Loïc Tassé, «L'intégration économique de la Chine dans la zone Asie-Pacifique : vers une stratégie de dislocation et de contrôle?», Continentalisation, Cahier de recherche 96-10, Octobre 1996.
Selon les chiffres officiels, 1,2 milliard de personnes habitent la
Chine, mais la population atteint plus probablement 1,4 milliard de personnes;
les statistiques gouvernementales situent le taux de croissance annuel du pays
à environ 10%, mais certaines régions intérieures sont en
récession tandis que les taux de plusieurs zones côtières
avoisinent les 30%, soit près du double de ce que les économies
occidentales réalisaient dans leurs meilleures années. Ce sont
donc principalement les provinces côtières du pays qui fondent la
puissance économique de la Chine, quoique des régions
intérieures recèlent un grand potentiel de
développement.
Quelques données permettent de mieux apprécier la puissance
économique de l'Empire du Milieu. En 1993[1], la Chine était le premier producteur mondial de
charbon, de ciment, de vêtements de coton, de télévisions,
de coton et de colza; le second producteur de thé, de fibres
synthétiques et de fertilisants; le troisième producteur d'acier,
d'électricité et de sucre. La Chine est presque parvenue
à l'autosuffisance énergétique. Alors qu'en 1983[2] elle se classait au 27e rang mondial des pays
exportateurs, dix ans plus tard elle accède au 11e rang[3] et l'annexion de Hong-Kong en 1997 devrait la propulser en
quatrième position. De plus, la Chine réalise près des
deux tiers de ses échanges extérieurs avec les pays
d'Asie-Pacifique.
Les statistiques contenues dans le premier tableau ne tiennent pas compte du
troc de marchandises avec la Russie et ses ex-républiques,
évalué en 1992 à 2 milliards de dollars US[4], ni de la contrebande qui pourrait représenter
jusqu'à 25% du commerce de provinces côtières comme celle
du Guangdong[5], ni non plus des
activités de réexportation de Hong-kong qui seraient
constituées à 60% de produits fabriqués en Chine et
réacheminés vers des pays industrialisés, les
États-Unis en particulier[6].
Comment la Chine en est-elle arrivée à des résultats si
extraordinaires en si peu d'années? Plusieurs explications sont
possibles. Certains avancent l'idée de l'émergence d'un
capitalisme bureaucratique[7], d'autres
suggèrent les bienfaits du libéralisme[8], certains encore pensent que la protection des
États-Unis a permis à la Chine de pénétrer les
marchés internationaux[9]. Assez
curieusement, la description des stratégies d'exportation reste en
général assez élémentaire. La Chine est encore
trop souvent perçue comme un bloc économique monolithique, ou au
mieux comme deux blocs, l'un développé et l'autre pas, sans
égard aux diverses "sous-stratégies" que des villes,
régions ou provinces parviennent à implanter. Quant aux
explications qui sont proposées, elles tendent à évacuer
les conditions spécifiques à la Chine. Or un courant de
recherche récent[10], et encore largement
inexploré, s'attache justement à identifier les facteurs de
développement économiques propres à la Chine et suppose
non pas la convergence de l'économie chinoise vers des modèles
socialistes ou libéraux, mais bien plutôt la naissance d'un
modèle économique chinois original, une sorte de "capitalisme
à la chinoise". Bien que ce type de paradigme sur la "nouvelle voie
chinoise" resurgisse de manière récurrente à travers les
décénnies[11] et même si
la propagande gouvernementale épouse parfois une rhétorique qui
s'y rapporte, le contexte historique récent pourrait bien faire
ressortir toute la richesse de cette approche. La Chine, en effet,
bénéficie pour la première fois depuis des siècles
d'une position internationale forte dans les domaines politique,
économique et culturel.
Nous voulons montrer ici que les stratégies de commerce extérieur
de la Chine sont plus multiples et complexes qu'on ne l'entend d'ordinaire et
que l'implantation efficace de ces stratégies passe par deux
éléments importants qui sont négligés mais
essentiels: ceux du rôle de la diaspora et la culture chinoise. Ces deux
éléments contribuent non seulement au développement d'un
modèle économique chinois original, mais surtout participent
à la dislocation de l'espace économique de la zone
Asie-Pacifique, c'est-à-dire à un changement d'orientation des
flux économiques et à leur séparation de la logique de
marché antérieur. Ceci n'implique pas une anarchie des
marchés, mais au contraire la genèse d'un nouvel ordre
économique et politique régional, voire mondial, qui s'ordonne de
plus en plus en fonction des intérêts de la Chine. Ce n'est donc
que du point de vue occidental que l'on peut parler de dislocation, car du
point de vue chinois, il s'agit plutôt d'une reconstruction de l'espace
économique traditionnel sur des bases à la fois anciennes et
nouvelles
On pourrait faire remonter l'idée d'ouverture commerciale
à 1964 avec les quatre modernisations (agriculture, industrie,
défense nationale, science et techniques), slogan lancé à
l'époque pour soutenir un plan d'industrialisation rapide et qui sera
rescapé par Zhou Enlai en 1973 lors de la remise sur pied des
commissions de planifications. On pourrait aussi établir certains
parallèles entre cette politique d'ouverture et la coopération
sino-soviètique des années cinquante, mais la trame la plus
solide du développement de la politique extérieure de la Chine
commence avec le rapprochement sino-américain et la fin de la
Révolution culturelle. Trois grandes périodes qui correspondent
à autant de stratégies différentes ressortent avec
clareté.
