Actes des colloques du CRI


  • Mythes, contraintes et pratiques
    00/06/09

    Semer la peur


    Céline Bellot
    Candidate au doctorat en criminologie
    Université de Montréal
    "Jeunes en danger, jeunes dangereux : deux logiques réductionnistes du phéhomène des jeunes de la rue"

Résumé

Les pratiques socio-spatiales de la jeunesse sont devenues dans les dernières décennies, des situations qualifiées de problématiques dans la mesure où elles témoignent d'une distance prise à l'égard du monde des adultes. La visibilité de la jeunesse dans l'espace public dérange. Or, c'est autour des jeunes de la rue que la construction d'un problème paraît le plus évidente. En effet, en adoptant l'espace public comme milieu privilégié de sociabilité, les jeunes de la rue paraissent créer une menace à l'ordre établi par les adultes. Dans cette perspective, les logiques d'intervention viseront essentiellement à sortir au plus vite ces jeunes, de la rue. Tantôt dépeints comme des victimes, tantôt comme des délinquants, ils feront l'objet d'interventions dont l'objectif sera au mieux de les normaliser au pire de les réprimer. Pourtant, ces deux logiques demeurent réductrices puisqu'elles ne permettent pas de donner une place au jeune dans la compréhension de son expérience de rue, ni même dans l'intervention.

Introduction

L'augmentation du nombre de jeunes de la rue dans les villes du Canada durant la dernière décennie a contribué à l'émergence de nouvelles pratiques d'intervention à l'égard de la marginalité et de la jeunesse. Entre l'aide et le contrôle, ces différentes interventions reprennent le paradoxe entourant la représentation sociale des jeunes de la rue, tantôt dépeints comme des victimes, tantôt dépeints comme des délinquants. Dans cette perspective, l'objectif de cette présentation est de faire état des différents enjeux de l'intervention à l'endroit des jeunes.

Ainsi, il s'agira de montrer comment la plupart des pratiques visent à éloigner les jeunes de la rue [1] de cet espace sans véritablement considérer leur propre cheminement. Les logiques d'intervention sont alors normalisantes et utilisent des stratégies tantôt éducatives, tantôt coercitives pour sortir les jeunes de la rue. Pourtant, l'enjeu d'intervention co-construite paraît crucial pour parvenir à une véritable insertion.

Les jeunes en danger : vers une normalisation éducative

Pour les jeunes de la rue, cette assistance éducative vise d'abord à présenter la rue comme un lieu de vie inadéquat. Inscrite dans une logique de normalisation, l'intervention a pour objectif de ramener les jeunes dans des espaces conçus pour eux par les adultes. Dans cette perspective, les jeunes de la rue sont considérés comme des personnes vulnérables qu'il faut protéger, mais aussi incapables au sens juridique de penser et d'agir par elles-mêmes pour s'en sortir. Dans cette perspective, l'intervention programmée par les adultes décide ce qui est bon ou néfaste pour le jeune. Dès lors, le premier objectif est donc de les sortir de la rue, pour les replacer dans des contextes de socialisation considérés comme plus appropriés ( école, famille, travail, institutions de prise en charge ).

Cette régulation peut prendre la forme de différentes pratiques, de celles qui visent par la création et le maintien de liens dans la rue, à celles qui contraignent des jeunes à participer à des mesures d'employabilité. Toutes ont se placent à des degrés divers dans un cadre de pouvoir où l'intervenant a défini ce qui était bien pour le jeune.

Pour autant, ces interventions demeurent essentielles dans la vie des jeunes dans la mesure où elles participent dans une certaine mesure à limiter les conditions de survie dans lesquelles ils se trouvent. Ainsi, les organismes ont la plupart du temps comme mandat de répondre aux besoins dits essentiels des jeunes. Il s'agit alors d'offrir des repas, un hébergement, un répit. Dans ce cadre, les interventions contribuent à faire sortir certes, le plus souvent temporairement, les jeunes de la rue. Pourtant, derrière chaque repas, chaque lit, il y a la production d'un lien d'intervention dont l'objectif est de rendre un peu plus “ normale ” la vie de ces jeunes. Or, par ce lien, aussi infime soit-il, le monde adulte met un frein à la vie marginale du jeune. À ce titre, l'ensemble de ces interventions participe à la restauration ou à la création d'un lien social qui va raccrocher le jeune à la société globale. Ainsi, le travail de normalisation vise à remettre les jeunes dans le droit chemin en les apprivoisant progressivement.

