Actes des colloques du CRI

Résumé

Le contact, même bref, avec les itinérants ou avec l'idée d'itinérance entraîne souvent des malaises, des craintes, petites ou grandes. Ces peurs inavouées se réveillent parfois de façon inattendue. On a peur de se faire avoir de “ cinquante sous ” sur la rue, on a peur d'attraper une maladie. Il y a la peur/névrose, mère de l'intolérance, qui nous fait voir toute personne itinérante comme un agresseur potentiel. L'intolérance s'insinue parfois sous des couverts “ politically correct ” : on veut protéger les enfants et les personnes âgées! Soyons vigilants. Reconnaissons nos peurs avant qu'elles ne nous étouffent. L'intolérance est un facteur aggravant de la condition humaine...

Introduction

Lorsque que je discute de mon travail avec des gens qui ne connaissent pas du tout le milieu de l'itinérance, ils me disent en général que je suis bien courageuse, que je suis certainement une bien bonne personne et que je suis chanceuse parce que je ne manquerai jamais de boulot. Je réalise alors que mêmes nous, comme professionnels de la santé, devons parfois faire face à certains préjugés concernant notre travail auprès des personnes itinérantes. Nous sommes souvent perçus comme de braves personnes qui font preuve d'un incommensurable don de soi, ce qui est loin d'être un compliment pour notre clientèle. Lorsque l'on met une “ auréole ” sur la tête d'un intervenant, on attribue généralement une “ fourche ” à son client!

Je veux aborder les mythes, les craintes et les peurs via une question qui me tient particulièrement à coeur, celle de l'accessibilité des soins. C'est une question importante qui n'est pas encore réglée et qui revêt une importante capitale.

Après plusieurs années de pratique dans le milieu, je constate que dans mon travail, les obstacles les plus difficiles à surmonter sont ceux liés aux perceptions; lorsque nous les dépassons, les obstacles bureaucratiques nous apparaissent alors bien moins lourds. Cela démontre bien la force des mythes et à quel point il est primordial de travailler à les enrayer surtout lorsqu'ils deviennent un facteur entravant l'accessibilité de soins. Ce que j'entend de la part de nombreux interlocuteurs du milieu de la santé m'étonne encore. Ces commentaires tiennent souvent du folklore et de la légende urbaine.

L'intolérance générée par la méconnaissance, le folklore qui amène la méfiance sont encore bien présents dans nos esprits et font, qu'à mon avis, notre clientèle n'est pas toujours soignée comme elle le devrait, ni traitée de façon adéquate. Leur condition de vie précaire nécessite au contraire une attention particulière de la part des soignants. Cette attention ne devrait pas être vue comme un privilège mais comme une nécessité, sinon, on frôle trop souvent la négligence.

Le mythe du choix

Les itinérants ne veulent rien savoir, il n'y a rien que l'on puisse faire pour améliorer leur condition.

Dans le milieu de la santé, on a souvent une vision réductrice de notre clientèle ce qui donne lieu à un dangereux glissement nous convainquant que dans leur cas le statut d'itinérant remplace celui de citoyen et que les besoins primaires de ces personnes sont fondamentalement différents des nôtres. L'état de survie perpétuel devient alors socialement acceptable et le milieu de l'itinérance est vu comme une solution temporaire ou permanente et ce, pour des citoyens très malades. On parle alors de choix de vie, d'alternative idéale pour des marginaux de ce genre. Cette façon de voir les choses est acceptée, peut-être par dépit ou par sentiment d'impuissance, par une partie de la population. Lorsqu'elle est présente chez les soignants à qui nous présentons un de nos clients, elle revêt un caractère particulièrement inquiétant.

Même si les personnes itinérantes ne formulent pas toujours clairement leurs désirs, nous percevons régulièrement une insatisfaction face à leurs conditions de vie. Elles sont souvent désabusées et ont perdu l'espoir qu'un changement positif puisse s'opérer dans leur vie. Si leur mode de vie est un choix, il en est un par défaut et nous devrions parler davantage de conséquence que de choix consenti.