La Chine du début des années soixante-dix est
profondément affaiblie par la Révolution culturelle qui n'en
finit plus de finir et qui est responsable de deux graves problèmes
auxquels les dirigeants doivent rapidement trouver solution. Il y a d'abord le
problème de l'accroisse-ment immodéré de la population,
aiguillonné par une idéolo-gie maoïste radicale et par la
frustration des familles où les naissances avaient été
freinées par les famines du tournant des années soixante. Cette
croissance de la population allait entraîner une forte pression sur
l'agriculture et sur l'emploi. Ensuite, les investisse-ments très
faibles, qui s'expliquent par la situation de quasi guerre civile où se
trouvait le pays, avaient généralisé l'utilisation de
techniques de production à forte intensité de main d'oeuvre et
donc provoqué une baisse de la compétitivité[12]. Enfin, le fractionnalisme politique
extrême avait débouché sur un égalitarisme
forcené qui, à son tour, justifiait la
déresponsabilisa-tion et l'incompétence des cadres, ce qui
aggravait le blocage du développement économique.
Sur le plan extérieur, les graves incidents militaires à la
frontière sino-soviètique s'étaient soldés par la
défaite de l'armée chinoise, pourtant plus nombreuse, et avaient
amené de hauts responsables à conclure à
l'impéri-euse nécessité de moderniser les forces
militaires de la Chine, ce qui dans le contexte d'alors impliquait soit un
improbable rapprochement avec l'URSS, soit une difficile réconciliation
sino-américaine. Sans doute en raison de la menace nucléaire que
faisait peser l'URSS sur la Chine, sans doute en partie aussi en raison de
l'influence redou-tée et encore difficile à déterminer de
factions internes pro-soviétiques, Mao décida-t-il de se tourner
vers les États-Unis.
Dès ce moment on doit distinguer dans la politique d'ouverture
l'objectif officiel d'ajustement de la production[13] et celui officieux d'amasser des devises pour acheter de
nouvelles techniques militaires. Sans qu'on puisse encore parler de
véritable stratégie de promotion des exportations, le
gouvernement chinois n'en commença pas moins à suivre deux voies
qui, par la suite, seraient appelées à connaître
d'importants développements. La première voie, fût celle
de l'achat ,entre 1973 et 1978 de complexes clefs en main de production
d'engrais, d'usines de fibres synthétiques et de trains de laminoirs.
En 1978 la Chine achètera au États-Unis, au Japon et à la
R.F.A. pour 6 milliards de dollars de ce genre d'usines[14]. La seconde voie passe par la mise en place, en
1971-1972, d'un système d'exportation triangulaire de soieries et de
produits agricoles entre des brigades de production, des municipalités
qui servent d'intermédiaires, et des compag-nies d'import-export de
Hong-Kong et de Macao, mais sous contrôle du gouvernement de
Pékin. Les compagnies de Hong-Kong et de Macao importent
également, pour le compte de plusieurs brigades de production
disséminées à travers la chine, diverses matières
premières destinées à être trans-formées en
objets d'art et revendues dans le monde entier (ivoire d'Afrique, teck
d'Indonésie, jade de Birmanie). Le succès de ce commerce
à l'exportation à Foshan d'abord, puis en 1975, à
Zhanjiang et à Huiyang, va aussi engendrer un vaste réseau de
fournisseurs à l'intérieur de la Chine entre diverses provinces
qui n'ont pas l'autorisation de commercer directement avec l'étranger et
ces zones du Guangdong qui leurs serviront donc d'intermédiaires[15].
Il est probable que sans la mort de Zhou Enlai en janvier 1976 et sans
les luttes de pouvoir menées par la Bande des quatre, la politique de
modernisation et d'ouver-ture amorcée par Deng Xiaoping au 3e
Plénum du 11e Comité central en décembre 1978 aurait
abouti plus tôt. Les politiques de libéralisation rurale qui
furent décidées à cette époque provoquèrent
non seulement une forte hausse de la consommation intérieure, mais en
plus, et contre toute attente[16],
initièrent un très vigoureux développement des industries
légères rurales qui offrirent dès lors de nouvelles
possibilités d'exportation.
