Résumé
Les
pratiques de sociabilité des jeunes de la rue de
Montréal ne sont pas très différentes de
celles des jeunes de la rue fréquentant Toronto
et Ottawa. Mathews ( 1994 : 121 )
et Caputo et coll. ( 1994b :
18-19 ) ont observé une tendance à
reproduire le schéma familial dans leurs
relations d'amitié entre pairs sans
nécessairement assurer une stabilité dans ces
relations. Fuir une famille ou un milieu qui ne
répond pas à ses désirs d'identification ne
résout pas pour autant le problème du manque
( absence de place sociale ). C'est
pourquoi, la projection familialiste des rapports
sociaux dans le groupe de pairs représenterait
un soutien d'identification permettant au jeune
d'échapper à la famille réelle ( Taracena
et Tavera, 1998 : 78 ; Blanc,
1994 : 41 ). Mais, la société n'est
pas une famille. Bien que le groupe puisse
procurer un réel sentiment de protection
nécessaire à l'adolescence, la projection
familialiste opérée inconsciemment par ces
jeunes constitue ce que Mendel ( 1992 )
appelle une régression
psychofamilialiste qui peut
verrouiller les rapports sociaux avec des adultes
assimilés à l'autorité parentale
potentiellement menaçante pour la
famille de jeunes de la
rue . Ce phénomène de projection
familialiste peut aussi donner un sens aux modes
privatifs d'appropriation de l'espace public par
ces jeunes qui disent se sentir chez
eux dans la rue ;
structurant ainsi un imaginaire de l'autonomie
naturelle ( Parazelli, 1998 ). Étant
donné l'évacuation systématique des jeunes de
la rue de leurs lieux d'appartenance dans le
contexte de revitalisation urbaine du
centre-ville de Montréal et ce, surtout depuis
1994, les contraintes répressives ont contribué
à déstructurer leur potentiel de socialisation.
De plus, les jeunes de la rue, souvent perçus
comme des nuisances au développement économique
urbain, n'ont pas d'espace démocratique de
revendication de leurs droits urbains. Confinés
dans le champ de l'infra-politique, les
jeunes de la rue ne peuvent développer une
véritable autonomie sociale en accédant au
statut de sujet tel que défini par Touraine
( 1994 ) et que l'on désigne aussi par
la citoyenneté. Afin
de proposer une alternative à la répression et
au repli familialiste, une expérience pilote de
socialisation démocratique a été réalisée et
soumise à l'évaluation pendant une année
( avril 1998 mars 1999 ). Il
s'agit d'une forme d'action communautaire
développant l'autonomie sociale d'une vingtaine
de jeunes montréalais de la rue dans le contexte
d'un exercice actif de la citoyenneté.
L'organisation de cette forme d'action collective
s'inspire des travaux de recherche appliquée de
la sociopsychanalyse qui vise à développer le
mouvement d'appropriation de
l'acte en tentant d'atténuer les
inhibitions liées aux projections familialistes
inconscientes. À l'aide d'une équipe de
médiation, des échanges intra-collectifs
mensuels et inter-collectifs se sont déroulés
selon des règles d'interaction communes au sein
d'un cadre de concertation et de négociation
entre quatre groupes qui communiquaient entre eux
par des messages écrits et transmis par une
équipe de médiation. Ces groupes étaient
constitués des jeunes de la rue ( 2
groupes ), des conseillers municipaux de la
Ville de Montréal et des intervenants jeunesse.
Les principes, le mode d'organisation et quelques
résultats d'évaluation de cette action sont
décrits.
Introduction
Être chez soi
dehors est le sentiment exprimé par
plusieurs jeunes de la rue qui se définissent en
fonction d'une forte appartenance identitaire au
milieu de la rue, lui-même investi de valeurs de
transgression, de rejet et d'abandon. À travers
l'hétérogénéité de leur trajectoire
personnelle, ces jeunes tentent de donner un sens
à leur vie en s'associant à d'autres jeunes
vivant les mêmes conditions selon le modèle
familial. Créer une famille fictive est en fait
un mode de socialisation par défaut favorisant
une certaine emprise sur le manque à combler.
Aussi, construire une famille idéale peut
susciter l'espoir de substituer la famille
réelle source de violence, d'abandon et de
rejet. C'est donc à travers un processus
d'identification paradoxal à la marge de la rue
et à la norme familialiste que ces jeunes
tentent de développer ce que j'ai appelé des
pratiques de socialisation
marginalisée ( Parazelli,
1997a ). En ce sens, la vie de rue ne peut
être considérée comme un vide social, ni de
l'errance et encore moins de l'anomie. En plus
d'offrir un espace socio-symbolique structuré,
la vie de rue représente un enjeu culturel et
politique de socialisation dont le passage vers
une autre position identitaire peut constituer
une issue probable. Malgré l'existence de
jugements normatifs moraux qui réduisent de
façon simpliste le phénomène, la vie de rue
demeure complexe et dynamique et n'est donc pas
constructive ou destructive en soi. Par exemple,
en plus de procurer un contexte de protection et
un sentiment d'être chez soi dans la rue, cette
reproduction du schéma familialiste dans les
liens sociaux s'inscrit dans une autre dynamique
paradoxale : la possibilité que ces jeunes
s'enferment davantage dans un univers
autosuffisant freinant ainsi d'éventuels
passages vers d'autres positions identitaires.