À cause de ces préjugés, nous savons, mes collègues et moi, que dès notre arrivée dans un hôpital, un autre type d'intervention s'ajoute à notre travail, celui d'“ advocacy ”, de défense de droit, c'est quelque chose dont on ne m'avait d'ailleurs jamais parlé lors de mes études d'infirmière. Les refus et les craintes qu'inspire notre clientèle se camouflent souvent sous des embûches bureaucratiques. Il n'est pas rare que la première réaction des soignants recevant un de nos clients à l'urgence psychiatrique pendant leur semaine de garde soit de chercher la règle administrative qui permettra de le refuser : “ C'est pas notre semaine de garde, son dossier est fermé, il a certainement un dossier ailleurs... ”

Non seulement les soignants pensent qu'il n'y a rien à faire, ils ont peur d'échouer, de perdre leur temps. Nous devons alors représenter notre client auprès des soignants et démystifier sa condition d'itinérant pour qui, croit-on, il n'y a pas “ grand'chose à faire ”. Trop souvent, nous devons défendre notre patient, démystifier son allure, son soi-disant mode de vie, convaincre qu'il doit être reçu pleinement comme n'importe quel autre citoyen. Après seulement, nous pouvons débuter la discussion portant sur les symptômes, le traitement et les plans de soins.

Ce n'est qu'après deux hospitalisations qu'un de nos clients, un schizophrène paranoïde de 45 ans complètement décompensé, fut soigné adéquatement. Pourtant, la majorité des soignants nous disait que ce client était trop “ chronicisé ” pour répondre à une médication, que nous perdions notre temps avec lui, que jamais nous ne pourrions augmenter sa qualité de vie. L'équipe a persisté malgré tout à le suivre en externe, aujourd'hui il n'est plus itinérant et il est un membre actif d'un atelier d'ébénisterie communautaire. Ses délires sont toujours présents mais ne l'empêchent aucunement d'avoir une vie décente. Cette histoire n'a rien d'exceptionnel, elle est assez commune et c'est en travaillant conjointement avec les intervenants d'une ressource communautaire que nous avons aider cet homme

Certains soignants ne comprennent pas toujours que l'hospitalisation est une opportunité pour le client de se réinsérer dans la société. Dans notre esprit, l'itinérance est un facteur aggravant de toute maladie, physique ou mentale et nous entrevoyons les congé hâtifs d'un très mauvais oeil. Un séjour normal permet, d'une part, de récupérer physiquement et mentalement et, d'autre part, fait en sorte que la personne reprenne goût à un certain confort et présente de nouvelles demandes toutes simples mais très révélatrices: elle veut dorénavant dormir dans un lit, prendre des bains et manger des repas chauds.

Pendant plusieurs années nous nous sommes occupés de cette femme d'une soixantaine d'années qui vivait dehors complètement coupée de toutes ressources d'entraide. Un jour nous avons du l'hospitaliser pour un problème physique grave. Un de ses traitements à l'hôpital consistait à prendre des bains tourbillons. Lorsqu'elle eut son congé, nous avons réussi à la diriger vers un centre de jour pour femmes itinérantes possédant un bain, elle avait pris goût aux baignades quotidiennes ! De bains en bains, nous nous sommes apprivoisés mutuellement et tranquillement nous avons sorti cette femme de la rue.

Certains soignants n'oseront pas nous dire qu'il n'y a rien à faire, ils nous diront plutôt qu'il ne faut pas intervenir par crainte de perdre complètement le client. On parle alors de la volonté du client, jamais de celle de l'intervenant... Il est vrai que dans notre travail nous nous devons d'être patients, nous sommes les premiers à le reconnaître. Il faut souvent attendre que la personne soit prête à entamer une démarche, mais il ne faudrait pas faire de la notion de volontariat un nouveau dogme. Notre travail nécessite au contraire une variété d'interventions.

Nous n'avons pas de définition spécifique du client volontaire et involontaire. Pour nous, toute personne est volontaire à des degrés divers. En général, les personnes itinérantes vivant sur la rue sont plutôt discrètes et se révèlent peu à peu. Il nous appartient d'adapter nos approches et nos interventions afin de bien saisir leurs besoins. Il est utopique de s'imaginer qu'une personne vivant dans l'itinérance depuis plusieurs années va s'enthousiasmer face à une offre de service et qu'elle va se présenter illico à ses rendez-vous. Un refus de sa part ne veut pas dire qu'elle n'a pas d'attentes. Rappelons-nous simplement l'importance du “ non-dit ”.