Le schéma général qui se dessine alors est relative-ment
simple. D'une part on utilise les capitaux de Hong-Kong, de Macao et du reste
de la diaspora chinoise comme locomotive au développement. Les diverses
politiques de cette période visent à favoriser les
investissements, les transferts de techniques et le déploiement de
réseaux de distribution. D'autre part, on arrime à ces
locomotives quatre Zones Économiques Spéciales (ZES) qui se
trouvent au Guangdong et au Fujian, provinces qui sont choisies en raison de
leur proximité géographique et de leur expérience ainsi
qu'en raison des liens familiaux qui unissent les habitants de ces
régions à la riche et nombreuse diaspora chinoise qui en est
issue. Plus tard se joindront à ces ZES les villes de Pékin,
Shangaï et Tianjin, puis en 1984, 14 autres villes côtières
ou villes ouvertes, si bien qu'en 1990, la Chine comptera 11 villes et
provinces ouvertes, 288 préfectures ouvertes, 14 villes portuaires, 10
Zones de Développement Technologique et 5 ZES, chaque appellation
jouissant en principe de droits et de privilèges fiscaux, juridiques,
administratifs etc. correspondants à leur plus ou moins grande
activité d'exportation.[17]
Le deuxième tableau de l'annexe sur la composition des échanges
révèle, au départ, des activités d'exportation
surtout tournées vers l'industrie légère, les
matières premières et les produits agricoles tandis que les
importations se concentrent dans les domai-nes de machines et matériels
de transport, des produits manufacturés et des produits chimiques.
La stratégie commerciale de la Chine repose alors sur cinq grands axes[18]:
1) Une rationalisation administrative, c'est-à-dire la séparation
graduelle de l'État et des entreprises grâce à trois
réformes successives. De façon générale, le
gouvern-ement central opère une décentralisation graduelle en
donnant plus de pouvoirs aux localités dans le domaine du commerce
extérieur et en séparant à l'intérieur du
gouver-nement les fonctions d'administration de celles de contrô-le. Le
ministère de l'économie va hériter des tâches de
planification générale, tandis que le ministère du
commerce devra s'occuper de la régulation économique. Les cadres
sont rendus responsables des profits et des pertes, mais en contrepartie on
autorise les entreprises, d'abord dans l'industrie légère puis
dans les autres secteurs, à garder une partie des
bénéfices. Enfin, on laisse de plus en plus de place au
marché et donc de moins en moins au plan.
2) Le nombre des investissements étrangers est augmen-té. Ces
investissements sont essentiellement de trois types, c'est à dire soit
en provenance d'organisations internationales et de gouvernements
étrangers, et ils ser-vent alors à financer des routes, des
travaux d'infrastruc-ture, des complexes énergétiques, des
entreprises diverses, des projets d'enseignement ou des développements
agricoles, soit en provenance de capitaux privés et ils se dirigent vers
l'industrie hôtelière et touristique, soit enfin mix-tes et sont
destinés à des usines d'assemblage de produit finis ou
semi-finis.
3) Pékin encourage fortement l'importation de techni-ques
avancées et l'exportation de produits à forte valeur
ajoutée, politique qui, au début, connaît peu de
succès, mais se solde tout de même pour l'ensemble des
années quatre-vingts par l'importation de 3,500 techniques de pointe
dont 20% de logiciels, pour un montant total de 20 milliards de dollars US.
4) Divers organismes encouragent la promotion des échanges culturels,
scientifiques, artistiques, sportifs, etc., ce qui ce manifestera notamment par
une très forte augmentation du tourisme et de l'envoi d'étudiants
à l'étranger, étudiants dont le nombre atteindra plus de
60,000 pour cette période (et qui participent pour plusieurs à
des activités d'espionnage[19]).
5) Le gouvernement chinois commence à acquérir quelques
industries, surtout dans le secteur des matières premières et
à vendre des usines clefs en mains. Des capi-taux chinois sont aussi
investit dans 4117 entreprises mixtes et coopératives (dont 1701
à Hong-Kong) dans 120 pays. De plus 450,000 travailleurs chinois seront
envoyés à l'étranger dans 80 PVD.
La stratégie de promotion à l'exportation sera
rééva-luée au début des années
quatre-vingt-dix. Quoique jugée positive dans l'ensemble, elle a
montré ses limites face à un certain nombre de problèmes.
D'abord, l'écart entre le niveau de développement de la Chine et
celui des pays riches reste considérable; ensuite, un fossé
sépare le niveau de développement des provinces
côtières de celui des provinces pauvres; de plus, des goulots
d'étranglement ont surgi dans les secteurs des transports, de
l'énergie et des investissements; enfin, des ajustements aux normes
adminis-tratives internationales paraissent incontournables, tout comme la
modification du système des taux de change.
Suite à ces résultats mitigés, le gouvernement
décide, ce qui est fidèle à ses habitudes, de conserver et
de généraliser ce qui a bien fonctionner dans l'ancienne
stratégie de promotion à l'exportation et d'innover en y
adjoignant une stratégie de substitution à l'importation.