Cette
observation ne va pas sans interroger les moyens
d'intervention qui s'adressent aux jeunes de la
rue. La prise en compte de la dimension politique
de la place sociale des jeunes de la rue s'avère
alors essentielle si l'on veut éviter que la
marge sociale glisse vers l'enfermement public ou
la judiciarisation construisant d'autres
problèmes beaucoup plus importants encore. Afin
de proposer une alternative à la répression et
à l'enfermement, une expérience pilote de
socialisation démocratique a été réalisée et
soumise à l'évaluation pendant une année
( avril 1998 mars 1999 ) afin
d'offrir à une vingtaine de jeunes de la rue une
place d'acteurs [1]. Une synthèse de la démarche est
présentée dans les pages qui suivent.
L'imaginaire
familialiste et le mythe de l'autonomie naturelle
L'imaginaire
familialiste des jeunes de la rue est un
phénomène international. Il existe autant aux
États-Unis ( Plympton, 1997 ), en
Amérique latine ( Blanc, 1994 ) qu'en
Afrique ( Dube, 1997 ; Ochola,
1997 ). À ce titre, les jeunes de la rue de
Montréal ne sont pas très différents des
jeunes de la rue fréquentant Toronto et Ottawa.
Mathews ( 1994 : 121 ) et Caputo
et coll. ( 1994b : 18-19 ) ont
remarqué une tendance à reproduire le schéma
familial dans leurs relations d'amitié entre
pairs sans nécessairement assurer une stabilité
dans ces relations. Caputo et coll.
( 1994b : 18 ) nous décrivent les
raisons exprimées par les jeunes pour se doter
d'une famille fictive:
On
trouverait dans la rue un semblant de
famille , identifiée par
un nom de rue et dont les membres jouent des
rôles précis. Les noms de rue préservent
l'anonymat tandis que la présence des
pères et
mères de la rue, plus
âgés, procure le sentiment de sécurité
ordinairement associé au milieu familial. La
culture de la rue répond à un grand nombre de
besoins insatisfaits de ces jeunes. Ces derniers
disent par exemple que, dans la rue, on les
écoute, on les comprend, on se soucie vraiment
d'eux. Les jeunes de la rue ont souvent des
expériences en commun, ce qui leur permet de
comprendre facilement leurs problèmes
respectifs.
Les
résultats de la recherche doctorale de Plympton
( 1997 : 57-58 ) traitant du rôle
joué par la famille fictive auprès de jeunes de
la rue américains confirme les propos
précédents en identifiant ce que cette
construction sociale procure à ces jeunes. Voici
un résumé des dimensions que l'auteur a
notées :
- le sens des
responsabilités qu'ils n'ont pu
acquérir dans leur famille
d'origine ;
- une solidarité face
aux adultes représentant une autorité
menaçante ;
- une capacité
d'accepter les différences ;
- une place où se
sentir
normal ;
- un cadre social non
seulement pour survivre mais aussi pour
jouer ( se récréer ) ;
- une occasion de
donner ; un lieu où apprendre et
enseigner à d'autres ;
- un cadre permettant de
se situer dans un rôle pour ne pas être
isolé ;
- l'acquisition
d'habiletés de communication et de
coopération, des compétences
relationnelles ;
- l'apprentissage du
respect des règles et des normes
internes et externes afin de maintenir
les frontières mouvantes du groupe.
Par
ailleurs, Plympton analyse la famille de rue
comme un mythe. Selon lui, la construction
sociosymbolique entourant la famille de rue
confère un ordre au chaos [2]. Elle donne un sens à l'origine
ainsi qu'au parcours de ces jeunes et institue de
façon précaire un code de savoir-vivre
particulier. Ce mythe familialiste permet aussi
d'identifier des héros pouvant sauver les jeunes
de la rue et parfois, des croyances religieuses
accompagnées de rites initiatiques. Bref,
l'auteur ( 1997 : 75 ) souligne le
rôle fondamental que joue l'imaginaire
familialiste dans leurs exigences d'autonomie,
d'indépendance par l'appropriation d'un mode de
vie notamment.
Each
youth experiences a circumscribed and young and
often solitary legend. The youths then have a
sense that they are the creators of their
lifestyle, that there is not a classical divinity
from the ethereal beyond who has created their
world. As solidly and faithfully as other
cultures trust their roots and their sens of
belonging, street youths feel uprooted and must
search for an anchor of grounding function in
their own creation. Street family context serves
as this touch point and, without such a context,
the youths would feel psychologically abandoned
and orphaned.
Précisons
que chez les jeunes de la rue, cet
imaginaire familialiste constitue la forme
sociosymbolique la plus récurrente d'un mythe
encore plus fondamental : le
mythe de l'autonomie
naturelle ( Parazelli,
1997a ; 1998 ; 2000 ). Il
s'agit de la construction imaginaire d'un lieu
préhistorique ou
post-historique ( Rassial,
1990 : 64 ) où l'archétype du
survivant et/ou de l'aventurier vient substituer
dans une voie de sublimation l'absence de place
sociale. Par exemple, cet imaginaire cadre assez
bien avec celui de la culture punk où la
destruction du monde actuel est un préalable à
sa reconstruction anarchique. Cet étayage
culturel permet aux jeunes de la rue de donner un
sens à ce qu'ils vivent comme une absence de
fondements des règles de la vie sociale. Selon
Rassial ( 1990 : 64 ), l'un des
caractères séduisants de l'anarchie pour les
adolescents est de projeter une
utopie d'une société sans autre loi
que naturelle ,
naturellement bonne . L'imaginaire
familialiste des jeunes de la rue peut alors
être compris comme une tentative de se remettre
au monde en choisissant sa filiation par la
réédification symbolique du cadre de
socialisation primaire. En effet, fuir une
famille ou un milieu qui ne répond pas à ses
désirs d'identification ne résout pas pour
autant le problème du manque ( absence de
place sociale ). C'est pourquoi, la
projection familialiste des rapports sociaux dans
le groupe de pairs représenterait un soutien
d'identification permettant au jeune d'échapper
à la famille réelle ( Taracena et Tavera,
1998 : 78 ; Blanc, 1994 :
41 ).
