J'aimerais vous
communiquer l'essentiel de deux fécondes
entrevues que j'ai obtenues avec Luc et Gaëtan.
Ces derniers m'ont décrit leur itinéraire
quotidien, leur circuit de quête, de
sollicitation et de consommation dans le
centre-ville de Montréal.
Les
journées types dans leur vie de sans-abri
illustrent bien deux réalités fort
différentes : l'une, de dépendance à
l'alcool et l'autre, à la drogue. Les entrevues
rendent compte également d'une farouche
indépendance à l'égard des ressources d'aide
aux itinérants. Nous avons sciemment évité
d'aborder les histoires de vie des interviewés
et nous avons orienté notre attention sur le
témoignage de leurs séjours prolongés dans la
rue qui révèlent une grande richesse humaine et
une soif de liberté.
L'itinéraire fermé
Le trajet
Le premier
itinéraire décrit comporte une caractéristique
importante qui me permet de le qualifier de
fermé dans la mesure où
la personne itinérante a vécu dans un
environnement restreint dont elle ne sortait
presque jamais puisqu'elle y quêtait, mangeait,
dormait et consommait. Son univers spatial était
bien délimité et ce n'est qu'exceptionnellement
qu'elle en sortait. Le point central de son
circuit était le stationnement de l'église du
Gésu, rue Bleury au sud de Sainte-Catherine.
C'était son point d'ancrage, son lieu
privilégié pour dormir, boire et manger.
À
l'Église, au Gésu dans le parking, j'avais un
lit, un matelas là, l'an passé. J'avais ma
cabane. La police nous achalait jamais, on
prenait notre bière, la police passait, ils nous
regardaient, ils continuaient, jamais ils nous
ont achalés .
De
ce point géographique central, son territoire
est bien dessiné. Au sud-ouest Gaëtan se
rendait à la Gare centrale (Université et
René-Lévesque ouest) pour remonter ensuite
jusqu'au Centre Eaton, rue Sainte-Catherine. Au
nord-est, le point le plus éloigné était le
Toit rouge (Président Kennedy et Saint-Urbain),
le Complexe Desjardins et le Spectrum. À la fin
de ce trajet, Gaëtan revenait à son point de
départ (le Gésu).
Gaëtan
a choisi cet environnement commercial du fait des
activités qui s'y déroulent (Festival de Jazz),
des spectacles (Spectrum, Gésu) et des pièces
de théâtre.
C'est le monde que je regardais, le
monde qui vient de partout, il te voit habillé
comme ça... il y a en a qui nous
parle .
Le
trajet est donc très court (quelques kilomètres
seulement) et à la fois très mouvementé. Des
milliers de personnes circulent en effet à
l'intérieur de cet espace géographique. Il
s'agit de banlieusards qui arrivent en train, de
travailleurs du centre-ville, de consommateurs
des centres commerciaux, de festivaliers,
d'habitués des salles de spectacle ou des bars.
Ajoutons à cela les fidèles de l'Église du
Gésu. Toutes ces personnes peuvent être
interpellées et certaines d'entre elles seront
généreuses.
Le mode de subsistance
Gaëtan
est réveillé très tôt, entre quatre ou cinq
heures du matin.
Si on dormait deux heures par nuit
c'était beau, à six heures on allait [bummer]
pour déjeuner... pour prendre une bière à la
place du déjeuner, c'était ça le matin, on
partait là-dessus et cela durait toute la
journée .
De
six à neuf heures du matin, Gaëtan se rend à
la Gare centrale pour quêter :
Les gens de bureau passent tous là.
À neuf heures, je monte sur Sainte-Catherine,
s'il y a pas personne à côté de la Banque
Nationale en face du centre Eaton, je vais rester
là jusqu'à dix heures. Après dix heures, je
vois que ça commence à
slaquer un peu (à
relâcher), les gardes de sécurité commencent
à t'envoyer. Là je vais m'acheter une bière et
je vais la prendre dans la ruelle .
Vers
onze heures, midi, retour au Gésu, pour quêter
à la sortie des messes :
Des fois c'est pas pire. Sur l'heure
du dîner , on nous donne à manger
(sandwiches, hamburgers, patates frites). On
mange un peu mais pas beaucoup .
Ensuite,
Gaëtan s'octroie un moment de repos :
De une heure à trois heures trente,
on prenait une bière tranquillement en se
reposant... à côté du Gésu .
Vers
quatre heures, il retourne à la Gare centrale
puis à cinq heures se tient à la porte de la
banque.
Je tiens encore la porte du guichet
automatique jusqu'à neuf heures - neuf heures
trente. Ensuite, je m'en vais chercher quatre
grosses bières pour passer la nuit. On se
réveille à toutes les demi-heures. La soif te
pogne. Tu te relèves, tu en prends une autre
gorgée, toujours de la bière .