Ce qui a bien fonctionné, c'est d'abord le principe des
locomotives. Aux locomotives de Hong-Kong de Macao et de la diaspora,
Pékin rajoute celles du Guangdong, du Fujian, de la région du
Bohaï, de Shanghai et de Hainan (cette dernière connaît
cependant de grave difficultés auxquelles la fuite de capitaux vers la
ville de Shanghai n'est pas étrangère). Ces locomotives doivent
en principe entraîner derrière elles les provinces moins riches de
l'intérieur. Shanghai doit aussi devenir le grand centre
économique, financier et commercial de la Chine et de l'Asie. Ce qui a
bien fonctionné aussi, c'est le principe de l'ouverture et le
gouvernement décide donc de multiplier les interfaces de toutes sortes
entre le marché chinois et le reste du monde. Alors que dans les
années quatre-vingts le commerce extérieur du pays s'était
surtout concentré sur les échanges avec les pays
développés et les pays voisins, la Chine des années
quatre-vingt-dix multiplie ses partenaires étrangers, en particulier
dans les régions de l'Europe de l'Est, de l'Amérique Latine, du
Moyen-Orient et de l'Afrique. Fait à noter, si la Chine tente de
consoli-der ses parts de marchés dans les pays développés,
elle ne cherche plus à les augmenter.[20]
La stratégie de substitution à l'importation est, quant à
elle, favorisée d'abord par la proximité géographique des
provinces intérieures et par les très faibles coûts de la
main d'oeuvre qui s'y trouve, mais aussi par des politiques incitatives du
gouvernement central. L'évolution de la composition des échanges
entre la Chine et le reste du monde, présentée dans le
troisième tableau, donne une bonne idée du succès de cette
stratégie.
Le gouvernement chinois va développer sa stratégie de
substitution à l'exportation autour de trois pôles[21]: soit, premièrement, la mise en chantier de vastes
gisements grâce au capital et au savoir faire étranger. Dans ce
but, le gouvernement central décide de renforcer les infrastructu-res,
d'améliorer l'environnement des investissements étran-gers par
des lois plus souples, de meilleures garanties et des possibilités de
profits plus élevées. Il décide aussi de canaliser les
investissements dans les entreprises de base et de haute technologie. Le
procès de production est rationalisé et Pékin encourage
l'admission de mesures propres à augmenter la confiance des
investisseurs. Deuxièmement, diverses dispositions sont adoptées
pour favoriser le commerce entre les firmes transnationales.
Troisièmement, enfin, le gouvernement chinois construit un nouveau
système financier mieux adapté à l'environnement
international, notamment par l'adoption d'un système de
convertibilité de la monnaie et la mise en place d'une nouvelle
fiscalité des entreprises.
Une des principales nouveautés de la stratégie des années
quatre-vingt dix est qu'elle permet et même oblige l'implantation de
sous-stratégies commerciales propres à chaque province. Nous
avons divisé ces sous-stratégies en quatre grandes
catégories:
Ces stratégies sont adoptées par les villes et les
provinces qui veulent passer à un niveau supérieur
d'industrialisation. Dans ces régions, les infrastructures de bases
sont déjà complétées, les administrations ont
l'habitude de transiger avec l'étranger, les moyens de communications
sont adéquats. Les gouvernements locaux de ces zones
privilégiées sont donc à la recherche d'expertise dans des
domaines clefs ainsi que de techniques qui leurs permettront d'exporter des
produits à haute valeur ajoutée. On retrouve dans cette
catégorie des villes comme Shanghai et Tianjin, ou encore la province du
Guangdong.
Le Guangdong constitue d'ailleurs un excellent exemple pour illustrer ce type
de stratégies. Comme le montre la structure de ses échanges avec
l'extérieur, le Guangdong réalise la majorité de son
commerce en Asie.
Le commerce asiatique de la province est constitué à 85,8%
d'exportations vers Hong-Kong, tandis que le Japon, la Cochinchine et Taiwan
représentent respectivement 2,5%, 1,4% et 0,4% des exportations de la
province. Les importa-tions d'Asie proviennent à 78,4% de Hong-kong,
4,0% du Japon, 3,0% de Taiwan et 2,4% de l'Indochine. La part de l'Asie dans
le commerce extérieur du Guangdong augmente depuis 1990[22].
La stratégie du Guangdong s'articule autour de trois objectifs majeurs.
La province veut d'abord compléter ses infrastructures,
particulièrement dans le secteur de l'acier et dans les régions
reculées. Elle compte aussi beaucoup sur sa capacité d'attirer
des industries à forte valeur ajoutée[23]. Deuxièmement, grâce à une
véritable politique des comptoirs, les capitaux de la province sont
encouragés à s'implanter dans les zones intérieures de la
Chine. Ainsi de grands magasins cantonnais ouvrent dans les principales villes
intérieures et des fonds du Guang-dong sont investis dans des secteurs
primaires de régions reculées, ce qui les conduit même
jusqu'à concurrencer des industries d'État du gouvernement
central. Ces politiques de compradores rappellent non seulement le rôle
du Guangdong dans les premiers échanges avec l'étranger des
années soixante-dix, mais évoquent aussi l'époque beaucoup
plus ancienne des intermédiaires de commerce obligés entre les
marchands occidentaux et les Chinois. Troisièmement, le gouvernement du
Guangdong a décidé de consolider les réseaux commerciaux
extérieurs. Dans ce cas, la stratégie consiste à faire
des entreprises du Guangdong les intermé-diaires obligés du
commerce entre les provinces intérieures et des partenaires
étrangers. Cependant le combat le plus acharné se livre à
Hong-Kong même pour le contrôle des réseaux commerciaux de
la colonie britannique. Le tiers des capitaux bancaires de Hong-Kong serait
déjà sous con-trôle chinois[24], mais Shanghai et le gouvernement central
s'intéressent aussi beaucoup à l'avenir de cette ville.
