La vie affective
des itinérants, telle qu'elle se révèle à
travers le témoignage de jeunes adultes
fréquentant des ressources d'hébergement
spécialisées en itinérance (voir Poirier et
al, 1999), se caractérise par la solitude,
le rejet et l'exclusion, mais de façon plus
inattendue, elle s'inscrit avant tout sous le
signe du rapport à l'autre, un rapport qui se
vit toutefois dans la douleur : douleur de
l'impossibilité des liens auxquels il faudrait
renoncer pour survivre. Sous cet angle, soit
celui de la construction subjective des
itinéraires et des parcours affectifs au sein de
l'itinérance, deux versants contrastés sont
étroitement interreliés :
1)
d'une part, la rupture posée comme
nécessaire ;
2)
d'autre part, la hantise de liens proclamés
néfastes mais indispensables.
On
peut conceptualiser ces deux versants comme les
forces dynamiques d'un engrenage où le refus de
renoncer sous-tend les parcours de quête et
d'errance.
1) La
rupture
D'après
leurs témoignages, les jeunes itinérants font
face, depuis l'enfance (et souvent même dès la
naissance), à des contextes relationnels d'une
telle précarité, d'une telle insuffisance ou
d'une telle nocivité que leur intégrité s'en
trouve menacée : pour survivre ils doivent
s'en extraire.
Leur
itinérance se pose comme la conséquence d'une
coupure inévitable, réponse essentielle et
première à des défaillances et des manquements
graves de la part des instances normalement
accueillantes et protectrices, qui se sont
révélées inadéquates ou destructrices
(menaçant l'intégrité corporelle, la survie
physique, le droit à l'enfance, l'intégrité
psychique, l'identité, l'individualité) :
qu'il s'agisse des figures parentales, de leurs
substituts, de réseaux auxiliaires (familles
d'accueil, familles élargies) ou de réseaux
parallèles (fratrie, amis, milieu scolaire), ce
sont des expériences d'intrusion (mauvais
traitements, abus), d'absence (placements,
abandons) et de démission (lâcheté des
témoins) qui colorent dès le début la
construction de leur univers affectif. Les
menaces perçues d'abord dans les milieux
d'origine vont par la suite être reprises et
perpétuées par les institutions sociales et
leurs représentants. La pauvreté des réseaux
compensatoires, ajoutée à un noyau relationnel
déficient, contribue aux sentiments
d'impuissance et d'aliénation, lesquels fondent
à leur tour un parcours de désaffiliation
croissante.
De
façon fondamentale, c'est l'inscription à tous
les niveaux qui se trouve ainsi compromise :
à travers l'expérience d'être indésirables et
indignes, ces jeunes voient menacée leur place
en tant qu'êtres humains et plus tard en tant
que citoyens. La victimisation et l'apprentissage
précoce de la désolidarisation entravent toute
velléité d'appartenance. Sous cet angle,
l'expérience affective dominante est celle de la
rupture, posée comme inévitable.
2) La
hantise
La
rupture est un élément charnière des
itinéraires, qui installe l'expérience
affective de l'itinérance dans la discontinuité
et la déliance, mais le détachement et la
désinscription sont loins d'être définitifs,
ils font plutôt l'objet de tentatives
constamment renouvelées. Les préoccupations
dominantes de prise de distance, de séparation
et d'affranchissement trahissent la vivacité des
liens prétendument abolis : rancoeur,
scénarios de vengeance, regrets, désirs de
réparation, ouvertures plus ou moins
ambivalentes au rapprochement sont bien davantage
révélateurs du maintien des attentes que d'un
réel désinvestissement.
En
dépit de l'omniprésence de la coupure et de la
pauvreté des réseaux, il serait erroné de
conclure à un vide relationnel : le rapport
aux autres domine le discours et la pensée au
quotidien. La hantise des questionnements (sur le
rejet, l'origine, l'identité), l'intensité des
reproches, les préoccupations obsédantes à
l'égard des figures parentales notamment, les
parcours jalonnés de reprises de contact et de
tentatives pour rétablir une forme de
communication sont autant d'indices de
l'actualité (à la fois fantasmatique et
concrète) des liens malgré la distanciation.
Les
mouvements de retour, qu'ils soient en pensée,
en gestes ou en répétition symbolique dans
d'autres contextes, illustrent l'un des paradoxes
les plus frappants de la tourmente affective des
jeunes itinérants, soit le pivot de la coupure
et du maintien simultané des liens.
L'itinérance, dans son mouvement de va-et-vient,
symbolise alors, autant que la nécessité de la
rupture, son impossibilité. L'errance signe le
refus de renoncer à ces liens qui relèvent
d'une nécessité vitale mais auxquels il
faudrait se soustraire pour survivre. La quête
de reconnaissance, d'appartenance, et d'une
acceptation première devient un leitmotiv de
l'existence, une façon de survivre et de
provoquer le destin. Se limiter au constat de la
désaffiliation et de l'absence d'ancrage
reviendrait à escamoter ce qui fait la force
vive de l'expérience affective de l'itinérance.
Les itinéraires eux-mêmes peuvent être conçus
comme une façon d'interpeller, avec obstination,
l'ensemble des instances concernées par la
désolidarisation. En définitive, l'itinérance
se présente sous cet angle non pas comme un
parcours de défaite et d'abdication, mais
plutôt comme le maintien irraisonné de
l'espoir.
Référence
Poirier, M., V., Lussier, R., Letendre, P.,
Michaud, M., Morval, S., Gilbert et A.,
Pelletier, (1999). Relations et
représentations interpersonnelles de jeunes
adultes itinérants. Rapport de recherche,
déposé au Conseil québécois de recherche
sociale (CQRS). |