Avec
ce mode de fonctionnement, Gaëtan parvient
presque à vivre en
autosubsistance . De plus, 274$
par mois en provenance de l'aide sociale sont
déposés directement dans un compte à son nom.
Les rapports humains
On
est deux ou trois qui travaillent ensemble. On ne
quête pas ensemble, mais on boit ensemble et on
a partagé le stationnement à côté de
l'église pendant un moment. Les gens nous
apportent à manger, le nouveau restaurant Roger
m'apporte une soupe et le soir, un spaghetti.
C'est rare qu'on achetait à manger. J'allais à
la Mission St-Michel manger une soupe et prendre
une douche pour avoir du linge. À l'Accueil
Bonneau, j'y allais plus le dimanche parce
qu'ailleurs c'était fermé et il n'y avait
qu'eux qui donnaient des sandwiches et deux
cigarettes. On n'y allait pas pour la messe mais
il fallait y aller pour avoir nos deux cigarettes
et des sandwiches. Les Pères (du Gésu) venaient
jaser avec nous autres, on ne menait pas de
bruit, on ne dérangeait pas personne. Je n'aime
pas coucher dans les missions, j'aime mieux être
dehors que dans une mission. Ce sont plutôt des
jeunes qui vont nous demander pourquoi vous êtes
là, comment j'ai fait pour en arriver là. Les
vieux ne nous parlent pas beaucoup. Les jeunes
venaient me voir et m'apportaient une grosse
bière et ils me donnaient la moitié d'un
joint .
Il
semblerait que l'itinéraire
fermé donne l'occasion
d'avoir des rapports humains plus stables. Nous
percevons dans le discours de Gaëtan une forme
de régularité en ce qui concerne les contacts
humains qu'il peut avoir au cours de la journée.
En effet, les mêmes personnes reviendraient
régulièrement le supporter.
L'itinéraire ouvert
Le trajet
Contrairement
au premier répondant, Luc décrit un trajet
très long. Ce dernier déborde largement le
centre-ville et s'étend jusqu'au quartier
Côte-des-Neiges. Ce trajet est qualifié
d' ouvert dans la mesure
où l'itinéraire emprunté varie selon les
besoins de la personne, le lieu du
squat et également en
fonction des saisons. Néanmoins, Luc revient
toujours au même endroit pour dormir en fin de
journée.
Je
crêchais à l'église au coin Sherbrooke et
Clark. La fameuse église qui est passée au
feu. Le premier autobus qui tournait le coin
vers cinq heures, c'était mon réveille-matin.
Je pognais mes deux ou trois clients dans ce
coin-là parce que ça me prenait ma bière vite,
parce que j'étais malade de boisson .
Par
la suite, Luc quête activement sur la rue
Saint-Laurent et dans le Vieux-Montréal.
Je fais pas de piquet. Je pogne tout
ce qui bouge sur la rue. Quand j'avais fait un
premier 20$, j'allais chercher mon hit.
Après ça c'était sur la rue Saint-Denis. Je
montais jusqu'à la rue Duluth, après ça vers
l'ouest jusqu'à l'Oratoire Saint-Joseph. Je
quêtais partout. Il n'y a pas un endroit où je
n'ai pas quêté. Le seul endroit où
j'arrêtais, c'était l'hiver, près du Commensal
(angle Côte-des-Neiges et Queen Mary). Je
m'assoyais à terre à côté de la pharmacie. Je
fais pratiquement partie des meubles. Des fois je
marchais pas jusqu'à l'Oratoire. À la station McGill,
je sautais la gate, je prenais le métro
jusqu'à Guy, et par la suite l'autobus. C'est à
la station McGill que c'est le plus
facile de sauter le tourniquet .
Ainsi,
nous qualifions ce circuit
d' ouvert puisqu'il se
modifie fréquemment et couvre plusieurs
quartiers.
Le mode de subsistance
Tous
comme Gaëtan, Luc doit se lever très tôt
chaque matin car le besoin d'alcool et le froid
durant l'hiver se font rapidement sentir. C'est
cette même réalité que vivent Luc et Gaëtan.
Mais, la stratégie de subsistance est pour Luc
très différente. La recherche de
smack (héroïne) oblige
à une quête plus active, des heures de
présence dans la rue souvent plus importantes.
Nous
constatons en premier lieu que l'horaire de la
journée n'est pas aussi facile à décrire. La
journée type est parsemée d'imprévus, de
rencontres fortuites et entièrement axée sur
une recherche constante d'argent pour acheter de
la drogue et la consommer sur le champ en se
shootant n'importe où
(ruelle, salle de toilette, etc.).
