Résumé
Les pratiques socio-spatiales de la
jeunesse sont devenues dans les dernières
décennies, des situations qualifiées de
problématiques dans la mesure où elles
témoignent d'une distance prise à l'égard du
monde des adultes. La visibilité de la jeunesse
dans l'espace public dérange. Or, c'est autour
des jeunes de la rue que la construction d'un
problème paraît le plus évidente. En effet, en
adoptant l'espace public comme milieu
privilégié de sociabilité, les jeunes de la
rue paraissent créer une menace à l'ordre
établi par les adultes. Dans cette perspective,
les logiques d'intervention viseront
essentiellement à sortir au plus vite ces
jeunes, de la rue. Tantôt dépeints comme des
victimes, tantôt comme des délinquants, ils
feront l'objet d'interventions dont l'objectif
sera au mieux de les normaliser au pire de les
réprimer. Pourtant, ces deux logiques demeurent
réductrices puisqu'elles ne permettent pas de
donner une place au jeune dans la compréhension
de son expérience de rue, ni même dans
l'intervention. Introduction
L'augmentation du nombre de jeunes de
la rue dans les villes du Canada durant la
dernière décennie a contribué à l'émergence
de nouvelles pratiques d'intervention à l'égard
de la marginalité et de la jeunesse. Entre
l'aide et le contrôle, ces différentes
interventions reprennent le paradoxe entourant la
représentation sociale des jeunes de la rue,
tantôt dépeints comme des victimes, tantôt
dépeints comme des délinquants. Dans cette
perspective, l'objectif de cette présentation
est de faire état des différents enjeux de
l'intervention à l'endroit des jeunes.
Ainsi, il s'agira de
montrer comment la plupart des pratiques visent
à éloigner les jeunes de la rue [1] de cet espace sans véritablement
considérer leur propre cheminement. Les logiques
d'intervention sont alors normalisantes et
utilisent des stratégies tantôt éducatives,
tantôt coercitives pour sortir les jeunes de la
rue. Pourtant, l'enjeu d'intervention
co-construite paraît crucial pour parvenir à
une véritable insertion.
Les jeunes en
danger : vers une normalisation éducative
Pour les jeunes de la
rue, cette assistance éducative vise d'abord à
présenter la rue comme un lieu de vie
inadéquat. Inscrite dans une logique de
normalisation, l'intervention a pour objectif de
ramener les jeunes dans des espaces conçus pour
eux par les adultes. Dans cette perspective, les
jeunes de la rue sont considérés comme des
personnes vulnérables qu'il faut protéger, mais
aussi incapables au sens juridique de penser et
d'agir par elles-mêmes pour s'en sortir. Dans
cette perspective, l'intervention programmée par
les adultes décide ce qui est bon ou néfaste
pour le jeune. Dès lors, le premier objectif est
donc de les sortir de la rue, pour les replacer
dans des contextes de socialisation considérés
comme plus appropriés ( école, famille,
travail, institutions de prise en charge ).
Cette régulation peut
prendre la forme de différentes pratiques, de
celles qui visent par la création et le maintien
de liens dans la rue, à celles qui contraignent
des jeunes à participer à des mesures
d'employabilité. Toutes ont se placent à des
degrés divers dans un cadre de pouvoir où
l'intervenant a défini ce qui était bien pour
le jeune.
Pour autant, ces
interventions demeurent essentielles dans la vie
des jeunes dans la mesure où elles participent
dans une certaine mesure à limiter les
conditions de survie dans lesquelles ils se
trouvent. Ainsi, les organismes ont la plupart du
temps comme mandat de répondre aux besoins dits
essentiels des jeunes. Il s'agit alors d'offrir
des repas, un hébergement, un répit. Dans ce
cadre, les interventions contribuent à faire
sortir certes, le plus souvent temporairement,
les jeunes de la rue. Pourtant, derrière chaque
repas, chaque lit, il y a la production d'un lien
d'intervention dont l'objectif est de rendre un
peu plus normale la vie
de ces jeunes. Or, par ce lien, aussi infime
soit-il, le monde adulte met un frein à la vie
marginale du jeune. À ce titre, l'ensemble de
ces interventions participe à la restauration ou
à la création d'un lien social qui va
raccrocher le jeune à la société globale.
