Résumé
La littérature orale
véhicule de nombreux récits sur l'étranger qui
surgit dans une communauté dont il remet en
question l'ordre du monde : bel homme noir
qui n'est qu'un déguisement du diable, quêteux
parfois bienveillant mais souvent menaçant et
jeteux-de-sorts. Par ailleurs, les contes
traditionnels décrivent les longs voyages
périlleux d'un héros qui doit affronter des
dangers et dont il triomphera. Les légendes
urbaines à leur tour reprennent ce discours. Contrôle social, effort de
classification, tentative de compréhension. Que
peuvent nous dire ces ethnotextes ?
Le quêteux d'autrefois
Le quêteux. Sujet
pittoresque. Type bien
populaire . Au personnage
de Jambe-de-Bois ,
personnage d'Un Homme et son péché de
Claude-Henri Grignon, répondent les silhouettes
bien réelles de ces mendiants, coin
Sainte-Catherine et Saint-Denis à Montréal.
La charité pour l'amour du bon
Dieu . Formule des quêteux d'autrefois
quand ils demandaient vingt-cinq cents pour boire
un café au Northeastern de la rue
Sainte-Catherine. Sentiment de pitié, de peur.
Autrefois, ils
s'avançaient vers le refuge de la maison,
apportant avec eux l'inconnu. Le danger. Il y
avait le mendiant propre, poli, civilisé... Le
pauvre qui s'intégrait pour ainsi dire au corps
social, qui s'effaçait dans le paysage urbain.
Il y avait donc le
vrai quêteux, le mendiant classique, le quêteux
traditionnel et proprement dit. Chaque année, ce
quêteux revenait, parcourait
systématiquement les rangs de la paroisse en
s'arrêtant aux mêmes endroits pour prendre ses
repas ou passer la nuit.
Il y a par ailleurs
le mendiant menaçant, agressif qui vous
accrochait, vous suivait sur le trottoir. Il y
avait aussi le quêteux charlatan, le verbe haut,
qui envahissait le foyer. S'il trouvait la femme
seule à la maison avec les enfants, il
réclamait des crêpes au lard .
Il y avait aussi le
mendiant qui parlait tout bas, qui semblait
projeter le malheur, le quêteux jeteux de sorts
sombre, taciturne, l'oeil en dessous
. Pour semer la terreur, il n'avait qu'à
dire : Vous vous souviendrez de
moi ! Son passage provoquait des
malheurs : mort d'animaux, maladies
mystérieuses, vermine, pain qui ne lève pas.
Une autre classe de
quêteux était constituée par les bohémiens.
Ils voyageaient en groupe avec leurs enfants.
Maquignons, ils achetaient, vendaient,
revendaient ou échangeaient des chevaux ;
surtout, malgré tous les enfants qui les
accompagnaient, ils avaient la réputation
d'enlever les enfants. Leur passage n'était
pourtant suivi que de la découverte de petits
vols de poules, de lait et de foin...
Le pauvre, le
quêteux, le mendiant est ici est au centre d'un
dispositif.
En premier lieu, il y
a transgression à l'endroit du quêteux. Par la
moquerie comme dans Les Anciens Canadiens de
Philippe Aubert de Gaspé : La femme
à Lestin Coulombe [...] s'était moquée, le
propre jour de ses noces, d'un quêteux qui
louchait de l'oeil gauche. De son
côté, Angèle Cloutier, personnage de Robertine
Barry, avait ri de p'tit Bob une
fois... Les trois
grivoises d'un récit publié par
Marius Barbeau avait arrosé la broyette d'un
vieux quêteux ou une maîtresse de maison avait
fait des remarques à
propos des poux. En somme, les quêteux sont
susceptibles et se vengent des moqueries.
Le refus de donner au
quêteux est une autre transgression. La laideur
d'un personnage d'Honoré Beaugrand, Macloune,
s'expliquait par le fait qu'avant sa naissance,
sa mère avait refusé de laisser entrer dans sa
maison une sauvagesse
ivre qui l'avait maudit. Une autre
explication : un quêteux de Saint-Michel de
Yamaska lui avait jeté un sort car elle ne lui
avait pas fait aumône. Dans La
Maison hantée , Louis Fréchette
raconte qu'un mendiant n'avait eu que des pommes
de terre bouillies et qu'on ne lui avait pas
offert de partager la table de famille, ni le
morceau de lard qui se trouvait dessus. Ailleurs,
on refusait du lait, de la viande, de l'argent,
ou tout simplement l'hospitalité comme cette
femme occupée à faire cuire du pain ou à faire
son savon qui refusait de donner à manger à un
quêteux.
