Actes des colloques du CRI


  • Mythes, contraintes et pratiques
    00/06/09

    Choisir la marginalité


    Jean DuBerger
    Professeur à la retraite
    Université Laval
    "Les quêteux d'autrefois et l'itinérance de notre temps"

Résumé

La littérature orale véhicule de nombreux récits sur l'étranger qui surgit dans une communauté dont il remet en question l'ordre du monde : bel homme noir qui n'est qu'un déguisement du diable, quêteux parfois bienveillant mais souvent menaçant et jeteux-de-sorts. Par ailleurs, les contes traditionnels décrivent les longs voyages périlleux d'un héros qui doit affronter des dangers et dont il triomphera. Les légendes urbaines à leur tour reprennent ce discours.

Contrôle social, effort de classification, tentative de compréhension. Que peuvent nous dire ces ethnotextes ?



Le quêteux d'autrefois

Le quêteux. Sujet pittoresque. Type bien “ populaire ”. Au personnage de “ Jambe-de-Bois ”, personnage d'Un Homme et son péché de Claude-Henri Grignon, répondent les silhouettes bien réelles de ces mendiants, coin Sainte-Catherine et Saint-Denis à Montréal. “ La charité pour l'amour du bon Dieu ”. Formule des quêteux d'autrefois quand ils demandaient vingt-cinq cents pour boire un café au Northeastern de la rue Sainte-Catherine. Sentiment de pitié, de peur.

Autrefois, ils s'avançaient vers le refuge de la maison, apportant avec eux l'inconnu. Le danger. Il y avait le mendiant propre, poli, civilisé... Le pauvre qui s'intégrait pour ainsi dire au corps social, qui s'effaçait dans le paysage urbain.

Il y avait donc le vrai quêteux, le mendiant classique, le quêteux traditionnel et proprement dit. Chaque année, ce quêteux revenait, parcourait systématiquement les rangs de la paroisse en s'arrêtant aux mêmes endroits pour prendre ses repas ou passer la nuit.

Il y a par ailleurs le mendiant menaçant, agressif qui vous accrochait, vous suivait sur le trottoir. Il y avait aussi le quêteux charlatan, le verbe haut, qui envahissait le foyer. S'il trouvait la femme seule à la maison avec les enfants, il réclamait des “ crêpes au lard ”.

Il y avait aussi le mendiant qui parlait tout bas, qui semblait projeter le malheur, le quêteux jeteux de sorts “ sombre, taciturne, l'oeil en dessous ”. Pour semer la terreur, il n'avait qu'à dire : “ Vous vous souviendrez de moi ! ” Son passage provoquait des malheurs : mort d'animaux, maladies mystérieuses, vermine, pain qui ne lève pas.

Une autre classe de quêteux était constituée par les bohémiens. Ils voyageaient en groupe avec leurs enfants. Maquignons, ils achetaient, vendaient, revendaient ou échangeaient des chevaux ; surtout, malgré tous les enfants qui les accompagnaient, ils avaient la réputation d'enlever les enfants. Leur passage n'était pourtant suivi que de la découverte de petits vols de poules, de lait et de foin...

Le pauvre, le quêteux, le mendiant est ici est au centre d'un dispositif.

En premier lieu, il y a transgression à l'endroit du quêteux. Par la moquerie comme dans Les Anciens Canadiens de Philippe Aubert de Gaspé : “ La femme à Lestin Coulombe [...] s'était moquée, le propre jour de ses noces, d'un quêteux qui louchait de l'oeil gauche. ” De son côté, Angèle Cloutier, personnage de Robertine Barry, “ avait ri de p'tit Bob une fois... ” Les “ trois grivoises ” d'un récit publié par Marius Barbeau avait arrosé la broyette d'un vieux quêteux ou une maîtresse de maison avait fait des “ remarques ” à propos des poux. En somme, les quêteux sont susceptibles et se vengent des moqueries.

Le refus de donner au quêteux est une autre transgression. La laideur d'un personnage d'Honoré Beaugrand, Macloune, s'expliquait par le fait qu'avant sa naissance, sa mère avait refusé de laisser entrer dans sa maison une “ sauvagesse ivre ” qui l'avait maudit. Une autre explication : un quêteux de Saint-Michel de Yamaska lui avait jeté un sort car elle ne lui avait pas fait aumône. Dans “ La Maison hantée ”, Louis Fréchette raconte qu'un mendiant n'avait eu que des pommes de terre bouillies et qu'on ne lui avait pas offert de partager la table de famille, ni le morceau de lard qui se trouvait dessus. Ailleurs, on refusait du lait, de la viande, de l'argent, ou tout simplement l'hospitalité comme cette femme occupée à faire cuire du pain ou à faire son savon qui refusait de donner à manger à un quêteux.

