Résumé
Dans
son désir de devenir adulte, l'adolescent
utilise parfois la fugue comme moyen de tester
ses capacités de voler de ses propres ailes ou
pour acquérir des habiletés lui permettant de
le faire. Dans cette quête d'émancipation, le
jeune homme quitte ses parents pour,
paradoxalement, retrouver sur son chemin d'autres
adultes avec qui il devra interagir. Cette
interaction se joue dans la rue qui devient,
contrairement au toit familial, un lieu de
négociation et d'apprentissage du pouvoir.
Introduction
Je voudrais, au départ, clarifier
l'utilisation du terme
adolescent tel que je le
conçois et tel que je vais l'employer durant ce
court exposé. Le terme
adolescence que je
distingue de celui de l'enfance concerne un
individu qui possède certaines caractéristiques
biologiques d'un homme adulte et les capacités
d'accomplir certaines tâches sociales telles que
travailler, adhérer à un mouvement et ce qui
est le plus important, à mon avis, demeure cette
capacité que possède l'adolescent de négocier
sa place et son pouvoir au sein d'une société
avec laquelle il interagit.
Cette
précision étant faite, j'aimerais vous parler
du parcours de certains adolescents qui font de
la prostitution. Je dis certains, parce que je ne
prétends pas que mon analyse concerne tous ceux
qui ont opté pour cette forme de débrouille
ou de travail sexuel. Parfois, les chercheurs et
les théoriciens de l'agir humain ne font pas
assez d'efforts pour informer du caractère très
pointu, très parcellaire de leurs conclusions.
Les médias, quant à eux, présentent souvent
ces résultats comme étant des réalités qui
concernent toute une population. J'ai choisi de
vous parler des garçons qui font la
prostitution, d'une part, parce que je travaille
avec ces personnes depuis plusieurs années et,
d'autre part, à cause d'une lecture qui m'a
troublé. Je lisais une thèse doctorale sur la
prostitution juvénile et je suis tombé sur le
passage suivant :
Capables
d'exploiter les adultes homosexuels, les
prostitués délinquants s'adonnent à la
prostitution pour assaillir ces clients, les
voler et les menacer de chantage. L'exploitation
financière d'une population-cible vulnérable
est bien plus la fin poursuivie par ces jeunes
que l'attrait pour l'activité de prostitution
elle même.
Cette
citation me permettra d'analyser ce que je
considère comme un mythe ou au moins ce qu'il
convient d'appeler un stéréotype concernant la
prostitution juvénile des garçons. Beaucoup de
chercheurs et d'intervenants assimilent les
jeunes qui font la prostitution à des individus
ayant de graves troubles de personnalité. Ils
les présentent souvent tous comme des
antisociaux. Le choix de la prostitution ne
serait qu'une astuce qui permette à ces jeunes
de dévaliser et de violenter leurs clients.
D'autres prétendent que ces jeunes viennent de
familles dysfonctionnelles et éclatées. Pour
être prostitué, il faut donc soit avoir un
trouble de la personnalité, soit être victime
d'un système familial disloqué et éclaté. On
ne peut pas prétendre qu'il n'existe pas
d'antisociaux, de délinquants chez cette
population, on ne peut pas non plus prétendre
qu'une partie de ces jeunes ne peuvent provenir
de familles dysfonctionnelles et éclatées mais
je prétends que certains jeunes avec qui j'ai
travaillé depuis treize ans ne correspondent pas
à la citation précédente.
Un
jeune ne se lève pas un matin et rêve de
devenir prostitué comme il rêve de devenir
pompier, docteur ou pilote d'avion. Les chemins
qui mènent à la prostitution sont plus
complexes que ça. Je ne pourrais pas vous
décrire, faute de temps, divers parcours qui y
mènent. J'ai donc choisi la fugue comme support
à mon exposé. Plusieurs d'entre nous, dans
cette salle doivent se rappeler ce désir
puissant de quitter, à un moment donné de notre
adolescence, le toit familial à la recherche de
quelque chose qu'on arrivait même pas à nommer.
