Je parlerai des
conséquences des politiques urbaines et sociales
sur la vie itinérante. Avant d'émettre des
hypothèses sur l'enjeu principal de mon exposé,
j'aimerais mettre en valeur quelques réflexions
qui situeront les auditeurs.
Le
phénomène de l'itinérance doit être conçu
comme un phénomène temporaire, éphémère dans
l'histoire collective et dans la trajectoire
individuelle de l'itinérant. Il s'agit d'un
enjeu théorique et d'un enjeu politique. Croire
que l'itinérance est un phénomène qui a
toujours été et qui demeurera toujours, c'est
admettre que les inégalités sociales vont
perdurer d'une manière permanente dans les
rapports sociaux.
Une
lecture appropriée de la réalité sociale
actuelle doit nous permettre d'observer des
contradictions économiques et politiques qui
pourraient être résolues un jour. En fait, il
n'y a pas de raison légitime qui puisse
expliquer le phénomène de l'itinérance au
Québec et au Canada, sinon une incohérence au
niveau des politiques sociales. Le comité sur
les droits économiques et sociaux de
l'Organisation des Nations Unies ne disait-il pas
en novembre 1998 :
En
ce qui concerne le Canada, le Comité note que,
vu l'indice de développement humain du pays, il
a la capacité d'atteindre un haut niveau de
respect des droits (...) ; or, tel n'est pas
le cas. Depuis 1994, en cherchant à réduire les
déficits budgétaires par des coupures dans les
dépenses sociales, le Canada n'a pas
suffisamment tenu compte des conséquences
néfastes que cela pouvait avoir sur la
jouissance des droits économiques, sociaux et
culturels. Le Comité recommande que le Canada
envisage de rétablir un programme national qui
permette de transférer de l'argent vers l'aide
et les services sociaux. Il recommande que les
divers niveaux de gouvernements canadiens
traitent la question des sans-abri en lui
accordant un caractère d'urgence nationale ( Le
Comité des droits économiques, sociaux et
culturels de l'ONU termine les travaux de sa
dix-neuvième session, 1998).
Le
comité constate que, depuis cinq ans, le Canada
se classe au premier rang de l'Indice du
développement humain (IDH) du programme des
nations unies pour le développement. L'IDH
indique qu'en moyenne, les Canadiens jouissent
d'un niveau de vie particulièrement élevé et
que le Canada a la capacité de respecter tous
les droits inscrits dans le Pacte.
Malheureusement, il ne le fait pas encore comme
en témoigne l'indice de la pauvreté humaine du
PNUD qui place le Canada au 10e rang
parmi les pays industrialisés (Le rapport du
Comité des droits économiques, sociaux et
culturels de l'ONU, 1999).
Premier
rang dans le développement économique et 10e
en regard à l'indice de pauvreté. Il n'y a pas
de raison que le Canada et le Québec produisent
autant de sans-abri. C'est le constat que nous
pouvons faire à la lecture du document de l'ONU.
Nous disons donc que le phénomène de
l'itinérance peut prendre fin si les politiques
sociales canadiennes et québécoises se
développent avec cet objectif ambitieux d'en
finir avec le phénomène des sans-abri. Si on a
du mal à croire que l'itinérance est un
phénomène éphémère compte tenu qu'il a
toujours existé sous diverses formes depuis
l'antiquité grecque ou encore compte tenu de son
accroissement depuis 10 ans, ce n'est pas une
raison pour que la collectivité baisse les bras
dans la recherche de solutions durables et
progressistes pour la dissolution de ce
phénomène.
Décréter
la fin du phénomène de l'itinérance crée, par
ailleurs, un autre enjeu dans la mesure où la
disparition de l'itinérance implique des actions
différentes selon la position politique qui est
favorisée. Ce décret peut appeler à une
pratique répressive, destructrice du lien
social, favorisant une suspension des droits
sociaux, économiques et politiques. De cette
manière, la dissolution du phénomène de
l'itinérance s'attaque à la subjectivité de la
vie itinérante. D'autre part, la dissolution du
phénomène de l'itinérance peut appeler à une
émancipation de l'individu, à une appropriation
positive du lien social. Cette position appelle
à la création de nouvelles conditions sociales
permettant aux itinérants et aux itinérantes de
se définir d'une manière définitive comme des
anciens itinérants et d'anciennes itinérantes.
Un passé définitif, en somme, qui serait
assuré par l'émergence de projets
émancipateurs qui définiraient une place
assurée dans une véritable structure sociale et
une croyance en l'avenir.