Ces transgressions entraînaient une punition provoquée par un rituel de menaces verbales comme : “ Prenez bien garde, jeune femme, de n'avoir que des enfants loucheux. ” ou, comme le proclama le vieux quêteux qui se fit arroser la broyette : “ Vous autres, mes trois grivoises, vous allez avoir connaissance de moi. ” Les quêteux utilisaient aussi la formule : “ Vous vous souviendrez de moi. ” ou “ Il vous arrivera malheur. ” Un autre quêteux menaça en ces termes : “ Ah ! Vous n'avez pas d'argent, c'est égal, vous n'en aurez plus cet hiver. Je vous garantis que vous n'aurez plus de chance cette année. Vous n'aurez pas d'épis, vos vaches n'auront pas de veaux. ” Il répéta ce terrible sort par trois fois.

Ces rituels produisaient des effets qui sont une liste de tous les malheurs qui peuvent frapper une famille : tare physique comme la laideur de Macloune, mal de jambes étrange qui affecte deux filles. En milieu rural, des maladies frappent les animaux : ailleurs, les porcs sont ensorcelés et, la tête en bas, tournent comme des toupies sur leur groin et des truies, des chevaux, des vaches sont victimes d'accidents. Mais les effets maléfiques des sorts se font surtout sentir dans le cercle même de l'aire domestique où s'affaire la mère de famille devant son poêle. Une cuisinière trouve des aliments qui se détériorent : lait caillé dans sa chaudière, viande pourrie, mie du pain rougie. Enfin, souvent après le passage du quêteux, la maison se remplit de poux.

Des phénomènes bizarres se produisent dans une maison hantée, objet d'un récit de Louis Fréchette : le tisonnier s'introduit de lui-même dans la petite porte du poêle, la trappe de la cave se soulève et des centaines de pommes de terre envahissent la cuisine, une cuillère de plomb se balade dans les airs, d'autres ustensiles sortent de leur tiroir, une tabatière disparaît, les couvertures d'un lit sont arrachées, les barreaux d'un lit tournent sur eux-mêmes, les vases ne peuvent plus contenir l'eau du ruisseau.

Pierre-Georges Roy, rassemblant tous les malheurs qu'il a pu glaner, énumère les actions des quêteux irrités : empêcher les poules de pondre ou les vaches de donner leur lait, brûler les bâtiments, surtout les granges, tarir les puits, faire mourir un animal, faire brûler le pain au four, limiter le nombre des poussins des poules couveuses, empêcher la brassée de savon de “ prendre ”.

Le mauvais sort recouvre tout le petit univers domestique et le détruit.

Pour se protéger des maléfices, il fallait éviter le contact. À ces gestes et formules qui avaient une fonction de prévention, il fallait ajouter un contre-rituel qui neutralisait le sort. Le premier geste, évident, était de donner au quêteux ce qu'il demande. Mais des gestes rituels pouvaient éviter d'avoir recours à cette retraite : mettre son tablier à l'envers, ramener les pouces à l'intérieur de la paume de la main, jeter un cheveu dans le feu en disant : “ C'est toé, p'tit Bob qui m'a jeté un sort, il va-t'en cuire. ” Un curé s'attaquait ainsi à celui qui avait jeté un sort sur le lait : il versa un peu de ce lait qui était dans un bol à bouillie, y plongea une petite palette dans laquelle il enfonça cinq aiguilles et brassa le tout. Dans Souvenirs d'un octogénaire, Désilets fait intervenir une sorte de sorcier qui, par des sortilèges non décrits, fit revenir le quêteux, et lui ordonna de lever le sort. Un informateur du père Germain Lemieux rapporte qu'un solide habitant n'a pas besoin de faire revenir le jeteux-de-sorts par des rituels compliqués. Il entendit les menaces du quêteux et le mit à la porte à grands coups de pieds. Pour débarrasser une maison des poux, il suffisait d'en prendre trois et de les jeter dans une rivière en prononçant une formule magique. Dans Le Pain d'habitant, Jean-Claude Dupont énumère les gestes qui peuvent conjurer le sort qui empêche de faire cuire un bon pain : on peut l'offrir à un autre quêteux ou le brûler. En y enfonçant des aiguilles, on obligeait le quêteux à revenir.