Modes d'intervention et
dimension politique de la place sociale des
jeunes de la rue
Les
dimensions politiques de la place sociale des
jeunes de la rue ne sont pas considérées
actuellement dans les recherches
nord-américaines traitant des modes
d'intervention auprès des jeunes de la rue. Les
revues de littérature de Fortier et Roy
( 1996 ) et de Fournier et Mercier
( 1996 ) en ce qui a trait aux services
et aux modes d'intervention auprès des jeunes de
la rue en Amérique du Nord ainsi que les travaux
de Caputo et coll. ( 1998 ;
1994a ; 1994b ) dans certaines
provinces canadiennes font état d'un certain
nombre de stratégies généralement
adoptées : des interventions visant une
meilleure accessibilité aux services, l'outreach
( ex. : travail de rue, approche par
les pairs, unités mobiles, etc. ) ; le
suivi continu et individualisé ( ex. :
problèmes psychologiques, de santé,
etc. ), les modifications de comportements
et l'acquisition de nouvelles habiletés, les
approches misant sur l'empowerment volontaire des
jeunes ( ex. : refuges multiservices,
école alternative, théâtre, etc. ) et les
mobilisations de ressources locales
( ex. : concertation
inter-organismes ). Malgré leur diversité,
ces stratégies dites préventives ou organisées
en fonction de l'urgence, sont essentiellement
centrées sur la satisfaction de besoins précis
face à des problématiques multiples d'où la
fragmentation des pratiques d'intervention :
la transmission du VIH-Sida, la toxicomanie, les
problèmes de santé mentale, le raccrochage
familial et scolaire, les problèmes
d'hébergement, de défense de droits, etc. Bien
qu'essentiels dans leur logique respective, les
modes d'intervention actuels ont tendance à ne
considérer l'existence sociale des jeunes de la
rue que dans une perspective épidémiologique de
la santé publique programmée par l'état. Le
risque social de ce type d'approche est de
procéder à une réduction comportementaliste de
ces jeunes en les percevant comme un
sac de symptômes directement
observables ( Tomkiewicz,
1999 : 49 ).
La médiation collective
La
préoccupation pour l'implication des jeunes de
la rue dans un processus de socialisation
démocratique s'inscrit justement dans une vision
de l'intervention qui prend en compte la
résistance des jeunes face à l'autorité et au
fait que la rue est investie et utilisée par ces
jeunes pour se réaliser eux-mêmes en bricolant
ainsi un sens à leur parcours d'origine
( Parazelli, 2000c ). C'est en
imaginant des interventions collectives qui
favoriseront des rapports non menaçants entre
des jeunes et des adultes que l'autonomie sociale
des jeunes de la rue peut se développer. Les
propos que trois travailleurs-ses de rue
( Boisclair, Bélanger et Paris, 1994 :
240 ) ont tenus en 1992 lors d'un colloque
international sur les jeunes de la rue à
Montréal, témoignent aussi de l'importance de
cette orientation de l'action afin de développer
chez ces jeunes le sentiment d'exister
socialement comme des sujets et non seulement
comme des individus à problèmes :
Plutôt
que d'individualiser chaque jeune dans ses
problématiques, nous faisons en sorte qu'ils se
rencontrent et se confrontent pour échanger et
négocier un pouvoir au sein d'un collectif. Pour
échapper à la hiérarchie verticale, nous avons
instauré, avec les jeunes, des espaces
démocratiques s'inscrivant dans le cadre d'une
action communautaire autonome. Par exemple, dans
le cadre de notre projet d'habitat, le groupe de
jeunes hébergés négocie avec un comité,
formé de jeunes, de bénévoles et de
travailleurs. Cette négociation de groupe à
groupe permet d'échapper à l'intervention
individuelle traditionnelle et l'infantilisation.
L'implication de partager un espace commun ouvre
à la socialisation.
Le
rôle de médiation du travail de rue illustre
ainsi la nécessité d'imaginer des pratiques qui
visent à restaurer le lien social de façon
démocratique de façon à ce que les jeunes de
la rue puissent voir que la société n'est pas
une jungle. Le monde adulte n'est pas seulement
composé de ceux et celles qui nient, rejettent,
interdisent et abandonnent, il peut aussi
comporter des individus qui écoutent,
soutiennent, reconnaissent et accompagnent des
jeunes dans leur construction marginalisée de
sens où l'expérimentation sociale n'est pas
interdite. C'est aussi dans ce sens que le
travail de rue appliqué avec une visée
médiatrice peut offrir à ces jeunes l'occasion
de traverser l'épreuve de la vie de rue par la
reconnaissance des efforts associés à ces
rituels bricolés par ces jeunes plus souvent
qu'autrement de façon individuelle. Cependant,
le travail de rue n'est pas une recette magique,
il constitue le fragile et essentiel pont dans la
marge entre les jeunes de la rue et le monde
adulte sans lequel l'isolement des jeunes dans la
marge serait assurément plus grand. Mais la
question de la place sociale démocratique des
jeunes de la rue à Montréal n'est pas pour
autant résolue. Jusqu'à très récemment, aucun
mode continu d'intervention associative ou
institutionnelle ne permettait à ces jeunes de
faire reconnaître symboliquement leur place
sociale de façon démocratique à Montréal.