Ce qui était presque certain, c'était la
supposée incapacité de nos parents de nous
comprendre d'une part, et d'autre part, cette
conviction de pouvoir cheminer, désormais, sans
leur aide cela explique la différence que
je faisais au début entre l'enfant qui sent un
besoin encore total des parents pour sa survie et
l'adolescent qui croit qu'il peut s'en passer. Au
fond, il s'agissait peut-être de ce désir
profond de liberté, de ce désir profond
d'indépendance. Il s'agissait de se
tester , de voir si on
était capable d'aller plus loin que le balcon
avec son baluchon. Combien d'entre nous ont
rêvé à cette fugue et combien d'entre vous,
sans mettre leur projet à exécution, ont quand
même fugué dans leur imaginaire. Combien
d'entre vous ont été émerveillé par le
discours d'un adulte beau parleur. Cet adulte
brillant, à nos yeux, ce gourou qui, si
l'occasion se présentait, aurait pu nous dire
cette phrase célèbre : abandonne
tout et suis moi . Si certains l'ont
imaginée cette fugue, d'autres l'ont réalisée,
l'ont actualisée. Bien que la grande majorité
des fugueurs retournent chez eux après un mois,
selon certaines recherches qui, à mon avis,
correspondent à une certaine réalité, il
demeure qu'une petite minorité persévère dans
la voie de la fugue. Il s'agit, probablement, de
ceux qui n'ont pas trouvé et qui croient encore
qu'ils vont trouver le gourou ou l'évènement
initiatique qui les propulsera au rang d'adulte
et de citoyen. Certains qui restent en fugue
rencontreront probablement cet adulte rempli
d'expériences sur l'art de passer pour un gourou
et, la faim et le froid aidant, ceux-là risquent
de se laisser tenter par une possible relation
avec cet adulte substitut parental qui promet
tout et qui sait tout. Pour cet adolescent,
coucher avec un adulte missionnaire qui l'a
ramassé dans la rue ne constitue pas, tout de
suite, un acte de prostitution. Cela viendra plus
tard, quand il se rendra compte que son mentor
n'est pas un gourou et qu'il y a d'autres jeunes
qui se débrouillent dans la même situation. Il
se rendra compte que son corps est monnayable,
qu'on peut en faire commerce. Il se rendra compte
que ce commerce peut assurer sa survie d'une part
et que peut être comme le dit le vieux proverbe
: tous les chemins mènent à
Rome . Continuer de chercher tout en
faisant de l'argent. Malgré des revers de plus
en plus cuisants, l'adolescent prostitué
continue souvent de se fier à cet imaginaire et
est mû par la pensée magique qui en résulte.
Ce choix comporte aussi son lot de surprises et
de misères. Beaucoup d'adolescents se
décourageront mais certains d'entre eux
qui ne trouveront jamais de toute façon
persisteront jusqu'à la fin, jusqu'à vingt ans
peut-être. La prostitution des garçons est une
chose éphémère.
J'ai
employé le mot choix et
il faut que je m'explique. Je ne crois pas qu'on
choisit la rue dans un élan de passion.
L'adolescent ou le jeune adulte fait un choix
entre une situation qu'il interprète comme
aliénante, difficile voire suicidaire, et la
rue. L'adolescent qui a l'impression d'être
muselé, qui vit dans un système où les
mécanismes de communication servent à conforter
la version du père, choisit de partir pour sa
survie, pour son émancipation, pour devenir un
citoyen. Il choisit la rue à cause du sens et du
symbole qui y sont rattachés, à cause de son
désir de socialiser.
Tout
être humain essaie d'échapper à ces chaînes
que constituent l'ignorance, l'exploitation.
L'adolescent n'y échappe pas. Pour certains, la
liberté n'a pas de limites. Pour un jeune punk,
le pouvoir, l'autorité constitue des entraves à
son émancipation. Je ne suis pas certain qu'il
ait complètement tort. Pour l'imaginaire du
jeune garçon prostitué, la rue n'était, au
départ, qu'un chemin à la recherche de celui ou
de celle qui lui montrerait les complexes voies
menant au statut d'adulte. Cette motivation de
base chez l'adolescent doit nous interpeller
comme intervenants, comme parents et comme
législateurs. Il serait souhaitable qu'on s'y
arrête, qu'à force de vouloir aider qu'on mette
de côté l'essentiel de la recherche première
du garçon, c'est-à-dire son désir
d'émancipation.
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