Bref, le quêteux menaçait.

Le queteux parle


Lorsque dans le territoire du groupe s'avance l'Étranger, l'espace du Refuge est sur le point d'être envahi par l'espace du Monstrueux, le Cosmos est menacé par le Chaos.

L'angoisse s'exprime au travers de questions. L'Étranger inquiète. Sa pauvreté dérange celui qui possède car elle rappelle que les choses, toutes les choses dont s'entoure celui qui possède, ne sont jamais acquises définitivement.

Le pauvre dit la pauvreté à celui qui possède. Comme le vieillard dit le vieillissement à celui qui est jeune. Comme le malade dit la maladie au bien-portant. Comme l'errant dans sa dérive dit la non-appartenance à celui qui est intégré. Comme le malade mental dit la fragilité de l'équilibre psychologique à celui qui est si bien adapté. Comme le solitaire dit la solitude à ceux qui sont entourés.

Tous ces hommes et ces femmes en état de manque, tous ces Étrangers, proclament à la face de tous les autres, de tous ceux qui sont à l'intérieur de l'espace du Refuge (riches, jeunes, en santé, “ situés ”, équilibrés, entourés) la possibilité de perdre, un jour, tout cela, de manquer, un jour, de tout cela. Ils viennent donc. Ils se présentent. Quémandant. Demandant. Nécessitant.

S'anime alors aussitôt le groupe. En celui qui voit tout à coup surgir le “ totalement-différent ” se mettent en mouvement les réflexes de défense. La parole tente de remplir la brèche que l'Étranger vient d'ouvrir. Les mots tentent de rétablir l'équilibre par une prodigieuse quête du sens de la part des acteurs qui cherchent à se rassurer en expliquant tout. L'Étranger leur demandait de combler son manque et, paradoxalement, ils sont à leur tour en état de manque. Ils cherchent à comprendre à trouver les responsables ! Ailleurs. Bien loin surtout du lieu où parlent les interlocuteurs. Hors de la page où ils sont. Dans les marges de la page où se réfugient ceux qui tiennent feu et lieu, qui possèdent et qui ne manquent de rien, qui sont bien intégrés et bien adaptés, qui sont forts et qui réussissent toujours, qui n'ont rien à réparer et qui sont tellement bien acceptés, qui sont au centre de tout et n'ont rien à se reprocher, qui n'éprouvent aucune culpabilité et ne sont pas responsables des malheurs des autres.

Vitement comprendre ! Pour retrouver la paix du système auquel les interlocuteurs appartiennent. Ne plus être inquiétés. Parler pour que tout redevienne comme avant. Coller des noms. Reprendre un exemple. Évoquer un proverbe ou un dicton. Retrouver le calme. Pour expulser la figure grotesque, l'Étrangeté, du territoire du pauvre groupe ébranlé.

Et s'il n'y avait pas hélas d'explication définitive ? Quand cesseront enfin les bruits de toutes ces voix qui cherchent tellement à tout expliquer, il n'y aura peut-être qu'à reconnaître dans l'exilé, l'Exil qui est au fond de tout homme et dans le pauvre, la Pauvreté qui est au fond de tout homme.

Et le discours profond de l'homme d'ici, à qui veut bien l'entendre, parle d'ouverture à l'autre, d'accueil de l'autre, de partage avec l'autre. Par sa demande d'aide, celui qui est en état de manque pratique dans le système clos une fissure qui ouvre celui qui possède à une conscience renouvelée de ce qu'il est vraiment. L'avoir avait tout recouvert ; les oripeaux, les masques et les bibelots enlevés, apparaît l'être qui est pur appel et qui ne peut naître que par l'Autre. Quel qu'il soit, L'Étranger permet à l'individu de s'ouvrir et de trouver sa vraie dimension ; il permet aussi au groupe de se changer en communauté où le “ nous ” n'est plus refermé comme un poing mais épanoui comme une main ouverte.

Et le quêteux d'autrefois par sa démarche ouvrait toutes ces petites communautés au partage avec l'Autre qui rend au centuple car il libère de l'enfermement de l'espace du Refuge. Rappel lancinant du Manque qui est le fond de l'homme à ceux qui occupaient une position hégémonique. Invitation à une quête qui ne se situerait ni dans l'axe du Pouvoir, ni dans l'axe du Désir égocentrique.



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