De toutes les
activités des itinérants, la mendicité est
celle qui suscite depuis toujours le plus de
réactions de la part des citoyens, des
décideurs et des institutions. Elle est à la
source d'efforts constants de prohibition, de
réglementation, de mesures. S'il y a
harcèlement et punition, il y a aussi, parfois,
des mouvements personnels et institutionnels de
sympathie et de charité. Les contradictions
pleuvent dans l'univers du contrôle
social : ainsi, à titre d'exemple, alors
même que la ville de San Francisco examinait en
1999 un règlement qui aurait permis aux
itinérants de se munir d'un appareil
informatisé de collecte pour accepter les cartes
de crédit et de débit, la ville de Calgary
étudiait simultanément un règlement visant à
interdire la présence de tout mendiant à dix
mètres des guichets bancaires automatiques.
La
mendicité s'inscrit dans les nombreuses
stratégies de débrouillardise des itinérants
urbains. Il faut la concevoir comme étant une
ressource pour
l'itinérant, qui s'ajoute par exemple à
l'utilisation des lieux d'hébergement, des
soupes populaires, des organismes d'aide. La
mendicité introduit toutefois deux éléments
distinctifs : tout d'abord, c'est une
stratégie dynamique dans un créneau économique
précis qui place en quelque sorte l'itinérant
en compétition avec ses collègues pour un
territoire rentable et, d'autre part, c'est un
processus d'interaction et de séduction avec des
inconnus perçus comme étant assez riches pour
aider. Bref, la mendicité demande des
ressources : celles liées au savoir du
mendiant, qui doit se placer au bon endroit et
développer un marketing adéquat, et celles
liées aux richesses du passant, propulsé de
facto au rang de client.
On
pourrait être tenté de ne voir stratégie et
débrouillardise que chez l'itinérant ; le
passant, pur comme neige, ne s'abaisserait pas à
calculer l'interaction avec le mendiant. Mais
est-ce bien le cas ? La mendicité nous
place, dit Levi-Strauss (Tristes Tropiques)
dans une réelle position de dette :
Comment refuser la supplique du
déshérité ? Comment ne pas écouter sa
requête ? Comment passer son chemin sans
faire un geste pour celui qui nous reconnaît
clairement comme étant la personne favorisée
qui peut le dépanner ? Mais cette dette,
qu'allons-nous en faire ? Comment
allons-nous la gérer ? Allons-nous devoir
sans cesse en payer les intérêts, en rembourser
le capital ? Allons-nous pouvoir quelquefois
y échapper ? C'est ainsi que naissent les
réactions stratégiques du passant, la
mobilisation de ses défenses : comment
passer son chemin sans sembler voir l'itinérant,
comment le contourner discrètement, comment
hocher rapidement de la tête en accélérant le
pas, comment dire non en justifiant plus ou moins
ce non.
Tout
calcul a ses raisons, même déraisonnables. S'il
ne désire pas distribuer aléatoirement sa
richesse au gré des rencontres avec les
mendiants, le citoyen urbain risque fort de se
constituer un petit répertoire, plus ou moins
conscient, de ceux à qui il peut donner. Doit-il
donner aux jeunes, aux vieux, à ceux qui
semblent handicapés, à ceux qui sont propres et
polis, à ceux qui insistent, à ceux qui
semblent sobres, à ceux qui demandent poliment,
à ceux qui semblent capables d'expliquer leur
dénuement ? À qui donner ? Et
pourquoi ? D'autre part, quelle est la
finalité du don ? Que fera l'itinérant de
l'argent reçu ? Va-t-il l'économiser, le
partager, l'utiliser pour s'acheter de la
nourriture ? Va-t-il s'en servir pour
acheter de l'alcool, de la drogue ? Bref,
l'argent donné sera-t-il utilisé sagement ou
détourné et dilapidé ? Sera-t-il utile ou
nuisible à la personne ? On voit par ces
questions que l'interaction entre le mendiant et
le passant n'est pas que chargée de difficultés
et de craintes pour le premier acteur. La
mendicité remet aussi en question le second, du
moins le temps qu'il développe ses automatismes
de comportement.
Pourquoi
s'acharner à rendre complexe une aussi simple
demande ? Ou l'est-elle, si simple ? Au
coeur de l'angoisse produite par la mendicité,
et qui suscite une pléthore de stratégies pour
la contrer, on peut retrouver un certain nombre
de constantes : la pitié puis la colère
que génère une souffrance qui nous rejoint et
qui nous dérange ; la frustration devant
notre propre impuissance liée à l'incertitude
de pouvoir contrôler
utilement le comportement
du mendiant ; la peur de l'inquiétante
étrangeté de l'itinérant et parfois la peur
d'une agressivité que nous croyons présente là
où il n'y a généralement que de la
résignation. L'angoisse est mère de bien des
inventions et soeur de toutes les fuites. Un
puissant moyen d'y remédier est de
recadrer l'interaction,
en se représentant le mendiant non plus comme
faible et opprimé mais comme un menteur et un
manipulateur. Le passant se dit que l'itinérant
doit gagner bien de l'argent avec la mendicité,
ou qu'il ne s'en servira que pour se
défoncer . Il se dit que
l'itinérant ne veut pas vraiment s'en sortir,
qu'il fait plus ou moins exprès pour vivre dans
la rue. Il se dit que l'itinérant n'est pas si
doux et faible qu'il le paraît mais qu'il est
plutôt fort agressif, harcelant, dangereux. Une
telle rhétorique apaise le passant, lui redonne
bonne conscience, lui permet de continuer à se
croire malgré tout charitable, si charitable
peut-être qu'il refusera dorénavant de donner
de l'argent...par véritable souci d'aider
l'itinérant. Zéro devient alors le don optimal,
la charité de degré supérieur.
Un
panel de citoyens à Salt Lake City a tenté
récemment de dégager une ligne conductrice qui
puisse s'appliquer à l'ensemble des citoyens
bien intentionnés . Le
panel a déterminé qu'il faut être charitable
avec les personnes ayant des problèmes physiques
et mentaux évidents, avec les femmes et les
enfants, avec les pauvres qui demandent une aide
pour le transport à une ressource d'aide, avec
ceux qui semblent désireux de travailler. Par
contre, il faut éviter d'aider ceux qui semblent
demander chroniquement de l'argent sans motif
valable, ceux qui refusent les services
disponibles, ceux qui ont une apparence ou une
conduite agressive. De telles initiatives pour
distinguer entre les bons et les mauvais
mendiants, et aussi entre les aptes à s'aider et
les inaptes qu'il faut aider, n'ont rien de
nouveau : on les voit réapparaître
régulièrement depuis le Moyen-Âge, et ce,
même dans les politiques sociales qui semblent
les plus progressistes. |