Si
l'on désire développer l'autonomie sociale des
jeunes de la rue par une pratique de médiation
collective, il importe d'examiner certains
pièges associés à ce désir. Selon Bondu
( 1998 : 156 ), il existe deux
orientations de la pratique de médiation
sociale : la médiation-écran
ou la médiation-facilitation du lien
social . La médiation-écran place le
médiateur dans une position de porte-parole des
jeunes en devenant un obstacle à l'appropriation
de l'acte d'expression, de délibération et
d'échange avec le monde adulte :
Tout
d'abord, la tentation est fréquente d'occuper
une position d'intermédiaire qui consiste à se
positionner entre les jeunes et la société,
c'est-à-dire entre les jeunes et des adultes ou
des institutions. Il est possible ici de
décliner différents rôles pervertis du
médiateur, qui n'aboutissent qu'à leur propre
reproduction car ils entretiennent le vide
relationnel entre jeunes et adultes ou acteurs
locaux. L'intervenant se fait alors porte-parole,
avocat, interprète de son public en direction
des pouvoirs publics ou de tel acteur
institutionnel, ou encore il est
celui-qui-fait-tout-à-la-place-de. C'est le
piège dans lequel tombent les acteurs sociaux
qui se trouvent dans un processus
d'identification aux jeunes, et qui se veulent en
empathie totale avec leur public ; [...] Ou
bien, à l'inverse, cette position
d'intermédiaire est celle de l'acteur qui se
trouve institué comme relais, représentant,
messager des institutions auprès des
jeunes ; dans ce cas, le médiateur se fait
le pur et simple agent d'une fonction de
paix sociale ou de
régulation sociale. Mais, dans les deux cas, sa
position revient à faire écran, à s'interposer
( Bondu, 1998 : 156-157 ).
Tandis que la
médiation-facilitation exige une position plus
effacée de façon à favoriser l'appropriation
du contexte relationnel d'interactions entre les
jeunes et les adultes :
Les
pratiques de médiation sociale visent à
( re )créer les conditions d'un
échange direct entre les jeunes et la société
instituée, entre les jeunes et les adultes. Dès
lors, l'acteur social impliqué se doit de
privilégier une position qui se situe en retrait
du plan relationnel entre les deux parties.
L'acteur de médiation devient un tiers
facilitateur, qui s'attache à établir une
circulation directe entre les jeunes et leur
environnement, selon une logique de triangulation
( Bondu, 1998 :157 ).
Il
reste que la médiation-facilitation ne
s'improvise pas. Comment favoriser chez les
jeunes de la rue le désir de s'approprier leurs
actes afin de négocier avec des adultes
représentant l'autorité institutionnelle telle
que des élus municipaux par exemple ? Le
point suivant vise justement à exposer
brièvement les tenants et aboutissants d'une
expérience de médiation collective impliquant
des jeunes de la rue, des intervenants jeunesse
et des élus municipaux afin de développer
l'autonomie sociale des jeunes de la rue à
Montréal.
Le dispositif de
concertation et de négociation de groupe à
groupe
Après
avoir parcouru l'inventaire des ressources
d'intervention disponibles pouvant considérer
les dimensions politiques de la reproduction
familialiste des rapports sociaux, les travaux
appliqués de la sociopsychanalyse se sont
avérés les plus utiles. La sociopsychanalyse
consiste à relever le défi théorique et
pratique de considérer autant les facteurs
individuels associés au psychisme que ceux issus
du social dans la compréhension des rapports de
pouvoir entourant le développement de
l'autonomie sociale ( Parazelli,
1997b ). Le fondateur de cette approche, le
psychanalyste et sociologue Gérard Mendel
( 1992 ), a développé un dispositif
socio-organisationnel qu'il applique depuis 30
ans avec son équipe en Europe [3] ainsi qu'en Amérique latine.
L'approche
sociopsychanalytique postule que les personnes
possèdent plus de capacités qu'elles ne le
croient pour penser et agir par elles-mêmes si
les conditions essentielles sont réunies. Même
si on peut établir un rapprochement, cette
approche est à distinguer du concept
d'empowerment [4] utilisée en Amérique du Nord.
Selon Mendel, pour que soit socialement et
politiquement possible un mouvement collectif
d'appropriation de l'acte, il est nécessaire de
développer une manière démocratique de vivre
en société. Dès lors, pour
l'intervenant-médiateur, il s'agit de trouver
une façon d'atténuer la reproduction de
schémas mentaux de type familialiste
( hérités depuis l'enfance ) au sein
d'organisations dont les rapports ne sont
objectivement pas familiaux mais sociaux afin de
ne pas confondre le privé et le public ou
l'autorité et la compétence. Ici, Mendel pose
un questionnement fondamental pour le potentiel
d'émancipation des pratiques démocratiques. Il
nous invite à prendre en compte la dimension
structurante du psychisme inconscient du sujet
dans l'établissement de ses rapports sociaux.
Parmi ces influences, il insiste
particulièrement sur les conséquences du
phénomène de la culpabilité inconsciente
provenant de l'institution familiale sur les
actes sociaux ( 1992 : 19 ) :
Le
mouvement d'appropriation de l'acte s'accomplit
dans la réalité extérieure. Or, pour
l'inconscient, la réalité extérieure
- dont la société -, c'est encore et
toujours la famille de l'enfance du sujet. Les
grands de ce monde, les supérieurs
hiérarchiques, l'ordre social, c'est, pour
l'inconscient du sujet, la famille de son enfance
( ainsi peuvent se comprendre certains
phénomènes collectifs, tels que le
nationalisme, la xénophobie, le racisme, le
culte de la
personnalité , certains grands
mouvements passionnels collectifs ). Comment
oser revendiquer l'appropriation de son acte
alors que le monde
légitimement appartient
aux parents, aux grands ? Il ne serait pas
suffisant de dire que, pour l'inconscient de
chacun, la société est une famille : elle
est sa famille, avec les diverses particularités
individuelles qui ont marqué subjectivement et
objectivement une enfance particulière.