Nous
faisons ainsi face à un enjeu éminemment
politique puisque le sentiment d'urgence lié à
la nécessité d'agir sur le phénomène de
l'itinérance pose un choix social, politique et
aussi économique : choisir entre la prison
et le logement. Pour parler moins
brutalement : choisir entre l'enfermement et
la destruction du lien social, d'une part, et la
réparation de la rupture dans un lieu ouvert et
l'appropriation du lien social, d'autre part.
C'est un choix que personne ne peut éviter, tant
du côté de la pratique que de la théorie. Il
ne peut y exister de neutralité objective pour
reprendre les termes de Max Weber, puisque la
théorie et la pratique ne peuvent être exempts
d'une économie de débat face à cet enjeu.
L'absence de débat dans la recherche et dans la
pratique peut laisser libre cours à ceux et
celles qui ne se situent ni dans la théorie ni
dans la pratique et qui choisiront le chemin le
plus rapide : le raccourci vers la
répression visible et invisible afin d'atténuer
la visibilité dérangeante du phénomène de
l'itinérance dans l'espace public.
Les
liens ou l'absence de lien entre les politiques
et la vie itinérante
Maintenant,
abordons l'enjeu principal de mon exposé :
les politiques sociales et urbaines et leurs
liens (ou encore l'absence de lien) avec la
population itinérante. Premièrement, je vais
définir les politiques sociales comme un
ensemble de mesures permettant à l'État de
prendre ses responsabilités d'une manière
soutenue sur les phénomènes d'exclusion. Les
politiques urbaines sont des ensembles de mesures
pour aménager l'espace dans les centres urbains.
La relation entre les politiques sociales et les
politiques urbaines n'est pas hasardeuse. Nous
sommes dans l'obligation de les aborder
conjointement puisque l'État, les institutions
et certaines catégories de la société civile
en font un amalgame malheureux. Un court passage
de La métamorphose de la question sociale,
de Robert Castel, fait mention d'un
déplacement de la question sociale vers la
question urbaine (Castel, R., 1995,
p. 427) illustrant ainsi cette confusion entre
les deux types de politiques à l'égard des
exclus en France. Je crois que le phénomène
s'observe ici au Québec et au Canada.
Je
pose l'hypothèse que certaines politiques
sociales à l'égard de l'itinérance se posent
comme des compléments des politiques urbaines
ayant comme objectif d'assainir l'espace public
des centres urbains. De plus, je dirai que la
confusion entre les politiques sociales et les
politiques urbaines est une des causes
importantes des difficultés à trouver des
solutions durables pour résoudre le phénomène
de l'itinérance. La présence de certains
acteurs engagés dans les politiques urbaines
sont des contraintes importantes si on veut
remonter la trajectoire individuelle et
collective des personnes itinérantes et réparer
en quelque sorte les ruptures qu'elles ont
vécues dans le passé. Des réparations qui
s'effectuent par le biais de politiques sociales
et de supports concrets et soutenus.
Cette confusion entre
les politiques sociales et les politiques
urbaines se pose d'une manière plus ou moins
visible puisque, d'une part, les politiques
sociales spécifiques à l'égard de
l'itinérance sont extrêmement rares depuis le
début des années 1990 et que, d'autre part, les
projets de programmes ministériels ou de
politiques sociales sont, à toutes fins
pratiques, demeurés lettres mortes dans les
appareils d'État lorsqu'est venu le temps de les
appliquer. Nous pouvons quand même jeter un
regard attentif sur ces projets puisqu'ils nous
donnent un aperçu de la perception étatique en
matière d'itinérance et aussi un aperçu des
pratiques actuelles qui sont en place pour
atténuer les conséquences du phénomène de
l'itinérance.
Les
mesures envisagées par l'État dans des
programmes spécifiques pour la population
itinérante font toujours appel aux responsables
des politiques urbaines pour les aider à
définir leurs politiques. J'en veux pour exemple
le protocole interministériel sur le phénomène
de l'itinérance au Québec qui avait été
déposé dans les appareils de l'État
québécois en 1993 et qui se voulait un plan
d'action intersectoriel sur l'itinérance. Les
partenaires impliqués dans ce protocole étaient
les ministères de la Santé et des Services
sociaux, l'Éducation, la Main-d'oeuvre, la
Sécurité du revenu, l'Habitation et la
Sécurité publique, ainsi que le Service de
Police de la Communauté Urbaine de Montréal et
l'Association des Directeurs de Police et
Pompiers du Québec. Une relecture récente de ce
protocole interministériel m'a aidé à dégager
des observations qui m'apparaissent
intéressantes en ce qui concerne le partage de
tâches entre les ministères afin de remplir le
mandat général d'intervenir sur le phénomène
de l'itinérance. Le ministère de la Santé et
des Services sociaux est le grand
responsable : à lui seul, il possède deux
fois plus de mandats que tous les autres
partenaires réunis. Ensuite, c'est le ministère
de l'Éducation qui en possède le plus,
remplissant des mandats principalement axés sur
la prévention et sur le dépistage de
l'itinérance dans les écoles. Au troisième
rang, c'est la Sécurité publique qui a comme
tâche principale d'assurer les liens avec les
ressources du terrain comme les ressources
communautaires et les centres de détention. Il
est ironique de constater que la Société
d'habitation du Québec et le ministère de la
Sécurité du revenu arrivent au dernier rang
avec les mandats plus ou moins clairs de soutenir
les municipalités pour le développement du
logement social en ce qui concerne la Société
d'habitation du Québec et informer les groupes
communautaires sur les programmes existants en ce
qui concerne la Sécurité du revenu.