Je travaillais jusqu'à temps que je
tombe. Je fermais les bars à trois heures du
matin .
Puis,
Luc retourne à l'église.
J'avais ma boîte de carton dans le
pit, dans le mur, j'avais un gros plastique par
dessus ça. J'avais deux sacs de couchage. Je
rentrais là-dedans, mes deux bières à côté.
Dès que tu te réveilles, il faut que tu sortes
de là, c'est trop froid, trop
humide .
Évidemment,
la faim n'a presque jamais été mentionnée dans
l'entrevue. Même les rares fois où Luc a
utilisé les services d'un refuge, il partait
avant le déjeuner. Le recours à l'Accueil
Bonneau ne s'est réalisé que lorsque Luc était
à bout de souffle.
J'étais anti-mission, pas capable
d'aller là... le line-up
dehors... .
Les rapports humains
Dans
cette entrevue, les rapports humains sont
largement mentionnés, cependant ils comportent
un caractère marqué de superficialité. Le
refus d'entrer en relation profonde avec les
personnes sollicitées, les autres sans-abri et
les intervenants est constant.
C'est un show que je donne...
histoire de les faire rire un peu, je leur jurais
que c'était pas pour manger... J'arrangeais ça
pour que cela soit drôle, par exemple une levée
de fonds pour envoyer Jean Chrétien à Jurassik
Park. Je faisais ça sur la rue, n'importe où,
dans les bars de la rue Saint-Denis. Je faisais
une terrasse. Ils m'invitaient à m'asseoir et me
payaient une bière. Je me déguise en clochard,
vieux jacket et vieux chapeau. J'ai mes habits de
gars saoul. Quand je pars pour travailler, je
mets ce costume-là. Je me cache derrière le
personnage du clochard. Je n'aime pas quand on me
questionne trop, j'essayais de faire ça short
and sweet. J'aimais pas qu'on rentre dans ma
vie personnelle. Quand je n'étais pas en manque,
j'ai accepté des invitations à manger dans des
endroits dispendieux. Je quête devant le
théâtre Saint-Denis et les gens me disent que
je devrais être en dedans. Les gens sont un peu
crédules, certains envient le côté freeman,
le clochard vagabond, la vie sans
responsabilités. Je ne suis pas capable de
travailler sur le pit, la pitié : un
peu de monnaie pour manger... Il y a dix ans,
j'ai décidé de rester dans la rue, de pas
rembarquer, je ne voulais plus rien savoir
jusqu'à temps que je rencontre un travailleur de
rue. J'étais un solitaire, je travaillais seul,
je consommais seul. Au squat, j'ai
rencontré des skins, ça a pas été drôle,
cela a reviré à coups de barre de fer. Ils ont
fini par m'accepter. Après, ce fut des
punks : eux autres, ils ne nous achalaient
pas, on faisait même des échanges à un moment
donné .
L'itinéraire
ouvert n'a-t-il pas permis à cette personne de
multiplier les rapports humains tout en gardant
une distance avec les passants ? Nous
constatons que les longs trajets sont aussi
parcourus par une personne plus jeune et en
meilleure forme physique.
Pour
Luc et Gaëtan, le principal ennemi reste le
froid et le danger le plus immédiat sont les
engelures. Ils connaissent le réseau qui leur
vient en aide, mais ne s'en approchent pas trop.
Ils tiennent à leur indépendance et à leur
consommation. Ils aiment entrer en interaction
avec les autres citoyens, particulièrement ceux
qui n'entrent pas dans leur intimité ou leur
histoire de vie. Cette entrevue qui ne creusait
pas leur vie intime mais bien leur quotidien de
personnes itinérantes s'est déroulée dans un
climat fort détendu, même si leurs témoignages
ravivaient des souvenirs forts récents et
quelques fois douloureux.
Conclusion
Prendre
le temps d'écouter ces deux personnes m'a permis
de mieux comprendre comment elles structurent et
organisent leur vie itinérante. Les journées se
déroulent rapidement, car la recherche d'argent
les occupe à temps plein et le sommeil est loin
d'être réparateur. Les missions et refuges sont
utilisés à l'extrême limite de leur survie ou
pour s'accorder un peu de répit. Le travailleur
de rue a su entrer en contact avec eux, les
apprivoiser, pour finalement les référer aux
services adaptés. La décision de sortir de la
rue émane de leur propre volonté. En dépit de
cette décision, des retours occasionnels à la
mendicité se produisent encore dans les deux
cas.
L'auteur remercie Luc Girard et Gaëtan
Ouellette
et souhaite avoir bien traduit leur pensée.
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