Pour
atténuer le glissement familialiste du social [5], Mendel a conçu et expérimenté
un dispositif socio-organisationnel
( appelé aussi dispositif
institutionnel ) permettant une forme de
socialisation qu'il qualifie de non
identificatoire c'est-à-dire,
[...] les formes de socialisation
dont le vecteur n'est pas l'identification aux
adultes, mais un rapport direct et généralement
collectif à la réalité sociale
( 1992 : 98 ).
L'organisation du
dispositif
Dans
une première étape, le dispositif consiste à
regrouper les individus impliqués dans
l'organisation selon la nature de leurs actes de
travail en formant ce qu'il appelle des
groupes institutionnels
homogènes . En effet, le mouvement
d'appropriation de l'acte n'émerge pas du vide,
il s'enracine dans une pratique partagée avec
d'autres individus ayant à produire les mêmes
actes. Par exemple, pour le projet pilote qui a
été expérimenté, il s'agissait de créer
quatre groupes distincts, composés
respectivement d'intervenants jeunesse d'élus
municipaux et de jeunes de la rue ( deux
groupes ) [6]. De tels regroupements permettent
de renforcer la capacité des individus à
s'approprier leurs actes de travail ainsi que
leurs effets. Ils supposent en effet l'existence
d'un intérêt mutuel, pour des gens qui font le
même travail, à partager leurs points de vue
sur les difficultés de leurs tâches et les
voies d'amélioration souhaitées au moyen d'un
dialogue intracollectif ( il n'y a donc pas
de rencontres face à face entre les
groupes ). Pour former ces regroupements, il
est nécessaire de bien distinguer les
catégories d'actes de travail ou de cerner des
traits de similarité dans la production du
travail au sein d'une organisation et de ne pas
masquer ces différences, au nom du partenariat
par exemple. Le groupe homogène représente
l'unité structurelle du dispositif
( Rueff-Escoubès, 1997 : 188 ).
Il est homogène selon la communauté d'activité
de ses membres ( ex. : jeunes de la rue
de Montréal ), selon le statut
institutionnel ( ex. : élus municipaux
de la Ville de Montréal ) et selon le type
de rapports entretenus avec d'autres organismes
( ex. : intervenants jeunesse de
différents organismes mais qui interviennent
tous directement auprès des jeunes de la rue du
centre-ville ).
La
deuxième étape consiste à inviter les groupes
homogènes à une communication intercollective
par la médiation d'une tierce personne qui agit
comme un relais de transmission des demandes et
des réponses entre les différents groupes. Pour
Mendel, il est capital que chaque groupe soit
informé ( par écrit ) des échanges
produits entre tous les autres groupes et que les
interférences inutiles, telles que les conflits
de personnalité, soient minimisées. La
négociation des changements ou des
développements au sein de l'organisation se fait
alors de groupe à groupe et non de façon
individuelle. L'émergence du mouvement de
l'appropriation de l'acte exige donc une
structure qui redonne aux individus l'occasion
d'accéder à la maîtrise de quelque chose par
un discours collectif devenant le vecteur
d'appartenance d'une implication collective.
Toutefois, c'est aussi parce que la structure du
dispositif modifie les formes d'organisation
habituelles des acteurs impliqués que des
réactions de recul peuvent survenir à la suite
d'une avancée. Mendel ( 1997 :
112 ) précise que le fait d'avoir un réel
pouvoir sur ses actes peut créer des mouvements
psychologiques de culpabilité inconsciente
vécus comme des transgressions de l'autorité
parentale, amenant par exemple les acteurs à
nier leur propre réalisation. Le rôle du
médiateur [7] est alors important pour
accompagner le groupe dans l'identification de
ces manifestations, rappeler aux participants ce
qu'ils ont déjà accompli et souligner le fait
que tout changement important de comportement est
souvent accompagné de ce mouvement de recul.
En
fait, ce qui est principalement à l'oeuvre dans
ce type d'exercice collectif, c'est une action
sur la division technique du travail
social : c'est à la déliaison
de l'acte global de travail, provoquée par la
division technique et organisationnelle, que
s'oppose la reliaison par le
dispositif ( 1992 :
71 ). En effet, comment s'approprier ses
actes en l'absence d'une vision complète de
l'action produite ? Le pouvoir de
l'acte social, qu'il soit communautaire,
institutionnel ou industriel, ne peut alors être
perçu ni même envisagé comme un droit compte
tenu de la fragmentation généralisée des
activités sociales et de production qui favorise
la dispersion de la vie humaine en autant
d'identités partielles qu'il existe de fonctions
et d'expertises professionnelles spécialisées.
Mendel ajoute que, dans le contexte de crise de
l'autorité que nous connaissons actuellement,
les médiations sociosymboliques traditionnelles
telles que la religion, le Père, la Loi, etc.,
servent de moins en moins de guides
socioculturels de la vie en société. Plutôt
que de tenter un retour en arrière nostalgique
où il s'agissait d'obéir aux pouvoirs
autoritaires pour savoir bien agir en société,
le sociopsychanalyste nous propose un nouveau
point de repère sociétal qui est cette forme
socio-organisationnelle favorisant le mouvement
d'appropriation de l'acte. Bien appliqué, ce
dispositif permet aux individus en cause de poser
un jalon de plus à la constitution d'un sujet
historique à partir duquel le sentiment
d'identité se formera non pas seulement en
fonction d'archaïsmes familiaux, d'un décret
institutionnel ou religieux, mais d'un acte
social ( de travail ) communément
approprié. C'est en fait le défi de toute
organisation collective qui veut donner à
l'expression pratiques démocratiques
autonomes le sens pratique de son
éthique ( Parazelli, 1997b ).