Ce
protocole interministériel a deux
particularités à souligner. D'abord, il est
resté sur les tablettes du ministère de la
Santé et des Services sociaux. Ensuite, il n'y a
pas que l'incurie gouvernementale à souligner en
ce qui concerne le leadership. Ce plan, même
s'il avait été appliqué, aurait démontré la
faiblesse gouvernementale en ce qui concerne sa
capacité d'intervention sur le phénomène de
l'itinérance. L'application de ce protocole
aurait démontré une mésadaptation
sociopolitique qui aurait consisté à prendre le
phénomène de l'itinérance à l'inverse de ce
qu'il est en réalité. C'est-à-dire que le
socle de la citoyenneté économique en est à
toute fin pratique évacué et qu'on cherche des
solutions dans les voies troubles de la recherche
épidémiologique et des programmes de
prévention dans les écoles sans savoir ce qu'on
cherche, d'une manière précise, à prévenir.
Le
fait que le ministère de la Sécurité publique
occupe une place plus importante que la
Sécurité du revenu et que le secteur de
l'habitation devrait nous faire réfléchir. J'ai
déjà posé l'hypothèse, il y a deux ans, que
l'intervention intense des forces policières à
l'égard des jeunes de la rue devait être
analysée en lien avec la perte de pouvoir des
organismes communautaires et des organisateurs
communautaires en CLSC. Ces derniers étaient
principalement occupés à s'ajuster aux
nouvelles orientations du réseau de la santé et
à intervenir dans la communauté pour répondre
aux besoins de santé physique et de santé
mentale des personnes itinérantes alors que les
forces policières étaient pratiquement seules
à intervenir sur le terrain. Je crois que la
même orientation est présente dans le protocole
interministériel dans la mesure où la
Sécurité publique occupe une place
privilégiée et légitimée dans la communauté,
sur le terrain et à l'égard des personnes
itinérantes. Avec des conséquences énormes en
regard à la destruction du lien social.
Nous
pouvons voir dans ce protocole une forme de
tergiversation entre la prison et le logement.
Puisque l'État avait déjà commencé à
renoncer au support à la citoyenneté
économique, on voit alors apparaître une
nouvelle pratique d'intervention d'urgence à
l'égard de l'itinérance visible. C'est cette
orientation d'une manière générale qui a été
mise en application depuis et même si ce
protocole n'a jamais été mis en application.
Nous
disons qu'il n'est pas nécessaire qu'il y ait de
politiques définies dans les appareils
étatiques pour qu'il y ait des politiques
implicites à l'égard de l'itinérance. Le
Réseau-solidarité-Itinérance s'est penché sur
les axes de revendication qui pourraient, selon
toute logique, appuyer la mise en place de
politiques sociales favorisant la dissolution du
phénomène de l'itinérance et permettre la
réalisation de la citoyenneté pour les dizaines
de milliers de personnes itinérantes au Québec.
Je crois que les trois axes de revendications que
nous avons développées sont d'abord et avant
tout des correctifs à apporter dans les
politiques actuelles, des solutions à des
pratiques d'exclusion qui sont inhérentes à
différentes politiques étatiques.
Premièrement,
nous pensons qu'un revenu minimum garanti pour
l'ensemble de la population doit être
considéré comme un garant de la citoyenneté
économique. La raison de l'émergence de cette
revendication a été motivée par la nécessité
de réagir aux orientations inhérentes aux
réformes successives de la sécurité du revenu,
comme par exemple, la nécessité d'avoir une
adresse ou encore la nécessité, peut-être plus
grave, de se soumettre à des programmes
d'employabilité lorsqu'on est considéré comme
un individu apte au travail. De plus, la question
du revenu minimum devient fondamentale lorsqu'on
s'aperçoit que de plus en plus de personnes
vivent même une difficulté à obtenir une
rencontre avec un agent d'aide sociale compte
tenu de la multitude de turpitudes
administratives qui compliquent la vie à une
personne vulnérable et en rupture sociale. Ces
difficultés se vivent à un point tel que
plusieurs personnes ne peuvent obtenir une
garantie financière de dernier recours.