Ces stratégie sont développées par les provinces
qui se trouvent dans le voisinage immédiat des locomotives
économiques. De façon générale, ces provinces
cherchent à accroître au maximum la complémentarité
économique de leur région. Elles favorisent donc la construction
d'infra-structures de transport par des investissements privés ou mieux
par des institutions d'aide internationale, incitent à la
création d'industries de sous-traitance, attirent à elles les
industries à forte intensité de main d'oeuvre ou encore les
industries très polluantes qui sont chassées des zones les plus
prospères. Ces provinces, d'autre part, tentent aussi de diversifier
leur débouchés extérieurs pour atténuer la
dépendance économique que provoque une telle
complémentarité.
La ville de Shanghai qui jusqu'en 1991 avait été
écarté de la politique d'ouverture ,probablement parce que
Pékin redoutait que sa prospérité économique ne
ralentisse les investissements dans les autres régions
côtières, est parvenue ces dernières années à
rassembler autour d'elle trois régions économiques, trois
cercles, qui dépendent, à divers degrés, de sa
prospérité et qui par-conséquent mettent aussi en oeuvre,
à divers niveaux, une stratégie d'arrimage. On trouve dans le
premier cercle, la région du delta du fleuve Yangzi, qui, bien qu'elle
chevauche plusieurs provinces, est constituée de villes qui jouissent
d'une très forte intégration économique avec la
métropole. Par exemple, la ville de Suzhou, située à deux
heures de train de Shanghai, a créé en mai 1993 un vaste parc
industriel de 45 km carrés grâce à des investissements
singapouriens de 20 milliards de dollars US, pour la première phase.
Les promoteurs prévoient que six cent mille personnes viendront
s'établir dans ce que l'on surnomme déjà le
deuxième Singapour[25].
Ce type d'intégration économique peut provoquer des
problèmes lorsque la ville fait administrativement partie d'une province
qui se trouve elle-même, dans son ensemble, dans une région
économique moins intégrée. C'est d'ail-leurs la situation
de Suzhou qui est située dans la provin-ce au nord de Shanghai, le
Jiangsu. Parce que sous l'emprise d'une économie très
planifiée jusque vers 1992 et donc parce que dominée
jusqu'à récemment par des entrepri-ses étatiques, la
province a non seulement du mal à s'inté-grer
économiquement à la région de Shanghai, mais encore doit
composer avec un certain protectionnisme que ses propres entreprises
d'État appuient en raison de leur manque de concurrentialité avec
le secteur privé. Cette zone économiquement
éloignée fait partie du troisième cercle.
À l'inverse, la province du Zhejiang[26], qui est située au sud de Shanghai, est assez bien
intégrée et s'insère dans un espace économique
intermédiaire, celui du second cercle. Parce que cette province a
été soumise dès 1984 à l'économie de
marché, elle est non seulement devenue un important fournisseur de biens
et services pour Shanghai, alors dominée par les entreprises
Étatiques, mais surtout après 1991, elle a renforcé sa
complémentarité avec cette ville, en particulier dans le domaine
des industries textiles et des matériaux de construction.
Ces stratégies sont adoptées par des provinces
limitrophes, comme celles du Yunnan, du Xinjiang ou du Heilongjiang, qui
doivent contrer la politique de comptoirs de provinces riches . Il s'agit
surtout pour elles de tirer bénéfice des marchandises qui
circulent sur leur territoire. Des frais de transit élevés sont
donc imposés sur les marchandises et ce non seulement entre les
fronti-ères provinciales, mais aussi à l'intérieur
même des provinces, entre les districts. Par ailleurs, pour
éviter que les tarifs douaniers intérieurs ne découragent
le commerce, ces provinces développent des réseaux de trans-port,
de télécommunication, d'hôtellerie, de services qui visent
à faciliter les activités commerciales qui se dérou-lent
sur leur territoire, car le plus souvent les marchants sont des Chinois venus
d'autres provinces ou de pays voisins[27].
Le gouvernement du Yunnan, par exemple, fonde toute sa stratégie
économique sur le développement de des industries liées
aux transports, aux télécommunications et aux ressources
minérales. Mais le tourisme reste sa troisième plus importante
activité économique et de très gros projets de barrages
hydroélectriques y sont financés par le Guangdong vers lequel la
province exporte déjà de l'électricité. En fait,
le Yunnan a du mal à hausser ses produits à un seuil de
qualité de niveau international et son enclavement nuit
considérablement à ses exportations qui restent donc faibles
(environ 600 millions de dollars US en 1992). De plus, les pays voisins de la
provinces sont pauvres, sauf la Thaïlande, ce qui implique que peu
d'investissements en proviennent et que leur gouvernement sont
particulièrement prudents face au danger d'invasion de leur
marché par des produits yunnanais[28].
Pour compléter le tableau, il faut ajouter que la province est aussi un
important lieu de contrebande de drogue, de voitures, d'armes, dont on ne
retrouve bien entendu aucune trace ni dans les statistiques officielles ni dans
les politiques commerciales.
