Actes des colloques du CRI


  • La vie itinérante
    99/06/04

    De l'individu à l'environnement, la question des liens.


    Véronique Lussier
    (
    Professeure associée de psychologie, UQAM)
    « La vie affective des itinérants, de la rupture à la hantise des liens»

La vie affective des itinérants, telle qu'elle se révèle à travers le témoignage de jeunes adultes fréquentant des ressources d'hébergement spécialisées en itinérance (voir Poirier et al, 1999), se caractérise par la solitude, le rejet et l'exclusion, mais de façon plus inattendue, elle s'inscrit avant tout sous le signe du rapport à l'autre, un rapport qui se vit toutefois dans la douleur : douleur de l'impossibilité des liens auxquels il faudrait renoncer pour survivre. Sous cet angle, soit celui de la construction subjective des itinéraires et des parcours affectifs au sein de l'itinérance, deux versants contrastés sont étroitement interreliés :



1) d'une part, la rupture posée comme nécessaire ;


2) d'autre part, la hantise de liens proclamés néfastes mais indispensables.



On peut conceptualiser ces deux versants comme les forces dynamiques d'un engrenage où le refus de renoncer sous-tend les parcours de quête et d'errance.




1) La rupture

D'après leurs témoignages, les jeunes itinérants font face, depuis l'enfance (et souvent même dès la naissance), à des contextes relationnels d'une telle précarité, d'une telle insuffisance ou d'une telle nocivité que leur intégrité s'en trouve menacée : pour survivre ils doivent s'en extraire.



Leur itinérance se pose comme la conséquence d'une coupure inévitable, réponse essentielle et première à des défaillances et des manquements graves de la part des instances normalement accueillantes et protectrices, qui se sont révélées inadéquates ou destructrices (menaçant l'intégrité corporelle, la survie physique, le droit à l'enfance, l'intégrité psychique, l'identité, l'individualité) : qu'il s'agisse des figures parentales, de leurs substituts, de réseaux auxiliaires (familles d'accueil, familles élargies) ou de réseaux parallèles (fratrie, amis, milieu scolaire), ce sont des expériences d'intrusion (mauvais traitements, abus), d'absence (placements, abandons) et de démission (lâcheté des témoins) qui colorent dès le début la construction de leur univers affectif. Les menaces perçues d'abord dans les milieux d'origine vont par la suite être reprises et perpétuées par les institutions sociales et leurs représentants. La pauvreté des réseaux compensatoires, ajoutée à un noyau relationnel déficient, contribue aux sentiments d'impuissance et d'aliénation, lesquels fondent à leur tour un parcours de désaffiliation croissante.



De façon fondamentale, c'est l'inscription à tous les niveaux qui se trouve ainsi compromise : à travers l'expérience d'être indésirables et indignes, ces jeunes voient menacée leur place en tant qu'êtres humains et plus tard en tant que citoyens. La victimisation et l'apprentissage précoce de la désolidarisation entravent toute velléité d'appartenance. Sous cet angle, l'expérience affective dominante est celle de la rupture, posée comme inévitable.




2) La hantise

La rupture est un élément charnière des itinéraires, qui installe l'expérience affective de l'itinérance dans la discontinuité et la déliance, mais le détachement et la désinscription sont loins d'être définitifs, ils font plutôt l'objet de tentatives constamment renouvelées. Les préoccupations dominantes de prise de distance, de séparation et d'affranchissement trahissent la vivacité des liens prétendument abolis : rancoeur, scénarios de vengeance, regrets, désirs de réparation, ouvertures plus ou moins ambivalentes au rapprochement sont bien davantage révélateurs du maintien des attentes que d'un réel désinvestissement.



En dépit de l'omniprésence de la coupure et de la pauvreté des réseaux, il serait erroné de conclure à un vide relationnel : le rapport aux autres domine le discours et la pensée au quotidien. La hantise des questionnements (sur le rejet, l'origine, l'identité), l'intensité des reproches, les préoccupations obsédantes à l'égard des figures parentales notamment, les parcours jalonnés de reprises de contact et de tentatives pour rétablir une forme de communication sont autant d'indices de l'actualité (à la fois fantasmatique et concrète) des liens malgré la distanciation.



Les mouvements de retour, qu'ils soient en pensée, en gestes ou en répétition symbolique dans d'autres contextes, illustrent l'un des paradoxes les plus frappants de la tourmente affective des jeunes itinérants, soit le pivot de la coupure et du maintien simultané des liens. L'itinérance, dans son mouvement de va-et-vient, symbolise alors, autant que la nécessité de la rupture, son impossibilité. L'errance signe le refus de renoncer à ces liens qui relèvent d'une nécessité vitale mais auxquels il faudrait se soustraire pour survivre. La quête de reconnaissance, d'appartenance, et d'une acceptation première devient un leitmotiv de l'existence, une façon de survivre et de provoquer le destin. Se limiter au constat de la désaffiliation et de l'absence d'ancrage reviendrait à escamoter ce qui fait la force vive de l'expérience affective de l'itinérance. Les itinéraires eux-mêmes peuvent être conçus comme une façon d'interpeller, avec obstination, l'ensemble des instances concernées par la désolidarisation. En définitive, l'itinérance se présente sous cet angle non pas comme un parcours de défaite et d'abdication, mais plutôt comme le maintien irraisonné de l'espoir.




Référence

Poirier, M., V., Lussier, R., Letendre, P., Michaud, M., Morval, S., Gilbert et A., Pelletier, (1999). Relations et représentations interpersonnelles de jeunes adultes itinérants. Rapport de recherche, déposé au Conseil québécois de recherche sociale (CQRS).





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