Voyons
maintenant la structure et les principes
d'organisation du dispositif tels qu'ils ont
été expérimentés avec des jeunes de la rue,
des intervenants jeunesse et des élus
municipaux.
Le but du
dispositif-Mendel auprès des jeunes de la rue
Favoriser l'autonomie sociale chez les jeunes de
la rue dans un contexte de négociation avec des
intervenants jeunesse et des élus municipaux.
L'objectif du dispositif
Amorcer
un processus de socialisation démocratique
favorisant un mouvement d'appropriation de l'acte
dans le contexte d'un exercice actif de la
pratique démocratique impliquant un dialogue
entre des jeunes de la rue, des intervenants et
des élus municipaux. Il faut bien comprendre ici
que le dispositif ne constitue pas une technique
de résolution de problèmes. Les échanges au
sein du dispositif peuvent déboucher sur des
actions ultérieures mais demeurent
imprévisibles parce que c'est la créativité
des groupes qui offre les assises du mouvement
d'appropriation de l'acte.
Cinq règles
méthodologiques
À
partir de l'expérience d'intervention du groupe
Desgenettes, Rueff-Escoubès ( 1997 :
191 ), a identifié cinq règles
méthodologiques régissant le dispositif visant
à instituer des conditions égalitaires
( même droit de réunion, d'expression et
d'obligation de réponse ) :
- C'est à propos de l'acte
de travail que les personnes se
réunissent ( les jeunes de la rue,
les actes de leur vie de rue ).
- L'unité de base du
dispositif n'est pas l'individu isolé
mais le groupe homogène
institutionnel ou groupe de pairs. Le
fait d'être homogène permet aux
participants de mieux repérer leur
situation étant donné les intérêts
qu'ils ont en commun et qu'ils partagent
les conditions d'exercice de leur vie de
rue ou de leurs actes de travail ainsi
que la marge de pouvoir dont ils
disposent à ce sujet.
- Le groupe homogène
n'est pas un huis clos. Il s'inscrit
dans un rapport avec les autres niveaux
de l'institution ( ici la rue est
une composante institutionnelle de la
municipalité, les jeunes de la rue avec
les élus municipaux et les intervenants
jeunesse qui y travaillent ). Ces
rapports se font exclusivement de
groupe à groupe, ce qui est
protecteur pour l'individu et conforte le
sentiment d'appartenance et d'identité
collectives.
4.
La communication entre ces différents groupes
est indirecte, elle se fait par la médiation
d'un tiers et d'un écrit. La communication
indirecte affaiblit les investissements affectifs
favorisant le psychofamilialisme inconscient et
permet au groupe de se concentrer sur les
réalités qui affectent l'appropriation des
actes de ses pairs. Ceci favorise de part et
d'autre une élaboration de ce qu'on souhaite
dire, plutôt que des impulsions, et protège
également les personnes. Ce tiers est assumé
par ce que le groupe Desgenettes appelle
l'intervenant et que nous
appelons l'équipe de médiation
( pour ne pas confondre les termes avec le
groupe d'intervenants jeunesse ).
Bitan-Weisztfeld et Rueff-Escoubès
( 1997 : 108 ) qualifient la
fonction de l'intervenant d'accompagnement du
groupe :
Il
s'agit d'un accompagnement sous-tendu par la
compréhension du fait que le processus de
réflexion et d'élaboration collective est une
phase créative qui doit rester propriété du
groupe en analyse. L'intervenant doit parfois la
porter, parfois la guider sans se poser en
modèle d'expert ou occuper une place qui
relèverait de la formation traditionnelle,
c'est-à-dire d'une relation d'autorité. [...]
Quoi mieux que la psychanalyse nous a appris
quels étaient les effets et les dommages d'une
relation d'autorité, fut-elle non autoritariste,
dans l'écrasement de la créativité des
personnes et de leur liberté de penser ? Il
s'agit en cours d'intervention de permettre
l'actualisation des potentialités ; de
rendre possibles des virtualités. Cet aspect du
travail d'intervention ne consiste pas à
comprendre les rapports sociaux en jeu ni encore
moins les fantasmes ou les vécus en cours, mais
d'accompagner le mouvement d'appropriation de
l'acte.
5.
Il y a obligation de réponses des autres
niveaux institutionnels ( principe de
réciprocité des relations ), réponses
argumentées y compris lorsqu'elles sont
négatives. Il y a là ( outre l'exercice du
pouvoir de l'acte ) l'apprentissage d'une
approche collective de la négociation
démocratique. Aussi, chacun des groupes en
présence est tenu informé de toutes les
communications ( droit d'expression et
devoir de réponse ) qui circulent dans le
dispositif. Il va de soi que le respect de cette
règle implique de répondre directement aux
questions formulées.
Quelques résultats
partiels de l'évaluation du projet pilote [8]
L'application
restreinte de ce dispositif auprès de quatre
groupes homogènes d'acteurs a permis non
seulement d'en expérimenter les effets mais
aussi d'en percevoir le potentiel et les limites.