Ensuite,
nous revendiquons une politique de logement
social, une politique qui doit être clairement
intégrée dans les infrastructures économiques
actuelles. Le gouvernement fédéral n'a pas
daigné investir d'argent supplémentaire dans le
logement depuis 1992. Alors qu'on a déjà
mesuré l'efficacité des mesures en logement
social avec support communautaire depuis 1987, il
n'y a aucune raison qu'on tergiverse sur la
pertinence d'une pratique de logement et qu'on
cherche à imaginer d'autres pratiques sociales
dans la communauté.
Enfin,
la revendication traditionnelle des groupes
communautaires sur l'accessibilité aux services
de santé et des services sociaux a pris un
nouveau sens depuis 1996, alors qu'on a assisté
au virage ambulatoire dans le réseau de la
santé et des services sociaux. La pratique du
virage ambulatoire impliquait d'une manière
inhérente une exclusion des personnes sans
domicile fixe et sans soutien social puisque
cette pratique impliquait un domicile fixe et un
soutien social préexistant afin qu'il puisse
fonctionner pour le citoyen. Revendiquer l'accès
aux services pour les personnes itinérantes
implique que des pratiques nouvelles soient
créées afin que le réseau puisse répondre aux
besoins de l'ensemble de la population démunie.
Conclusion
La
citoyenneté économique ne doit pas être
évincée des politiques sociales du gouvernement
québécois en matière d'itinérance. Ce serait
une aberration politique que de croire que
l'itinérant et l'itinérante peuvent s'intégrer
socialement, devenir des citoyens et des
citoyennes sans avoir obtenu au préalable le
support économique nécessaire pour l'exercice
de cette citoyenneté.
Les
politiques sociales frileuses et souvent
inappliquées, voire même inapplicables, ont
pour conséquence des luttes importantes au sein
de l'espace public. Dans ce sens, c'est le
secteur de la sécurité publique qui est appelé
à intervenir dans le milieu de l'itinérance
avec des conséquences négatives que nous
observons par la voie de la judiciarisation.
Par
ailleurs, les luttes pour l'occupation de
l'espace public deviennent, dans la même
foulée, des modalités d'exclusion pour les
personnes itinérantes lorsqu'on observe que le
recours juridique est,
à toutes fins pratiques,
inexistant pour la population itinérante et ce,
tout particulièrement depuis l'application de la
nouvelle réforme de l'aide juridique il y a
trois ans. Cette réforme enlève la possibilité
aux personnes itinérantes d'avoir recours à un
avocat dans des cas de délits mineurs relatifs
à l'occupation de l'espace public.
En
regard à mon hypothèse de départ, à savoir
que nous devons soutenir que l'itinérance peut
avoir une fin et ce, dans une perspective
progressiste, je dirai que la fin de
l'itinérance et du phénomène des sans-abri
peut se réaliser en apportant des correctifs
importants à l'intérieur des politiques
sociales actuelles. Par ailleurs, il faut faire
une distinction essentielle entre les politiques
sociales et les politiques urbaines puisque ces
dernières, en regard à l'extrême pauvreté et
à l'itinérance, ne sont que des conséquences
de l'absence de politiques sociales adéquates
pour résoudre l'itinérance.
Cependant,
il ne faut pas faire l'erreur dans les pratiques
sociales actuelles de se cantonner uniquement
dans des perspectives de politiques sociales et
d'oublier, ou même d'occulter volontairement,
les enjeux autour des politiques urbaines. S'il y
a une distinction à retenir entre l'itinérance
et l'extrême pauvreté, c'est que l'itinérant
est exposé à une lutte constante entre les
différentes catégories de la population
résidentielle et commerçante dans l'occupation
de l'espace. Oublier cet enjeu du côté des
pratiques sociales, c'est laisser la personne
itinérante à son sort et à être
inévitablement prise en charge par la pratique
judiciaire et carcérale. Il faut que les
pratiques sociales se cantonnent dans l'espace et
qu'elles soient également mobiles pour proposer
une alternative à la sécurité publique sur le
terrain de l'itinérance. C'est donc à partir de
cette inscription sur le territoire que nous
pourrons renverser la vapeur et corriger les
politiques urbaines pour en faire de véritables
politiques sociales.
Références
Le Comité des droits économiques,
sociaux et culturels de l'ONU termine les travaux de sa dix-neuvième session.
Communiqué de Presse (document internet), 4
décembre 1998.
Le rapport du Comité des droits économiques,
sociaux et culturels de l'ONU, Montréal,
1999, p. 5.
Castel, R., La métamorphose de la question
sociale, une chronique du salariat. Paris :
Fayard, 1995.
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