Actes des colloques du CRI


  • Mythes, contraintes et pratiques
    00/06/09

    Choisir la marginalité


    Jacques Moïse

    Intervenant jeunesse
    (Consultant en toxicomanie, PIAM)

    "La rue : étape vers l'émancipation dans l'imaginaire de l'adolescent prostitué"

Résumé

Dans son désir de devenir adulte, l'adolescent utilise parfois la fugue comme moyen de tester ses capacités de voler de ses propres ailes ou pour acquérir des habiletés lui permettant de le faire. Dans cette quête d'émancipation, le jeune homme quitte ses parents pour, paradoxalement, retrouver sur son chemin d'autres adultes avec qui il devra interagir. Cette interaction se joue dans la rue qui devient, contrairement au toit familial, un lieu de négociation et d'apprentissage du pouvoir.


Introduction

Je voudrais, au départ, clarifier l'utilisation du terme “ adolescent ” tel que je le conçois et tel que je vais l'employer durant ce court exposé. Le terme “ adolescence ” que je distingue de celui de l'enfance concerne un individu qui possède certaines caractéristiques biologiques d'un homme adulte et les capacités d'accomplir certaines tâches sociales telles que travailler, adhérer à un mouvement et ce qui est le plus important, à mon avis, demeure cette capacité que possède l'adolescent de négocier sa place et son pouvoir au sein d'une société avec laquelle il interagit.

Cette précision étant faite, j'aimerais vous parler du parcours de certains adolescents qui font de la prostitution. Je dis certains, parce que je ne prétends pas que mon analyse concerne tous ceux qui ont opté pour cette forme de débrouille ou de travail sexuel. Parfois, les chercheurs et les théoriciens de l'agir humain ne font pas assez d'efforts pour informer du caractère très pointu, très parcellaire de leurs conclusions. Les médias, quant à eux, présentent souvent ces résultats comme étant des réalités qui concernent toute une population. J'ai choisi de vous parler des garçons qui font la prostitution, d'une part, parce que je travaille avec ces personnes depuis plusieurs années et, d'autre part, à cause d'une lecture qui m'a troublé. Je lisais une thèse doctorale sur la prostitution juvénile et je suis tombé sur le passage suivant :

Capables d'exploiter les adultes homosexuels, les prostitués délinquants s'adonnent à la prostitution pour assaillir ces clients, les voler et les menacer de chantage. L'exploitation financière d'une population-cible vulnérable est bien plus la fin poursuivie par ces jeunes que l'attrait pour l'activité de prostitution elle même.

Cette citation me permettra d'analyser ce que je considère comme un mythe ou au moins ce qu'il convient d'appeler un stéréotype concernant la prostitution juvénile des garçons. Beaucoup de chercheurs et d'intervenants assimilent les jeunes qui font la prostitution à des individus ayant de graves troubles de personnalité. Ils les présentent souvent tous comme des antisociaux. Le choix de la prostitution ne serait qu'une astuce qui permette à ces jeunes de dévaliser et de violenter leurs clients. D'autres prétendent que ces jeunes viennent de familles dysfonctionnelles et éclatées. Pour être prostitué, il faut donc soit avoir un trouble de la personnalité, soit être victime d'un système familial disloqué et éclaté. On ne peut pas prétendre qu'il n'existe pas d'antisociaux, de délinquants chez cette population, on ne peut pas non plus prétendre qu'une partie de ces jeunes ne peuvent provenir de familles dysfonctionnelles et éclatées mais je prétends que certains jeunes avec qui j'ai travaillé depuis treize ans ne correspondent pas à la citation précédente.

