un autre côté, le taux très élevé
de décrochage scolaire au secondaire, surtout
chez les garçons, est très préoccupant. Et,
rupture radicale, la hausse des suicides
questionne le sens de notre vie commune. Tous ces
signes, à mon avis, ont un point commun, ils
peuvent être lus comme des indicateurs d'un
déplacement à 1800 de la
problématique de l'exclusion sociale au cours
des 35 dernières années de l'enfermement
institutionnel à l'enfermement dans l'errance.
Je sais bien que
l'errance n'est pas spontanément perçue comme
un enfermement. Et que cela appel certaines
précisions. J'aimerais suggérer que c'est un
enfermement par défaut. Par défaut de trouver
sa place dans le monde. De cela, on peut aligner
les raisons qui font que de plus en plus de gens
ne trouvent pas de place ou perdent leur place
dans la société et se retrouvent ainsi coincés
dans l'errance. Et, de cette non-position,
basculent dans la pauvreté extrême, où la vie
ne semble offrir que la nécessité :
nécessité de manger, nécessité de dormir,
nécessité de se protéger du froid et
nécessité de se protéger des humiliations. Ces
raisons sont multiples, nous le savons. Mais
abordons les choses sous un autre angle. Partons
de l'expérience vécue de cette liberté captive
dans l'errance.
L'expérience de
l'errance : l'impuissance vécue de la
liberté
Il y a quelques
années, j'ai observé certains points communs
qui structuraient l'expérience des personnes que
je rencontrais quotidiennement en hébergement
d'urgence. J'en ai identifié trois : le
vide, la vulnérabilité et l'impuissance.
Le vide
Le vide, c'est
l'expérience de la perte des repères
identitaires appréhendée comme permanente. La
personne se sent perdue et désorientée au fond
d'elle-même. Elle ne peut se référer à aucun
point d'origine positif fondateur de son
appartenance au monde, à partir duquel elle
pourrait envisager se relier aux autres et
partager une reconnaissance mutuelle. Lorsqu'elle
plonge en elle-même, elle se sent aspirée dans
un vide. C'est la première composante de
l'expérience de l'errance : l'angoisse du
vide.
La vulnérabilité
Au niveau
psychologique, l'équilibre émotionnel repose
sur l'estime de soi. Or, l'estime de soi est un
socle bien fragile, car il est fait de croyances,
elles-mêmes façonnées et validées par le
regard des autres. Dès lors, on comprend que la
personne en situation d'errance, a bien du mal à
maintenir intact la croyance en sa valeur
personnelle, en dépit de la réalité qui ne
cesse de lui projeter une image d'inutilité, de
non-désirabilité, voire de nuisance, de poids
pour les autres. La moindre remarque ou question
un peu directe peut déclencher une violente
émotion de rejet ou d'humiliation. La personne
en vient à éviter le plus possible les
situations à risque. Ce qui contribue à son
isolement qu'à la fois, elle recherche et fuit.
Lorsqu'elle ne trouve aucun appui autour d'elle
et qu'elle sent son équilibre fragile menacé,
elle bascule dans un sentiment d'impuissance et
de détresse profonde qui signe sa
vulnérabilité. Il faudrait aussi ajouter ici la
vulnérabilité financière qui tient la personne
bien à l'étroit dans ses choix ; toujours
sous la menace de la rupture, de la nécessité
et de l'humiliation.
L'impuissance
L'imaginaire
populaire nous offre une représentation de
l'errance comme aventure ou initiation. L'errance
y apparaît comme un voyage sans but ni repère
précis qui n'a de sens que dans l'aventure
elle-même ; dans les découvertes qu'elle permet
au hasard des rencontres et des événements. Au
fond, elle est pure liberté et abandon à la vie
qui passe. Et peut être, au fond, est-elle plus
vraie, plus réelle que notre façon de vivre
ordonnée, planifiée et finalement
contrôlée ? Malheureusement, cela n'a rien
à voir avec la réalité vécue de l'errance,
telle qu'on la rencontre aujourd'hui dans les
rues ou les hébergements d'urgence. Pour vivre
ainsi l'aventure comme une initiation à la
liberté, cela suppose au préalable un
enracinement culturel profond. On ne peut
dépasser ce dont on est privé. On retrouve ici
le paradoxe de la liberté si bien démontré par
les travaux de Bolby et Harlow sur
l'attachement : l'enfant est d'autant plus
libre de se détacher de son milieu familial, que
les liens d'attachement aux parents ont été
préalablement bien soudés. Quoi qu'il en soit,
dans l'errance, la personne se trouve
vulnérable, coincée au centre de rien, bloquée
dans son processus identitaire, incapable de se
relier significativement au monde qui l'entoure.
