Actes des colloques du CRI


  • La vie itinérante
    99/06/04

    De l'individu à l'environnement, la question des liens.


    Mario Poirier
    (
    Professeur de psychologie,Télé-Université, Université du Québec)

    « La mendicité et l'interaction avec les passants»

De toutes les activités des itinérants, la mendicité est celle qui suscite depuis toujours le plus de réactions de la part des citoyens, des décideurs et des institutions. Elle est à la source d'efforts constants de prohibition, de réglementation, de mesures. S'il y a harcèlement et punition, il y a aussi, parfois, des mouvements personnels et institutionnels de sympathie et de charité. Les contradictions pleuvent dans l'univers du contrôle social : ainsi, à titre d'exemple, alors même que la ville de San Francisco examinait en 1999 un règlement qui aurait permis aux itinérants de se munir d'un appareil informatisé de collecte pour accepter les cartes de crédit et de débit, la ville de Calgary étudiait simultanément un règlement visant à interdire la présence de tout mendiant à dix mètres des guichets bancaires automatiques.



La mendicité s'inscrit dans les nombreuses stratégies de débrouillardise des itinérants urbains. Il faut la concevoir comme étant une “ ressource ” pour l'itinérant, qui s'ajoute par exemple à l'utilisation des lieux d'hébergement, des soupes populaires, des organismes d'aide. La mendicité introduit toutefois deux éléments distinctifs : tout d'abord, c'est une stratégie dynamique dans un créneau économique précis qui place en quelque sorte l'itinérant en compétition avec ses collègues pour un territoire rentable et, d'autre part, c'est un processus d'interaction et de séduction avec des inconnus perçus comme étant assez riches pour aider. Bref, la mendicité demande des ressources : celles liées au savoir du mendiant, qui doit se placer au bon endroit et développer un marketing adéquat, et celles liées aux richesses du passant, propulsé de facto au rang de client.



On pourrait être tenté de ne voir stratégie et débrouillardise que chez l'itinérant ; le passant, pur comme neige, ne s'abaisserait pas à calculer l'interaction avec le mendiant. Mais est-ce bien le cas ? La mendicité nous place, dit Levi-Strauss (Tristes Tropiques) dans une réelle position de dette : Comment refuser la supplique du déshérité ? Comment ne pas écouter sa requête ? Comment passer son chemin sans faire un geste pour celui qui nous reconnaît clairement comme étant la personne favorisée qui peut le dépanner ? Mais cette dette, qu'allons-nous en faire ? Comment allons-nous la gérer ? Allons-nous devoir sans cesse en payer les intérêts, en rembourser le capital ? Allons-nous pouvoir quelquefois y échapper ? C'est ainsi que naissent les réactions stratégiques du passant, la mobilisation de ses défenses : comment passer son chemin sans sembler voir l'itinérant, comment le contourner discrètement, comment hocher rapidement de la tête en accélérant le pas, comment dire non en justifiant plus ou moins ce non.



Tout calcul a ses raisons, même déraisonnables. S'il ne désire pas distribuer aléatoirement sa richesse au gré des rencontres avec les mendiants, le citoyen urbain risque fort de se constituer un petit répertoire, plus ou moins conscient, de ceux à qui il peut donner. Doit-il donner aux jeunes, aux vieux, à ceux qui semblent handicapés, à ceux qui sont propres et polis, à ceux qui insistent, à ceux qui semblent sobres, à ceux qui demandent poliment, à ceux qui semblent capables d'expliquer leur dénuement ? À qui donner ? Et pourquoi ? D'autre part, quelle est la finalité du don ? Que fera l'itinérant de l'argent reçu ? Va-t-il l'économiser, le partager, l'utiliser pour s'acheter de la nourriture ? Va-t-il s'en servir pour acheter de l'alcool, de la drogue ? Bref, l'argent donné sera-t-il utilisé sagement ou détourné et dilapidé ? Sera-t-il utile ou nuisible à la personne ? On voit par ces questions que l'interaction entre le mendiant et le passant n'est pas que chargée de difficultés et de craintes pour le premier acteur. La mendicité remet aussi en question le second, du moins le temps qu'il développe ses automatismes de comportement.



Pourquoi s'acharner à rendre complexe une aussi simple demande ? Ou l'est-elle, si simple ? Au coeur de l'angoisse produite par la mendicité, et qui suscite une pléthore de stratégies pour la contrer, on peut retrouver un certain nombre de constantes : la pitié puis la colère que génère une souffrance qui nous rejoint et qui nous dérange ; la frustration devant notre propre impuissance liée à l'incertitude de pouvoir contrôler “ utilement ” le comportement du mendiant ; la peur de l'inquiétante étrangeté de l'itinérant et parfois la peur d'une agressivité que nous croyons présente là où il n'y a généralement que de la résignation. L'angoisse est mère de bien des inventions et soeur de toutes les fuites. Un puissant moyen d'y remédier est de “ recadrer ” l'interaction, en se représentant le mendiant non plus comme faible et opprimé mais comme un menteur et un manipulateur. Le passant se dit que l'itinérant doit gagner bien de l'argent avec la mendicité, ou qu'il ne s'en servira que pour se “ défoncer ”. Il se dit que l'itinérant ne veut pas vraiment s'en sortir, qu'il fait plus ou moins exprès pour vivre dans la rue. Il se dit que l'itinérant n'est pas si doux et faible qu'il le paraît mais qu'il est plutôt fort agressif, harcelant, dangereux. Une telle rhétorique apaise le passant, lui redonne bonne conscience, lui permet de continuer à se croire malgré tout charitable, si charitable peut-être qu'il refusera dorénavant de donner de l'argent...par véritable souci d'aider l'itinérant. Zéro devient alors le don optimal, la charité de degré supérieur.



Un panel de citoyens à Salt Lake City a tenté récemment de dégager une ligne conductrice qui puisse s'appliquer à l'ensemble des citoyens “ bien intentionnés ”. Le panel a déterminé qu'il faut être charitable avec les personnes ayant des problèmes physiques et mentaux évidents, avec les femmes et les enfants, avec les pauvres qui demandent une aide pour le transport à une ressource d'aide, avec ceux qui semblent désireux de travailler. Par contre, il faut éviter d'aider ceux qui semblent demander chroniquement de l'argent sans motif valable, ceux qui refusent les services disponibles, ceux qui ont une apparence ou une conduite agressive. De telles initiatives pour distinguer entre les bons et les mauvais mendiants, et aussi entre les aptes à s'aider et les inaptes qu'il faut aider, n'ont rien de nouveau : on les voit réapparaître régulièrement depuis le Moyen-Âge, et ce, même dans les politiques sociales qui semblent les plus progressistes.




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