De façon générale, la forme collective de
négociation du dispositif telle qu'adaptée à
la réalité des jeunes de la rue a été
fortement appréciée par presque tous les
participants. Ceux-ci en ont proposé le
développement par l'ajout de nouveaux groupes
d'acteurs ( policiers, commerçants,
etc. ). Vingt-deux jeunes se sont impliqués
pendant la durée du dispositif en se relayant
dans le dialogue en cours dont les traces
étaient consignées dans les comptes rendus
ainsi qu'un résumé des communications. Le
tableau synthèse qui suit expose des données
quantitatives de la participation selon les
groupes :
Groupes : |
1er
groupe de jeunes |
2ème
groupe de jeunes |
Intervenants |
Élus
municipaux |
Équipe
de médiation |
Nombre
de personnes |
4
femmes 8
hommes
|
1
femme 9
hommes
|
4 |
3 |
2 |
Nombre
de rencontres |
12 |
5 |
7 |
5 |
40 |
Participation
moyenne lors des rencontres |
5 |
6 |
3 |
2 |
2 |
Nombre
de communications transmises
( quest. et rép. ) |
13 |
4 |
7 |
12 |
|
Durée
moyenne des rencontres |
2h15 |
2h30 |
1h15 |
1h15 |
30
min. |
Au
nombre de 36, les communications échangées
entre les groupes étaient associées à des
sujets de discussion pouvant être regroupés
selon les thèmes suivants : la
discrimination policière envers les jeunes dans
les lieux publics
( 28,9 % ) ; la définition
d'un espace public
( 13,1 % ) ; la finalité
institutionnelle des intervenants
( 13,1 % ) ; le degré
d'implication ( positive ou négative )
des acteurs dans le projet à certains moments de
l'expérience ( 13,1 % ) ; la
connaissance de la réalité des jeunes de la rue
( 10,5 % ) ; le manque de
services alimentaires le samedi pour les jeunes
de la rue ( 7,8 % ) ; le
manque de temps pour répondre à une question
posée ( 7,8 % ) ; une
proposition d'action collective
( 5,2 % ).
Lors
des entrevues collectives d'évaluation menées
auprès de chacun des groupes à la fin de
l'expérience ( avril 1999 ), tous
étaient unanimes quant à la possibilité
effective de s'exprimer, délibérer et décider
de même que d'affirmer leur dissidence sans
contrainte au sein du dispositif. De plus, les
jeunes ont dit avoir beaucoup plus appris sur
eux-mêmes et sur les autres jeunes que de la
part des autres sous-groupes. Les comptes rendus
des synthèses orales étaient fort appréciés
pour rafraîchir la mémoire des participants et
constituer un historique des discussions jugé
utile par les nouveaux. Malgré le roulement des
jeunes qui ont participé, une forme de relais
entre les jeunes quant à l'intégration des
nouveaux ( explication des règles du jeu,
remise de la synthèse des communications )
s'est installé dans le processus de façon
ritualisée. Tous ont senti qu'ils étaient
considérés comme des interlocuteurs crédibles
dans le projet surtout les jeunes même si les
élus ont été absents pendant quatre mois
( pendant et après la période
électorale ). Certains jeunes ont signalé
qu'ils se sentaient importants du fait de
participer au projet et que cela créait de
l'envie chez d'autres jeunes non participants. Du
côté des intervenants, ceux-ci ont affirmé
avoir appris entre eux particulièrement sur le
plan des orientations et principes de
l'intervention. Ils ont souligné que ces
rencontres de concertation représentaient pour
eux un lieu où il était possible réfléchir
librement sur leurs pratiques mutuelles sans
attente de résultats concrets précis. Certains
jeunes ont ajouté que le projet avait permis un
enrichissement de leur perception de soi ainsi
que des différences de rapports et de
trajectoires face à la vie de rue. Quant aux
élus, l'un d'entre eux a modifié sa perception
face à la vie de rue et les raisons amenant des
jeunes à vivre dans la rue.
L'expérience
pilote confirme que l'application du dispositif
agit surtout au niveau de la socialisation des
participants et de l'intégration d'une pratique
démocratique de négociation. Il ne faut donc
pas l'assimiler à une technique de résolution
de problèmes puisque la fonction de ce cadre
d'organisation n'est pas centrée sur des
objectifs de résultats mais sur la formation
d'un processus de communication favorisant des
conditions égalitaires entre les protagonistes.
Quoique très structuré, ce mode de médiation
sociale laisse aux participants une marge de
liberté pour prendre en charge les
communications, définir des sujets en fonction
des intérêts de chacun des groupes et répondre
aux questions des autres groupes dans un contexte
de recul où la prise de distance est favorisée.
Enfin, les éléments de structure du dispositif
n'ont pas été vécus par les participants comme
des contraintes négatives mais un cadre
stimulant l'appropriation et la prise de risque
dans l'expression, la délibération et la
décision. D'ailleurs, c'est lorsque les règles
du jeu n'étaient plus respectées ( absence
de réunions des élus municipaux pendant quatre
mois ) que l'insatisfaction apparut. Le
respect des règles signifiait ici un gage de la
réciprocité des relations et non un signe de
conformisme ou de soumission.
Conclusion
Les
transformations actuelles de la société dont le
brouillage des repères normatifs exigent des
institutions actuelles qu'elles innovent dans la
façon de trouver des voies politiques de
participation sociale des jeunes à la
construction de notre société. L'apport
spécifique de la sociopsychanalyse et du
dispositif de concertation et de négociation de
groupe à groupe réside justement dans le fait
d'avoir démontré que le réflexe familialiste
développé par les jeunes de la rue dans une
perspective de protection pouvait aussi être
atténué de façon démocratique à Montréal
sans que ce réflexe de survie sociale soit
brisé. De plus, le dispositif de concertation et
de négociation de groupe à groupe a permis à
l'institution municipale et aux intervenants
jeunesse d'inviter les jeunes de la rue à
négocier leur cheminement dans une perspective
d'ouverture et non seulement à l'occasion
d'événements ponctuels où les jeunes de la rue
sont perçus comme des problèmes sociaux. Même
si le mouvement d'appropriation de l'acte
s'accomplit dans la durée, il importe de se
hâter lentement car la réalité des jeunes de
la rue est complexe et ne se réduit pas à une
phase d'adolescence mal gérée, aux seuls
problèmes de pauvreté, de santé publique ou de
sécurité urbaine. C'est pourquoi il importe de
poursuivre l'expérience à plus long terme de
façon à nous renseigner au sujet de l'impact
réel du dispositif. C'est d'ailleurs le souhait
exprimé par tous les participants.