Nombreux sont les intervenants qui souhaitent que les clients respectent des règles assez strictes pour avoir un suivi psychiatrique comme par exemple : téléphoner soi-même à son intervenant, ne pas manquer de rendez-vous, prendre ses médicaments de façon irréprochable, ne jamais prendre d'alcool ou de drogue, participer aux activités proposées en centre de jour... Le système de santé est-il vraiment désinstitutionnalisé ? Alors qu'on nous rappelle constamment de respecter les différences, il est curieux de constater à quel point le patient “ compliant ” fait encore rêver bien des soignants. Cette rigidité cautionne l'abandon des clients que l'on qualifie de difficiles et contribue à augmenter le nombre d'exclus des services de santé.

Les soignants croient parfois que s'ils interviennent, ils vont forcément tourner en rond et que cela ne donnera par grand'chose. En fait, nous croyons que comme soignants et intervenants nous sommes pour donner des services; nous devons cesser de présumer que le client ne veut rien et accepter qu'il ne partage pas les mêmes idéaux que nous. Nous devons, comme soignants, nous questionner sur notre propre volonté à travailler avec des personnes que l'on qualifie de difficiles et qui ne répondent pas à des modèles rigides ou traditionnels. Il est pourtant fort intéressant de travailler avec ces personnes parce qu'elles nous obligent à être créatifs tout en ayant les deux pieds bien ancrés dans la réalité.

Pendant des années nous nous sommes occupés d'une toxicomane très peu collaborante en ce qui avait trait à tout suivi médical. La principale de nos interventions a consisté à préserver un lien significatif avec cette personne. Ces interventions n'étaient pas vaines parce qu'aussitôt que cette personne présentait des troubles de santé plus graves, c'est vers nous qu'elle se dirigeait.

En désespoir de cause, certains soignants parlent même de coût d'hospitalisation, de rapport qualité/prix et ils se demandent ouvertement quel est l'intérêt de soigner ces individus. Le réseau de santé fait-il preuve de charité en recevant ces personnes qui sont parmi les plus démunies de la société? Le manque de lits, les pressions qu'exercent les administrations pour donner des congés hâtifs et les compressions budgétaires sont-elles vraiment des excuses ou des prétextes? Lorsque l'on parle de soins de santé à des personnes malades, ce n'est tout simplement pas éthique de parler d'argent.

Le mythe presque folklorique du manque d'hygiène

La peur d'attraper des maladies

Un des mythes bien terre à terre, bien tenace est celui du manque d'hygiène généralisée chez cette population, du risque d'attraper des parasites. On me confie souvent des préoccupations face aux risques d'attraper des maladies “ rares ”, que seuls les itinérants auraient, la gale, des maladies qu'on associe au manque d'hygiène. Des maladies qui nous sautent dessus; en ce sens, j'ai l'impression que les gens ont moins peur des hépatites et du sida.

Oui, cela arrive que des itinérants aient la gale, mais cela demeure une minorité. De plus, la gale se traite facilement, ce n'est pas dangereux et cela n'a rien à voir avec l'hygiène. On peut être sale et avoir la gale, on peut être propre et avoir des poux et la gale. La majorité des itinérants prennent leur douche tous les jours dans les refuges, changent leurs vêtements dans les vestiaires. Combien d'itinérants nous ont été référé avec une prescription de Kwellada. Plusieurs n'avaient pas la gale, loin de là. On observe périodiquement un “ over ” traitement de la gale. Beaucoup de soignants vont soupçonner un problème de gale lorsqu'un itinérant présente des démangeaisons. Ironie du sort, encore récemment on nous envoyait des personnes, en assez grand nombre, qui en fait étaient irritées par le savon ou par des draps un peu rêches. Le problème n'en était pas un d'hygiène, bien au contraire car plusieurs de ces personnes avaient été traitées avec un produit contre la gale déjà bien irritant pour la peau et ne comprenaient pas pourquoi leur problème empirait. Les itinérants héritent souvent d'une prescription de Kwellada après avoir mentionné Maison du Père et démangeaison...

Oui, il y en a des problèmes de gale mais pas en aussi grand nombre qu'on le prétend. Non, ce n'est pas parce qu'on est un itinérant qu'on ne se lave pas et qu'on a des parasites.

Le mythe de la dangerosité

La peur d'être agressé, la peur de perdre sa santé mentale
On me demande souvent si je n'ai pas peur de faire ce travail et s'il m'est pas déjà arrivé quelque chose. Est-ce que je travaille seule, est-ce que je me sens en sécurité?