Ces transgressions
entraînaient une punition provoquée par un
rituel de menaces verbales comme :
Prenez bien garde, jeune femme, de
n'avoir que des enfants loucheux. ou,
comme le proclama le vieux quêteux qui se fit
arroser la broyette :
Vous autres, mes trois grivoises,
vous allez avoir connaissance de moi.
Les quêteux utilisaient aussi la formule :
Vous vous souviendrez de
moi. ou Il vous arrivera
malheur. Un autre quêteux menaça en
ces termes : Ah ! Vous
n'avez pas d'argent, c'est égal, vous n'en aurez
plus cet hiver. Je vous garantis que vous n'aurez
plus de chance cette année. Vous n'aurez pas
d'épis, vos vaches n'auront pas de
veaux. Il répéta ce terrible sort
par trois fois.
Ces rituels
produisaient des effets qui sont une liste de
tous les malheurs qui peuvent frapper une
famille : tare physique comme la laideur de
Macloune, mal de jambes étrange qui affecte deux
filles. En milieu rural, des maladies frappent
les animaux : ailleurs, les porcs sont
ensorcelés et, la tête en bas, tournent comme
des toupies sur leur groin et des truies, des
chevaux, des vaches sont victimes d'accidents.
Mais les effets maléfiques des sorts se font
surtout sentir dans le cercle même de l'aire
domestique où s'affaire la mère de famille
devant son poêle. Une cuisinière trouve des
aliments qui se détériorent : lait caillé
dans sa chaudière, viande pourrie, mie du pain
rougie. Enfin, souvent après le passage du
quêteux, la maison se remplit de poux.
Des phénomènes
bizarres se produisent dans une maison hantée,
objet d'un récit de Louis Fréchette : le
tisonnier s'introduit de lui-même dans la petite
porte du poêle, la trappe de la cave se soulève
et des centaines de pommes de terre envahissent
la cuisine, une cuillère de plomb se balade dans
les airs, d'autres ustensiles sortent de leur
tiroir, une tabatière disparaît, les
couvertures d'un lit sont arrachées, les
barreaux d'un lit tournent sur eux-mêmes, les
vases ne peuvent plus contenir l'eau du ruisseau.
Pierre-Georges Roy,
rassemblant tous les malheurs qu'il a pu glaner,
énumère les actions des quêteux irrités :
empêcher les poules de pondre ou les vaches de
donner leur lait, brûler les bâtiments, surtout
les granges, tarir les puits, faire mourir un
animal, faire brûler le pain au four, limiter le
nombre des poussins des poules couveuses,
empêcher la brassée de savon de
prendre .
Le mauvais sort
recouvre tout le petit univers domestique et le
détruit.
Pour se protéger des
maléfices, il fallait éviter le contact. À ces
gestes et formules qui avaient une fonction de
prévention, il fallait ajouter un contre-rituel
qui neutralisait le sort. Le premier geste,
évident, était de donner au quêteux ce qu'il
demande. Mais des gestes rituels pouvaient
éviter d'avoir recours à cette retraite :
mettre son tablier à l'envers, ramener les
pouces à l'intérieur de la paume de la main,
jeter un cheveu dans le feu en disant :
C'est toé, p'tit Bob qui m'a jeté
un sort, il va-t'en cuire. Un curé
s'attaquait ainsi à celui qui avait jeté un
sort sur le lait : il versa un peu de ce
lait qui était dans un bol à bouillie, y
plongea une petite palette dans laquelle il
enfonça cinq aiguilles et brassa le tout. Dans
Souvenirs d'un octogénaire, Désilets
fait intervenir une sorte de sorcier qui, par des
sortilèges non décrits, fit revenir le
quêteux, et lui ordonna de lever le sort. Un
informateur du père Germain Lemieux rapporte
qu'un solide habitant n'a pas besoin de faire
revenir le jeteux-de-sorts par des rituels
compliqués. Il entendit les menaces du quêteux
et le mit à la porte à grands coups de pieds.
Pour débarrasser une maison des poux, il
suffisait d'en prendre trois et de les jeter dans
une rivière en prononçant une formule magique.
Dans Le Pain d'habitant, Jean-Claude
Dupont énumère les gestes qui peuvent conjurer
le sort qui empêche de faire cuire un bon
pain : on peut l'offrir à un autre quêteux
ou le brûler. En y enfonçant des aiguilles, on
obligeait le quêteux à revenir.