La
prise en compte des dimensions politiques de
l'intervention sociale auprès des jeunes de la
rue est essentielle si l'on veut offrir à ces
jeunes des lieux de pouvoir où il est possible
d'adopter une autre position identitaire
qu'uniquement celle de la rue et ce, sans
contrainte. Si certains praticiens reconnaissent
les désirs d'émancipation des jeunes de la rue
à travers certaines pratiques d'empowerment ou
d'intervention par les pairs notamment
( Mercier, Fortier et Cordova, 1996 ),
les stratégies d'intervention ne sont
considérées efficaces que si, d'une
part, la population est
éduquée à comprendre
( à prendre conscience ) la vérité
des problèmes qui l'assaillent et si, d'autre
part, les actions menées correspondent aux
préoccupations de la population
( Bass, 1993 : 99 ). Les
propos de ce médecin français soulèvent la
question des enjeux de normalisation de la vie
sociale des jeunes de la rue par le discours de
vérité des spécialistes qui craignent souvent
l'irrationalité de l'opinion de leurs clients.
Dans cette voie, l'expérience du dispositif de
négociation de groupe à groupe a donné
l'occasion à l'instance municipale montréalaise
( autorité sociale de la rue ) de
considérer les jeunes de la rue comme des
citoyens en reconnaissant d'abord leur effort de
socialisation marginalisée afin de conférer un
sens collectif à leurs pratiques que Le Breton
( 1995 : 107 ) qualifierait de
forme moderne de rite de passage
individuel . Cet acte de
reconnaissance sociale, essentiel dans la
structure du rite à la suite de l'épreuve, peut
alors prendre la forme d'une offre de
négociation entre des groupes de jeunes de la
rue, des responsables politiques municipaux et
des intervenants jeunesse. Ce dialogue a pour
objectif d'échanger, de groupe à groupe, sur le
type de participation que ces jeunes souhaitent
développer dans la vie urbaine en tant que
citoyens revendiquant paradoxalement une place
sociospatiale. Cette ouverture à la
réciprocité des relations se distingue des
techniques de résolution de problèmes où,
souvent, l'on détermine à l'avance des
objectifs de résultats en fonction d'une
définition technocratique des problèmes. Cette
position a le mérite de manifester un respect à
ces jeunes en leur proposant une passerelle
institutionnelle non menaçante dont les règles
du jeu ne visent pas seulement à interdire mais
à pouvoir dire.
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notes
[1]. Pour en savoir plus sur
l'évaluation de l'adaptation du dispositif,
consulter le rapport d'évaluation
( Parazelli, 2000b ).
[2]. Cette médiation par un tiers
mythique agirait comme un dispositif
anthropologique essentiel à l'établissement de
points de repère socioculturels non équivoques
s'actualisant par des normes sociales.
[3]. Ce groupe avec lequel nous
coopérons se nomme
l' AGASP-Groupe
Desgenettes .
[4]. Notons ici que bien qu'il existe
une littérature abondante traitant du concept d'empowerment,
celle-ci n'aborde pas les questions
d'appropriation se rapportant à l'acte en tant
que tel. Les auteurs dirigent leur attention sur
les conditions d'acquisition d'un contrôle par
les individus et les groupes sur les ressources
que ce soit dans le contexte du travail social
( Ninacs, 1995 ), de l'organisation
communautaire ou de la psychologie communautaire
( Le Bossé, 1996 ). Les travaux
sur le concept d'empowerment ont
l'avantage de reprendre les débats autour de la
question des inégalités sociales, de
revaloriser la participation de l'individu et de
remettre en question la place de l'expert dans
l'intervention mais ne nous offrent pas pour
autant d'indications sur les conditions pratiques
favorisant ou limitant l'appropriation de l'acte.
Cependant, l'empowerment assure une
complémentarité à la présente réflexion car
[...] on ne peut pas fonctionner de façon
autonome sans les ressources nécessaires
( Ninacs, 1995 : 75 ).
[5]. Ici, il est important de
mentionner que ce dispositif ne vise pas à faire
disparaître la relation familialiste fictive, ce
qui serait de l'ordre du fantasme, car selon
Mendel ( 1998 : 526 ), le schéma
psychofamilial inconscient fonde la structure
élémentaire de la socialité dans toute
société et à n'importe quelle époque. Mais
comme la société n'est pas une famille, il
s'agit d'en d'atténuer le glissement au
coeur des rapports sociaux avec des personnes
n'ayant aucun lien de parenté.
[6]. Les 24 jeunes de la rue et les
quatre intervenants-tes qui ont participé à
l'expérience provenaient de trois organismes
jeunesse ( le Bunker, Spectre de rue et le
Projet d'intervention auprès des mineurs-res
prostitués-es ). Les trois élus municipaux
étaient choisis en fonction de leur intérêt
pour la question des jeunes de la rue et
l'équipe de médiation était composée de
l'auteur et d'une formatrice en milieu
communautaire.
[7]. Dans les faits, à chaque
rencontre, c'est une équipe de médiation
composée de deux personnes qui assument cette
fonction afin que le travail de médiation soit
soumis à un regard critique.
[8]. Pour en savoir plus sur les
résultats d'évaluation de même que sur la
méthodologie et les indicateurs utilisés, voir
le rapport d'évaluation ( Parazelli,
2000b ).
.
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