Les provinces qui adoptent ce type de stratégies le font de
manière plus involontaire qu'autre chose: leur stratégie de
développement économique s'est avérée un
échec et elles doivent donc se replier sur les politiques de
macro-contrôle du gouvernement central pour se maintenir. Elles
défendent les nouvelles répartitions fiscales que Pékin
veut imposer dans la mesure où elles espèrent qu'une partie de
l'argent leur sera redistribuée. L'histoire de leur échec est
néanmoins très instructive, comme dans le cas du Sichuan.
Cette province avait implanté au début des années
quatre-vingt-dix une stratégie de développement dite "des deux
ailes et des deux flancs"[29], appellation qui
désignait une vaste région autour de la capitale provinciale,
Cheng-du, où l'on entendait suivre une politique économique
d'accélération, quitte à brûler les étapes.
On construisit des routes modernes, des réseaux de
télécommunications furent implantés, on poussa aussi
à la création de multip-les zones de développement
économique qui devaient servir de pôles de croissance. Mais faute
de planification adéquate, il fut non seulement impossible d'harmoniser
les activités des divers pôles de croissance de cette grande
région, mais pire encore, les diverses villes qui en constituaient les
paliers administratifs correspondants se mirent à se concurrencer entre
elles en offrant aux entre-prises des conditions d'établissement toutes
plus favorab-les les unes que les autres[30].
Bien plus, chaque pôle s'efforça de développer les
mêmes secteurs économiques que son voisin. Cette situation mena
à une explosion de corruption, à une chute des prix, donc
à une baisse des revenus qui à son tour força à la
renégociation des emprunts bancaires, donc à la collusion et
à une nouvelle aggravation de la corruption etc. Les effets de cette
stratégie inconsidérée ne s'arrêtèrent pas
là. Les indus-tries privées qui bénéficiaient d'un
régime fiscal autre-ment plus avantageux que celui des entreprises
d'États, commencèrent à imposer à ces
dernières une concurrence déloyale qui réduisit les
rentrés fiscales du gouvernement. D'autre part, la modernisation des
infrastructures de cette région autour de la capitale provinciale avait
fait dimi-nuer les coûts de production des entreprises qui
s'étaient établies dans cette zone et, sous la double pression de
la concurrence acerbe et du marasme économique, des marchan-dises
extrêmement bon marché commencèrent à circuler dans
les autres régions du Sichuan où elles provoquèrent une
récession et des révoltes paysannes[31]. Enfin, l'armée qui avait commencé dans
les années quatre-vingt à reconvertir ses industries dans le
civil, ( 80% de sa production est maintenant destinée au civil[32]), était très bien
implantée au Sichuan où le gouvernement chinois avait crû
bon, dans les belles années de la guerre froide, de cacher de nombreuses
usines et centres de recherches de pointe. Or il semble que les usines
militaires disposent non seulement non seulement d'un personnel
discipliné, qualifié et bon marché, mais aussi de
puissants réseaux de contact qui facilitent l'écoulement des
produits qu'elles fabriquent[33].
Le gouvernement du Sichuan dû donc faire appel au gouvernement central
pour obtenir de l'aide et beaucoup fonctionnaires de Pékin furent
dépêchés dans la province pour épauler
l'administration locale[34]. Les pronostics
économiques pour la province restent sombres à long terme[35] cependant le barrage des trois gorges
devrait aider à désenclaver la région et faciliter la
jonction de l'écono-mie sichuannaise à l'économie
mondiale. Mais il n'est pas sûr que Pékin ne
préfère pas garder à cette province ferti-le une vocation
agricole, ne serait-ce que pour des raisons
économico-stratégiques, tandis que les autorités
provincia-les envisageraient plutôt une industrialisation à grande
échelle[36].
Le survol des stratégies chinoises d'insertion dans l'espace
économique du Pacifique montre donc une forte augmentation de la
complexification et de la diversifica-tion des échanges ainsi qu'une
intégration croissante au marché asiatique. Mais pour comprendre
la façon dont ces diverses stratégies chinoises sont mise en
oeuvre sur le terrain et pour parvenir à diagnostiquer de manière
plus fine le mode d'insertion de la Chine dans cet espace Asie-Pacifique, il
faut recourir à une analyse plus spécifique des
particularités chinoises, telles celles de la culture et de la diaspora
chinoise.
Un des éléments les plus remarquables de cette cultu-re, mais
pourtant parmi les moins commentés, est celui de la conception chinoise
des rapports entre individus[37], conception
qui est à la base même des relations d'affaires.
Ces liens entre les individus sont plus importants que les lois du
marché ou même que le bon fonctionnement de la
société civile telle que nous l'entendons en Occident. Ainsi les
individus qui contractent des liens d'affaire finissent-ils par tisser des
réseaux complexes dont les membres préfèrent commercer
entre eux, même si d'aventure un individu à l'extérieur du
réseau offre des produits de meilleur qualité à des prix
plus avantageux. Plus le réseau s'étend, plus il devient
difficile pour une personne extérieure d'y pénétrer. Plus
le réseau s'agrandit, plus il peut mettre à la disposition de ses
membres des capi-taux, des ressources, des informations qui serviront à
l'expansion économique de chacun, et par conséquent, à
renforcer le réseau lui-même. Car une des principales
caractéristiques de ces réseaux est de tendre à
l'auto-suffisance.