Ainsi, le travail de normalisation vise à
remettre les jeunes dans le droit chemin en les
apprivoisant progressivement.
Plus tard, la logique de
normalisation se renforcera par des interventions
portant sur le retour à l'école ou
l'intégration au marché de l'emploi. Mais, là
encore, l'intervention a pour objectif de mettre
fin à la marginalité des jeunes en les plaçant
dans des cadres préétablis d'une socialisation
socialement acceptée.
La présentation de
cette logique de normalisation n'avait pas pour
objectif de condamner l'ensemble de ces formes
d'interventions. Elles sont en fait la plupart du
temps, une alternative non négligeable à la
judiciarisation et à la répression des jeunes
de la rue. Pourtant, en prenant pour acquis que
l'enfant est une personne vulnérable qu'il faut
protéger, elles oublient souvent qu'il est aussi
un acteur de sa vie et à ce titre, que la rue
lui a permis de développer des compétences dont
il faut tenir compte pour parvenir non plus
simplement à le normaliser mais à l'intégrer
socialement. À cet égard, nous présenterons
plus tard, comment l'intervention pourrait être
envisagée non pas comme une manière de faire pour
les jeunes de la rue mais avec eux.
Pourtant, avant de
présenter ces pistes d'action, il convient de
faire état du virage répressif dans
l'intervention à l'égard des jeunes de la rue
que Montréal connaît depuis quelques années
Les jeunes
dangereux et la logique répressive
L'explosion
de la présence des jeunes marginaux dans la rue
dans les années 90 a contribué à la mise en
place d'interventions coercitives à Montréal,
notamment parce qu'elle a conduit à créer un
sentiment d'insécurité qui a eu pour
conséquence de transformation du jeune de la
rue, victime en jeune, dangereux. Ainsi,
d'enfants en danger, ils sont devenus des
délinquants, nécessitant une mobilisation de la
logique et de la législation pénales.
Cette logique de
répression a pris différentes formes mais elle
s'inscrit dans une politique de tolérance 0 à
l'égard de la présence de ces jeunes dans
l'espace public. Certes, Montréal n'a jamais
officiellement eu recours à une politique de
tolérance 0, mais les pratiques notamment
policières paraissent largement s'inscrire dans
ce modèle.
L'utilisation du
terme de tolérance 0 est née aux Etats-Unis
dans le cadre de la guerre à la drogue, amorcée
sous le gouvernement Reagan. Il s'agissait alors
de dire non à la drogue au plan de la
consommation et du trafic. Cette politique
nationale a mis en place un arsenal répressif
important : multiplication des forces
policières, durée des peines allongée,
emprisonnement massif. Mais, la tolérance 0 a
connu un regain d'actualité avec l'élection du
nouveau maire de New-York, Guiliani, qui décide
de mettre fin à la criminalité dans sa ville.
La question de la criminalité est ici entendue
comme celle des désordres urbains
( pauvreté, déviance, itinérance,
toxicomanie, graffiti ), désordres qu'il
faut éradiquer. Ce modèle vise donc à
nettoyer l'espace public
des problèmes sociaux pour rétablir l'ordre et
la sécurité en milieu urbain. Ainsi, en
pénalisant les comportements des personnes dont
la présence est qualifiée d'indésirable dans
l'espace public, la marginalité devient
délinquance, l'assistance, répression.
Inscrite dans un
courant néo-libéral, la tolérance 0 vise à
contrôler l'environnement dans les villes
américaines en ciblant les sous-groupes de
population susceptibles d'engendrer des
désordres. Il devient alors urgent de pénaliser
l'ensemble des comportements associés à des
modes de vie définis comme déviants. La
consommation de drogue, le trafic, mais aussi les
stratégies de survie telles que le squeegy, la
mendicité, la prostitution deviennent les cibles
de la tolérance 0 à New-York et dans une
moindre mesure à Montréal.
L'objectif est donc de
policer l'ensemble des désordres. On pense en
effet, quand mettant fin à la petite
criminalité, il sera possible de renforcer la
sécurité des villes américaines. L'important
est alors de supprimer l'ensemble des situations
susceptibles de provoquer de l'insécurité
urbaine.
À Montréal, ces pratiques
coercitives ont pris une double voie : celle
de la contraventionnalisation des comportements
jugés inadéquats et celle du contrôle des
espaces publics.