Un jeune ne se lève pas un matin et rêve de devenir prostitué comme il rêve de devenir pompier, docteur ou pilote d'avion. Les chemins qui mènent à la prostitution sont plus complexes que ça. Je ne pourrais pas vous décrire, faute de temps, divers parcours qui y mènent. J'ai donc choisi la fugue comme support à mon exposé. Plusieurs d'entre nous, dans cette salle doivent se rappeler ce désir puissant de quitter, à un moment donné de notre adolescence, le toit familial à la recherche de quelque chose qu'on arrivait même pas à nommer. Ce qui était presque certain, c'était la supposée incapacité de nos parents de nous comprendre d'une part, et d'autre part, cette conviction de pouvoir cheminer, désormais, sans leur aide — cela explique la différence que je faisais au début entre l'enfant qui sent un besoin encore total des parents pour sa survie et l'adolescent qui croit qu'il peut s'en passer. Au fond, il s'agissait peut-être de ce désir profond de liberté, de ce désir profond d'indépendance. Il s'agissait de se “ tester ”, de voir si on était capable d'aller plus loin que le balcon avec son baluchon. Combien d'entre nous ont rêvé à cette fugue et combien d'entre vous, sans mettre leur projet à exécution, ont quand même fugué dans leur imaginaire. Combien d'entre vous ont été émerveillé par le discours d'un adulte beau parleur. Cet adulte brillant, à nos yeux, ce gourou qui, si l'occasion se présentait, aurait pu nous dire cette phrase célèbre : “ abandonne tout et suis moi ”. Si certains l'ont imaginée cette fugue, d'autres l'ont réalisée, l'ont actualisée. Bien que la grande majorité des fugueurs retournent chez eux après un mois, selon certaines recherches qui, à mon avis, correspondent à une certaine réalité, il demeure qu'une petite minorité persévère dans la voie de la fugue. Il s'agit, probablement, de ceux qui n'ont pas trouvé et qui croient encore qu'ils vont trouver le gourou ou l'évènement initiatique qui les propulsera au rang d'adulte et de citoyen. Certains qui restent en fugue rencontreront probablement cet adulte rempli d'expériences sur l'art de passer pour un gourou et, la faim et le froid aidant, ceux-là risquent de se laisser tenter par une possible relation avec cet adulte substitut parental qui promet tout et qui sait tout. Pour cet adolescent, coucher avec un adulte missionnaire qui l'a ramassé dans la rue ne constitue pas, tout de suite, un acte de prostitution. Cela viendra plus tard, quand il se rendra compte que son mentor n'est pas un gourou et qu'il y a d'autres jeunes qui se débrouillent dans la même situation. Il se rendra compte que son corps est monnayable, qu'on peut en faire commerce. Il se rendra compte que ce commerce peut assurer sa survie d'une part et que peut être comme le dit le vieux proverbe : “ tous les chemins mènent à Rome ”. Continuer de chercher tout en faisant de l'argent. Malgré des revers de plus en plus cuisants, l'adolescent prostitué continue souvent de se fier à cet imaginaire et est mû par la pensée magique qui en résulte. Ce choix comporte aussi son lot de surprises et de misères. Beaucoup d'adolescents se décourageront mais certains d'entre eux — qui ne trouveront jamais de toute façon persisteront jusqu'à la fin, jusqu'à vingt ans peut-être. La prostitution des garçons est une chose éphémère.

J'ai employé le mot “ choix ” et il faut que je m'explique. Je ne crois pas qu'on choisit la rue dans un élan de passion. L'adolescent ou le jeune adulte fait un choix entre une situation qu'il interprète comme aliénante, difficile voire suicidaire, et la rue. L'adolescent qui a l'impression d'être muselé, qui vit dans un système où les mécanismes de communication servent à conforter la version du père, choisit de partir pour sa survie, pour son émancipation, pour devenir un citoyen. Il choisit la rue à cause du sens et du symbole qui y sont rattachés, à cause de son désir de socialiser.

Tout être humain essaie d'échapper à ces chaînes que constituent l'ignorance, l'exploitation. L'adolescent n'y échappe pas. Pour certains, la liberté n'a pas de limites. Pour un jeune punk, le pouvoir, l'autorité constitue des entraves à son émancipation. Je ne suis pas certain qu'il ait complètement tort. Pour l'imaginaire du jeune garçon prostitué, la rue n'était, au départ, qu'un chemin à la recherche de celui ou de celle qui lui montrerait les complexes voies menant au statut d'adulte. Cette motivation de base chez l'adolescent doit nous interpeller comme intervenants, comme parents et comme législateurs. Il serait souhaitable qu'on s'y arrête, qu'à force de vouloir aider qu'on mette de côté l'essentiel de la recherche première du garçon, c'est-à-dire son désir d'émancipation.



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