Plus tard, la logique de normalisation se renforcera par des interventions portant sur le retour à l'école ou l'intégration au marché de l'emploi. Mais, là encore, l'intervention a pour objectif de mettre fin à la marginalité des jeunes en les plaçant dans des cadres préétablis d'une socialisation socialement acceptée.

La présentation de cette logique de normalisation n'avait pas pour objectif de condamner l'ensemble de ces formes d'interventions. Elles sont en fait la plupart du temps, une alternative non négligeable à la judiciarisation et à la répression des jeunes de la rue. Pourtant, en prenant pour acquis que l'enfant est une personne vulnérable qu'il faut protéger, elles oublient souvent qu'il est aussi un acteur de sa vie et à ce titre, que la rue lui a permis de développer des compétences dont il faut tenir compte pour parvenir non plus simplement à le normaliser mais à l'intégrer socialement. À cet égard, nous présenterons plus tard, comment l'intervention pourrait être envisagée non pas comme une manière de faire pour les jeunes de la rue mais avec eux.

Pourtant, avant de présenter ces pistes d'action, il convient de faire état du virage répressif dans l'intervention à l'égard des jeunes de la rue que Montréal connaît depuis quelques années

Les jeunes dangereux  et la logique répressive

L'explosion de la présence des jeunes marginaux dans la rue dans les années 90 a contribué à la mise en place d'interventions coercitives à Montréal, notamment parce qu'elle a conduit à créer un sentiment d'insécurité qui a eu pour conséquence de transformation du jeune de la rue, victime en jeune, dangereux. Ainsi, d'enfants en danger, ils sont devenus des délinquants, nécessitant une mobilisation de la logique et de la législation pénales.

Cette logique de répression a pris différentes formes mais elle s'inscrit dans une politique de tolérance 0 à l'égard de la présence de ces jeunes dans l'espace public. Certes, Montréal n'a jamais officiellement eu recours à une politique de tolérance 0, mais les pratiques notamment policières paraissent largement s'inscrire dans ce modèle.

L'utilisation du terme de tolérance 0 est née aux Etats-Unis dans le cadre de la guerre à la drogue, amorcée sous le gouvernement Reagan. Il s'agissait alors de dire non à la drogue au plan de la consommation et du trafic. Cette politique nationale a mis en place un arsenal répressif important : multiplication des forces policières, durée des peines allongée, emprisonnement massif. Mais, la tolérance 0 a connu un regain d'actualité avec l'élection du nouveau maire de New-York, Guiliani, qui décide de mettre fin à la criminalité dans sa ville. La question de la criminalité est ici entendue comme celle des désordres urbains ( pauvreté, déviance, itinérance, toxicomanie, graffiti ), désordres qu'il faut éradiquer. Ce modèle vise donc à “ nettoyer l'espace public ” des problèmes sociaux pour rétablir l'ordre et la sécurité en milieu urbain. Ainsi, en pénalisant les comportements des personnes dont la présence est qualifiée d'indésirable dans l'espace public, la marginalité devient délinquance, l'assistance, répression.

Inscrite dans un courant néo-libéral, la tolérance 0 vise à contrôler l'environnement dans les villes américaines en ciblant les sous-groupes de population susceptibles d'engendrer des désordres. Il devient alors urgent de pénaliser l'ensemble des comportements associés à des modes de vie définis comme déviants. La consommation de drogue, le trafic, mais aussi les stratégies de survie telles que le squeegy, la mendicité, la prostitution deviennent les cibles de la tolérance 0 à New-York et dans une moindre mesure à Montréal.

L'objectif est donc de policer l'ensemble des désordres. On pense en effet, quand mettant fin à la petite criminalité, il sera possible de renforcer la sécurité des villes américaines. L'important est alors de supprimer l'ensemble des situations susceptibles de provoquer de l'insécurité urbaine.

À Montréal, ces pratiques coercitives ont pris une double voie : celle de la contraventionnalisation des comportements jugés inadéquats et celle du contrôle des espaces publics.