En fait, en Chine, la société civile résulte
précisé-ment de l'agrégat de l'ensemble des réseaux
d'influence personnels de chaque individu et non pas, comme en Occi-dent, d'une
quelconque garantie de liberté individuelle soutenue par l'État
en échange du respect des lois. Contrairement à l'Occident
chrétien, dans l'Asie bouddhis-te, et donc en Chine, l'individu n'est
rien sans sa famil-le, ses amis, ses associés. Sa place dans la
société ne peut être conçue autrement qu'en
référence aux nombreux liens qu'il entretient, à tel point
qu'en Chine un indivi-du déclinera plus volontiers son lieu de travail,
sa posi-tion administrative, son état civil ou son âge que son
nom.
Cette prééminence des relations inter-individuelles sur
l'individu implique une longue fréquentation d'éven-tuels
partenaires commerciaux, car la droiture, ou les inclinaisons
particulières d'associés constituent à la fois une
garantie du bon fonctionnement des affaires comme elles peuvent aussi se
révéler de redoutables entraves. Cette importance des liens
individuels provoque d'immenses répercutions légales. Ainsi par
exemple, alors qu'en Occident un fonctionnaire ne peut changer la loi, fut-il
d'une compétence exceptionnelle, en Chine la loi est un instrument
placé entre ses mains, mais il peut en user à sa
discrétion[38]. Alors qu'en Occident
les lois sont périodi-quement revues par les élus et que les
modifications qu'ils y apportent modèlent le fonctionnement de la
société, en Chine tout repose sur la droiture et l'intelligence
du fonctionnaire. C'est dire combien le système dépend de la
bonne éducation des fonctionnaires ou de toute personne qui
accède à un poste de responsabilité. C'est aussi en
partie dans cette perspective qu'il faut envisager les campagnes
d'éducation communistes en Chine ou le récent
rétablis-sement des examens pour les fonctionnaires ( quoique le Parti
se réserve le droit de nommer des fonctionnaires à des postes
clefs sans épreuve).
Ceci s'oppose aux conceptions occidentales en matière de droit,
d'arbitrage international, de pratiques commer-ciales. C'est en partie dans
cet esprit que la Chine a décidé que tous les juges de Hong-Kong,
sauf un, seraient nommés par le PCC. Cette politique est conforme
à ce qui existe dans le reste de la Chine où les juges n'ont pas
à suivre de cours de droit. Le même esprit prévaut
à Singa-pour, à Taiwan et dans d'autres communautés
chinoises d'A-sie. Les liens entre individus d'une même famille sont si
forts qu'ils imposent des devoirs et des obligations jus-qu'au cinquième
degré. De la même manière, les réseaux de contacts
que tissent les individus entre eux à travers leur emploi, fixent une
hiérarchie sociale fluide dont les contraintes sont plus suivis que
celles qu'impose la loi. C'est ce qui explique que malgré les lois,
malgré une lour-de bureaucratie, les exportations aient autant
augmenté . C'est ce qui explique également que des
négociations avec des partenaires étrangers soient souvent
entreprises dans certains secteurs d'activité alors même que des
lois l'in-terdisent. D'autre part, la déconcentration administrative
ainsi que la permission accordée aux responsables à divers
échelons de garder une partie des profits encourage la corruption et
accélère d'autant le traitement des dossiers.
Le préhension de ces réseaux explique l'importance du rôle
de la diaspora[39]. Forte 36,6 millions de
personnes en dehors de Hong-Kong et de Taiwan, elle est à 85,9%
regrou-pée en Indonésie, en Thaïlande, en Malaisie et
à Singapour, à 10,5% dans les deux Amériques et à
1,1% en Océanie. Présente dans 79 pays à travers le
monde, elle posséderait des centaines de milliards de dollars US en
épargne. Ses membres sont extrêmement solidaires les uns des
autres et cette solidarité s'étend à tous les niveaux: des
activités de prêts aux activités commerciales, les
relations d'affai-re s'articulent toujours en fonction des liens familiaux,
d'amitié, ou traditionnels.
Le réseau de la diaspora chinoise est bien entendu actif dans les divers
domaines du commerce extérieur. Les gros investissements
réalisés en Chine proviennent souvent de cette diaspora[40]. Ainsi par exemple Kitti Dommerchawa-nit,
un sino-thaïlandais, a-t-il investi 1,5 milliard de dollars dans la
foresterie au Guangdong. Liem Sioe Liong , un sino-indonésien, a
investit 187 millions de dollars US en collaboration avec deux entreprises
gouvernementales de Singapour dans un parc industriel de la même
province; Chin Tai, un Singapourien d'origine chinoise, a ouvert 48
joint-ventures au Sichuan et au Liaoning. Le cheminement de ce dernier est
typique: après avoir réalisé une percée dans
l'industrie de la volaille et de l'aquaculture, M.Chin a élargi ses
activités au domaine de la machinerie et des moteurs, puis a ouvert des
banques est a investi dans l'huile et le soya. L'investissement en Chine
comporte également une dimension nationaliste importante. L'ex-premier
Ministre de Singapour déclarait d'ailleurs que "ceux qui n'investissent
pas en Chine seront plus tard accusés d'avoir été
déloyaux"[41].