En ce qui a trait aux
jeunes de la rue, les forces policières ont
ciblé le squeegee comme forme de désordre
urbain à éliminer. Considéré comme une
entrave à la circulation automobile, le squeegee
est donc devenu une conduite délinquante qu'il
fallait réprimer La pluie de contraventions qui
s'est abattue sur les jeunes de la rue a ainsi
modifié la prise en charge dont ils étaient
l'objet.
Il n'en demeure pas
moins que ces pratiques ont eu pour effet de
radicaliser les interactions entre les jeunes et
les agents de la sécurité publique ou privée,
contribuant de ce fait à renforcer leur
identité marginale. En outre, privés de cette
stratégie de survie, les jeunes de la rue ont
été contraints le plus souvent à en adopter
d'autres pratiques plus risquées pour eux-mêmes
et pour les autres : la prostitution, la
vente de drogues, les vols.
La tolérance 0 s'est
aussi exprimée au travers du contrôle de la
présence des jeunes de la rue dans l'espace
public. Les techniques employées ont été
diverses. Les changements de statut du Parc Berri
et plus récemment du Parc Pasteur avaient ainsi
pour objectif de réduire la présence des jeunes
dans ces espaces. De plus, la multiplication de
la présence des forces de contrôles, police ou
agent de sécurité privée dans ces lieux, a
aussi contribué au déplacement des jeunes vers
d'autres espaces, plus cachés et à
l'éclatement du groupe.
Or, en les obligeant
à se rendre invisibles, en demeurant seuls et/ou
dans des lieux plus camouflés, les jeunes se
marginalisent davantage puisqu'ils perdent le
contact avec d'autres formes d'intervention. En
outre, s'agissant de mineurs recherchés pour
fugue ou pour toute autre raison, les stratégies
de camouflage et la
méfiance à l'égard du monde des adultes
deviennent le moteur de leur expérience dans la
rue. À ce titre, il importe de rappeler que
l'apparence de nettoyage
des parcs du centre-ville, n'est qu'un leurre.
Les pratiques de contrôle des espaces publics
n'ont eu pour effet que de déplacer ou de cacher
les problèmes et les difficultés des jeunes
sans jamais y remédier.
Mais au-delà de la
présentation de ces pratiques coercitives, il
convient de montrer comment elles marquent un
changement radical dans l'intervention auprès
des jeunes en difficulté. En présentant un
modèle d'intervention punitif, il s'agit non
plus d'agir sur une enfance en danger mais bien
de construire une représentation de la
dangerosité de la jeunesse marginale. Les images
de violence, d'agressivité sont alors mises de
l'avant pour dépeindre les comportements de ces
jeunes.
Ainsi, en montrant
combien pratiques et représentations se
renforcent ici pour donner une légitimité à la
prise en charge pénale des problèmes sociaux
que vivent les jeunes : pauvreté,
décrochage scolaire, itinérance, non-emploi,
toxicomanie, il est possible de témoigner d'une
logique qui s'attarde davantage à faire contre
les jeunes. Dans ce contexte, les pratiques
coercitives paraissent cibler largement les
jeunes directement en leur interdisant d'être
présents sur les espaces publics qu'ils avaient
investis ou indirectement en pénalisant les
conduites qu'ils adoptent. La systématisation
des pratiques et la focalisation sur ce
sous-groupe dans la rue constatées, conduit
nécessairement à s'interroger sur la nature
discriminatoire de ces formes d'intervention.
Pourtant, dans ces
circonstances, il apparaît de plus en plus
nécessaire et urgent de repenser l'intervention
pour qu'elle devienne une pratique co-construite
entre le jeune et la société afin de décider
avec lui qu'elle pourrait être la réponse à
ces difficultés d'insertion. Cette
co-construction en réalisant une éthique de la
rencontre aurait en outre l'avantage de retenir
et de définir l'expérience de la rue non pas
strictement dans ces aspects négatifs mais aussi
dans les compétences, les ressources réelles ou
symboliques qu'elle donne la chance aux jeunes de
développer.
notes
[1]. Nous n'évoquerons ici que la
situation des jeunes mineurs dans la mesure où
ils correspondent à la définition de l'enfance
retenue par la Convention relative aux droits de
l'enfant adoptée en 1989. À ce titre, les
termes d'enfants et de jeunes sont ici synonymes.
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