En ce qui a trait aux jeunes de la rue, les forces policières ont ciblé le squeegee comme forme de désordre urbain à éliminer. Considéré comme une entrave à la circulation automobile, le squeegee est donc devenu une conduite délinquante qu'il fallait réprimer La pluie de contraventions qui s'est abattue sur les jeunes de la rue a ainsi modifié la prise en charge dont ils étaient l'objet.

Il n'en demeure pas moins que ces pratiques ont eu pour effet de radicaliser les interactions entre les jeunes et les agents de la sécurité publique ou privée, contribuant de ce fait à renforcer leur identité marginale. En outre, privés de cette stratégie de survie, les jeunes de la rue ont été contraints le plus souvent à en adopter d'autres pratiques plus risquées pour eux-mêmes et pour les autres : la prostitution, la vente de drogues, les vols.

La tolérance 0 s'est aussi exprimée au travers du contrôle de la présence des jeunes de la rue dans l'espace public. Les techniques employées ont été diverses. Les changements de statut du Parc Berri et plus récemment du Parc Pasteur avaient ainsi pour objectif de réduire la présence des jeunes dans ces espaces. De plus, la multiplication de la présence des forces de contrôles, police ou agent de sécurité privée dans ces lieux, a aussi contribué au déplacement des jeunes vers d'autres espaces, plus cachés et à l'éclatement du groupe.

Or, en les obligeant à se rendre invisibles, en demeurant seuls et/ou dans des lieux plus camouflés, les jeunes se marginalisent davantage puisqu'ils perdent le contact avec d'autres formes d'intervention. En outre, s'agissant de mineurs recherchés pour fugue ou pour toute autre raison, les stratégies de “ camouflage ” et la méfiance à l'égard du monde des adultes deviennent le moteur de leur expérience dans la rue. À ce titre, il importe de rappeler que l'apparence de “ nettoyage ” des parcs du centre-ville, n'est qu'un leurre. Les pratiques de contrôle des espaces publics n'ont eu pour effet que de déplacer ou de cacher les problèmes et les difficultés des jeunes sans jamais y remédier.

Mais au-delà de la présentation de ces pratiques coercitives, il convient de montrer comment elles marquent un changement radical dans l'intervention auprès des jeunes en difficulté. En présentant un modèle d'intervention punitif, il s'agit non plus d'agir sur une enfance en danger mais bien de construire une représentation de la dangerosité de la jeunesse marginale. Les images de violence, d'agressivité sont alors mises de l'avant pour dépeindre les comportements de ces jeunes.

Ainsi, en montrant combien pratiques et représentations se renforcent ici pour donner une légitimité à la prise en charge pénale des problèmes sociaux que vivent les jeunes : pauvreté, décrochage scolaire, itinérance, non-emploi, toxicomanie, il est possible de témoigner d'une logique qui s'attarde davantage à faire contre les jeunes. Dans ce contexte, les pratiques coercitives paraissent cibler largement les jeunes directement en leur interdisant d'être présents sur les espaces publics qu'ils avaient investis ou indirectement en pénalisant les conduites qu'ils adoptent. La systématisation des pratiques et la focalisation sur ce sous-groupe dans la rue constatées, conduit nécessairement à s'interroger sur la nature discriminatoire de ces formes d'intervention.

Pourtant, dans ces circonstances, il apparaît de plus en plus nécessaire et urgent de repenser l'intervention pour qu'elle devienne une pratique co-construite entre le jeune et la société afin de décider avec lui qu'elle pourrait être la réponse à ces difficultés d'insertion. Cette co-construction en réalisant une éthique de la rencontre aurait en outre l'avantage de retenir et de définir l'expérience de la rue non pas strictement dans ces aspects négatifs mais aussi dans les compétences, les ressources réelles ou symboliques qu'elle donne la chance aux jeunes de développer.


notes

[1]. Nous n'évoquerons ici que la situation des jeunes mineurs dans la mesure où ils correspondent à la définition de l'enfance retenue par la Convention relative aux droits de l'enfant adoptée en 1989. À ce titre, les termes d'enfants et de jeunes sont ici synonymes.

 



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