Souvent on semble tenir pour acquis qu'il y a forcément un potentiel de dangerosité constant chez les personnes en position de grande vulnérabilité et que nous travaillons en pleine guerre civile. En fait, nos clients sont en général plus vulnérables que dangereux et nous travaillons dans des environnements très agréables où les gens sont en général beaucoup plus sympathiques que dans les hôpitaux. Notre clientèle nous force à être créatifs, à travailler ensemble et la solidarité dans l'intervention fait disparaître ces peurs. Il ne faut pas se surprotéger, être trop rigide : plus nous réprimons, plus nous provoquons des comportements agressifs que nous ne voulons pas voir.

Ce travail auprès des personnes itinérantes semblent pour plusieurs, ardu et décourageant. Pour nous, les membres de l'équipe Itinérance, ce travail est bien sûr un défi professionnel mais aussi un enrichissement personnel inestimable. Notre clientèle s'avère une des plus attachantes et des plus généreuses qui soit. Sa grande gentillesse à notre égard continue de nous émouvoir même après plusieurs années de pratique. Pour y avoir accès, il faut tout simplement dépasser les préjugés et le folklore et comprendre que le pourcentage de clients désagréables s'avère le même que pour la population en général. Nous avons aussi de multiples partenaires dans le milieu communautaire avec qui il est extrêmement agréable de travailler et qui font preuve d'ouverture d'esprit et de créativité dans l'intervention, ce qui est des plus inspirants.

Le mythe de la spécialité

La peur de l'inconnu

On a aussi tendance à nous considérer comme des “ spécialistes ” de l'itinérance comme si, pour travailler auprès des personnes itinérantes, il fallait posséder des connaissances ultra-spécialisées. On se sert d'ailleurs assez souvent de cet argument plutôt farfelu pour ne pas “ investir ” auprès de notre clientèle. Nous sommes pourtant des professionnels de la santé dont la seule particularité est d'oeuvrer auprès d'une population extrêmement démunie et de l'accepter comme elle est. Le savoir et le savoir-faire sont exactement les mêmes — c'est le savoir-être qui diffère un peu. La réalité, c'est que le principe fondamental qui sous-tend la pratique de l'équipe est l'universalité des soins, tant l'accès que la qualité et c'est dans cette optique que nous offrons nos services aux personnes itinérantes. Nous tentons simplement d'aider nos clients à améliorer leur qualité de vie. Nous voyons dans l'actualisation de ces droits une forme d'aboutissement de notre travail.

Toutefois nous devons reconnaître qu'au-delà de ces problèmes nous avons réussi à tisser des liens significatifs avec des centres hospitaliers “ périphériques ” que l'on dit peu habitués aux problèmes urbains qui se sont ajoutés à nos alliés “ naturels ” du Centre-Ville. Cette décentralisation des services de santé est bénéfique à plusieurs niveaux. Elle démystifie les personnes itinérantes qui, minoritaires dans ces environnements, finissent par être perçues comme tout autre patient. Ces liens favorisent l'ouverture que nous ne cessons de promouvoir depuis les débuts de notre pratique.

C'est pourquoi nous persistons à ne pas créer de réseaux parallèles de santé, parce que nous savons que l'obstacle majeur est philosophique. Nous avons prouvé malgré tout qu'il est possible d'offrir des soins de santé de qualité sans créer de ghetto et il faut continuer dans cette voie. Il est aussi surprenant de voir à quel point le personnel soignant apprécie nos clients une fois qu'ils ont appris à mieux les connaître. Ces derniers deviennent très souvent les favoris des départements psychiatriques, pavillons ou familles d'accueil.

Il faudrait reconnaître qu'en premier lieu, bien avant l'itinérance, il y a un être humain imparfait, comme nous tous, avec son bagage de vie, ses expériences et sa personnalité et que ce sont des détails parfois très importants qui font la différence mais tout de même des détails. Nous n'avons d'autres choix que de favoriser une diversité d'approches.

Si comme bons citoyens nous devons donner l'exemple, il faut cultiver la tolérance face à ce qui est différent de nous. Comme groupe de la société, on peut se demander si les bons citoyens ne font pas preuve de négligence envers les groupes plus vulnérables.