À proprement parler, elle ne va nulle part,
parce que toutes les directions apparaissent sans
issue. L'errance n'est pas une aventure, mais un
enfermement. Mais, pour bien saisir la détresse
de cette expérience, nous devons dépasser le
point de vue structurel et déplacer notre
attention sur la dynamique dysfonctionnelle
qu'elle engendre.
Une dynamique
dysfonctionnelle
Cette dynamique
s'élabore sur un fond de méfiance nourrie de
trahisons, de violences et de désespoir du lien
social. Elle prend racine dans un conflit
insoluble interne à la liberté elle-même. D'un
côté l'errance est choisie et de l'autre elle
est refusée. D'un côté comme de l'autre, les
motifs sont attachés à des valeurs vitales. De
la force de ce conflit naît un rapport faussé
et violent à soi et au monde. Bloquée dans le
manque, sans possibilité de trouver dans le
monde un point d'appui, un point d'origine et
d'ancrage qui permette la confiance, le
cheminement, la réparation et le retour, le
va-et-vient de l'être ; la personne cherche
appui. Elle cherche appui dans la consommation
compulsive d'affection, de drogue, d'alcool ou de
n'importe quoi qui puisse colmater la brèche,
même dans le délire où elle reconstruit le
monde et redéfinit son rapport et s'attribue une
position centrale à la fois restauratrice et
destructrice, parce que hors d'atteinte des
repères et des pouvoirs de la raison. Un rapport
compulsif dont la fonction n'a rien à voir avec
l'élaboration et l'affirmation de l'identité.
Au contraire, elle oscille brutalement entre la
fixation anxieuse et exaltante d'une plénitude
attendue encore une fois, malgré les déceptions
si souvent répétées, peut-être même à cause
d'elle : attente d'un soulagement d'une
souffrance invivable qui met en péril un
équilibre déjà extrêmement précaire, attente
aussi d'une plénitude qui viendrait compenser un
manque d'être. Et, une fixation dépressive sur
le vide infini, impossible à combler. Fixations
qui cherchent à se déprendre par la force du
remords, de la haine, de la rage et du
ressentiment. Comment sortir de cette errance
dysfonctionnelle ? Bien souvent, trop
souvent, la sortie est brutale. C'est par la
violence que la personne est arrachée à ces
fixations compulsives.
L'errance est une
souffrance existentielle profonde. Alors que
certains, de plus en plus nombreux, se tournent
vers la rue et
choisissent la rupture
pour échapper au désespoir du lien social,
d'autres s'enlèvent la vie. Et beaucoup
oscillent entre les deux. Mais dans l'un et
l'autre cas, choix toujours lourdement chargé
d'impuissance.
Le cheminement
Depuis plus de dix
ans, au Centre Le Havre de Trois-Rivières, nous
avons cheminé avec les personnes coincées dans
les impasses de l'errance sur trois chemins.
Trois chemins qui demeurent encore aujourd'hui,
nos points de repères.
L'accueil des
personnes en situation d'urgence sociale
Dans un monde où le
risque de rupture et de désaffiliation sociale
est très élevé, nous devons penser
l'organisation des services en conséquence. Il
faut aménager des structures d'accueil dans des
contextes d'urgence sociale afin de réduire les
risques reliés aux situations de rupture et de
permettre aux personnes de reconquérir leur
intégrité. Cela est absolument nécessaire et
incontournable. À cet égard, je crois que la
formule des refuges de nuit, héritière du monde
industriel de la fin du XIXè siècle
est aujourd'hui dépassée.
L'accompagnement
continue des personnes les plus vulnérables et
démunies
L'essentiel ici,
c'est de dépasser la logique des services et de
centrer l'attention et la disponibilité des
intervenants sur les besoins et les objectifs des
personnes, dans une alliance qui favorise la
reconnaissance mutuelle.
L'amélioration des
conditions de vie et le soutien à la
participation sociale
L'accueil et
l'accompagnement des personnes vulnérables et
démunies coincées dans l'errance exigent
l'intégration de la santé et du social. Pour
s'engager sur l'autre chemin, il faut faire un
pas de plus. Il faut intégrer le politique. Il
ne s'agit plus seulement de permettre à la
personne de reconquérir son intégrité et son
identité, mais aussi sa pleine citoyenneté.
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