Bref, le quêteux
menaçait.
Le queteux parle
Lorsque dans le
territoire du groupe s'avance l'Étranger,
l'espace du Refuge est sur le point d'être
envahi par l'espace du Monstrueux, le Cosmos est
menacé par le Chaos.
L'angoisse s'exprime
au travers de questions. L'Étranger inquiète.
Sa pauvreté dérange celui qui possède car elle
rappelle que les choses, toutes les choses dont
s'entoure celui qui possède, ne sont jamais
acquises définitivement.
Le pauvre dit la
pauvreté à celui qui possède. Comme le
vieillard dit le vieillissement à celui qui est
jeune. Comme le malade dit la maladie au
bien-portant. Comme l'errant dans sa dérive dit
la non-appartenance à celui qui est intégré.
Comme le malade mental dit la fragilité de
l'équilibre psychologique à celui qui est si
bien adapté. Comme le solitaire dit la solitude
à ceux qui sont entourés.
Tous ces hommes et
ces femmes en état de manque, tous ces
Étrangers, proclament à la face de tous les
autres, de tous ceux qui sont à l'intérieur de
l'espace du Refuge (riches, jeunes, en santé,
situés , équilibrés, entourés)
la possibilité de perdre, un jour, tout cela, de
manquer, un jour, de tout cela. Ils viennent
donc. Ils se présentent. Quémandant. Demandant.
Nécessitant.
S'anime alors
aussitôt le groupe. En celui qui voit tout à
coup surgir le
totalement-différent se
mettent en mouvement les réflexes de défense.
La parole tente de remplir la brèche que
l'Étranger vient d'ouvrir. Les mots tentent de
rétablir l'équilibre par une prodigieuse quête
du sens de la part des acteurs qui cherchent à
se rassurer en expliquant tout. L'Étranger leur
demandait de combler son manque et,
paradoxalement, ils sont à leur tour en état de
manque. Ils cherchent à comprendre à trouver
les responsables ! Ailleurs. Bien loin
surtout du lieu où parlent les interlocuteurs.
Hors de la page où ils sont. Dans les marges de
la page où se réfugient ceux qui tiennent feu
et lieu, qui possèdent et qui ne manquent de
rien, qui sont bien intégrés et bien adaptés,
qui sont forts et qui réussissent toujours, qui
n'ont rien à réparer et qui sont tellement bien
acceptés, qui sont au centre de tout et n'ont
rien à se reprocher, qui n'éprouvent aucune
culpabilité et ne sont pas responsables des
malheurs des autres.
Vitement
comprendre ! Pour retrouver la paix du
système auquel les interlocuteurs appartiennent.
Ne plus être inquiétés. Parler pour que tout
redevienne comme avant. Coller des noms.
Reprendre un exemple. Évoquer un proverbe ou un
dicton. Retrouver le calme. Pour expulser la
figure grotesque, l'Étrangeté, du territoire du
pauvre groupe ébranlé.
Et s'il n'y avait pas
hélas d'explication définitive ? Quand
cesseront enfin les bruits de toutes ces voix qui
cherchent tellement à tout expliquer, il n'y
aura peut-être qu'à reconnaître dans l'exilé,
l'Exil qui est au fond de tout homme et dans le
pauvre, la Pauvreté qui est au fond de tout
homme.
Et le discours
profond de l'homme d'ici, à qui veut bien
l'entendre, parle d'ouverture à l'autre,
d'accueil de l'autre, de partage avec l'autre.
Par sa demande d'aide, celui qui est en état de
manque pratique dans le système clos une fissure
qui ouvre celui qui possède à une conscience
renouvelée de ce qu'il est vraiment. L'avoir
avait tout recouvert ; les oripeaux, les
masques et les bibelots enlevés, apparaît l'être
qui est pur appel et qui ne peut naître que par
l'Autre. Quel qu'il soit, L'Étranger permet à
l'individu de s'ouvrir et de trouver sa vraie
dimension ; il permet aussi au groupe de se
changer en communauté où le
nous n'est plus refermé
comme un poing mais épanoui comme une main
ouverte.
Et le quêteux
d'autrefois par sa démarche ouvrait toutes ces
petites communautés au partage avec l'Autre qui
rend au centuple car il libère de l'enfermement
de l'espace du Refuge. Rappel lancinant du Manque
qui est le fond de l'homme à ceux qui occupaient
une position hégémonique. Invitation à une
quête qui ne se situerait ni dans l'axe du
Pouvoir, ni dans l'axe du Désir égocentrique.
|