La diaspora chinoise est également très présente dans les
activités des firmes transnationales. Ces entreprises sont en
général de plus petite taille que leur équivalent
occidentaux[42]. 33% des entreprises
transnationales ont des actifs de moins de 10,000$ US, et 17% des actifs de
plus d'un million, ce qui les rend peu présentes dans les statistiques.
De plus ces entreprises sont souvent mixtes et propriété
d'actionnaires privés majoritaires; les normes d'entreprises sont
faibles même si elles se calquent sur le modèle des entreprises
occidentales.
Les firmes transnationales se répartissent sur le territoire chinois en
fonction d'abord de facteurs géogra-phiques tels la distance, les
réseaux de distribution, la vigueur économique d'une
région. Elles s'implantent aussi dans diverses régions parce que
les flux économiques à l'intérieur du pays ne
correspondent pas aux intérêts économiques d'une
région. Les capitaux de Hong-Kong, par exemple, possèdent 25,000
entreprises au Guangdong et y emploient plus de 300,000 personnes. Mais de
manière plus globale, ces firmes transnationales ont commencé
à se développer lorsque dans les années quatre-vingt les
devises japonaises ainsi que celles des quatre petits dragons ont
augmenté face à la devise américaine, ce qui a
provoqué de nombreuses délocalisations. La stratégie de
ces firmes est claire: il s'agit d'utiliser les pays qui jouissent de quotas
dans les pays développés afin de s'emparer de leur
marchés. Que se soit par le biais de législations, de
décrets ou de privilèges, les autorités locales prennent
tous les moyens afin de multiplier les avantages pour les investisseurs
étrangers et donc garder l'environnement de travail aux coûts les
plus bas[43]. Des firmes chinoises ont aussi
commencé à délocaliser leur production à
l'extérieur de la Chine, entre le Guangdong et le Viêt-nam par
exemple.
La diaspora chinoise agit enfin dans le domaine des interventions
gouvernementales directes qui constituent un champ difficile à cerner.
La ville de Canton dirige entre autre un puissant conglomérat
récemment impliqué dans la construction d'un quartier
résidentiel au sud de la ville de Paris, projet immobilier dont un des
objectifs était de délocaliser la population chinoise du 13e
arrondissement de Paris, contrôlé par des intérêts
taiwanais[44]. Il existe aussi divers fonds
de secours pour les Chinois d'outre-mer. Suite au tremblement de terre de
janvier 1994, le gouverne-ment de Taiwan a ainsi versé à titre
symbolique 400,000 dollars aux administrations de Los Angeles et de
Califor-nie, 200,000 à la communauté chinoise et... 3,77 millions
aux commerçants chinois. Ce même gouvernement de Taiwan est aussi
très actif pour aider les Chinois d'outre-mer à renouer contact
avec leur culture ancestrale, et offre, entre autre, diverses bourses
d'études à ceux d'entre eux qui désirent aller
étudier le mandarin à Taiwan[45].
La diaspora chinoise est donc riche, bien organisée, nombreuse et
solidaire. Ces qualités expliquent pourquoi Hong-Kong, Taiwan et la
Chine effectuent entre eux plus de 35% de la totalité de leurs
échanges avec le monde, c'est à dire qu'ils ont
déjà réalisé entre eux un niveau
d'intégra-tion plus élevé que celui des pays de l'ASEAN
qui, lui, n'est que de 10%[46]. Les
différents groupes financiers, industriels ou bancaires qui structurent
cette diaspora restent hélas aussi très discrets et seuls les
initiés ont accès aux informations sur les liens exacts entre
elles et les nomenklaturas de Chine[47].
Les nouvelles stratégies de promotion à l'exportation et
de substitution à l'importation, parce qu'elles se trou-vent
couplées à la puissante organisation de la diaspora chinoise,
diffusent comme nous l'avons vu de nouvelles pra-tiques dans le commerce
international, pratiques qui, dans leur mode de fonctionnement, s'opposent au
capitalisme tel que véhiculé en Occident. La culture chinoise,
peu portée sur le droit occidental, l'abandonne d'autant plus
aisément que la puissance économique de la Chine augmente. Ceci
constitue un premier facteur de dislocation.
D'autre part, la capacité d'attraction de la Chine est si forte que ce
pays a déjà commencé à générer autour
de lui une zone d'intégration dont les pays occidentaux sont
progressivement exclus, non pas seulement en raison de pro-blèmes de
compétitivité, mais aussi parce que les regroupe-ments quasi
ethnicistes des capitaux leur sont fermés. L'évolution de la
composition des échanges de la Chine avec le reste du monde illustre
bien ce phénomène. Un second facteur de dislocation
apparaît ici.
Un troisième facteur reside dans les liens qui unis-sent les entreprises
à l'État: alors qu'en Occident l'État intervient de moins
en moins sur les marchés, au contraire en Orient il y participe de
façon de plus en plus marquée, mais à travers des canaux
inhabituels, c'est à dire ceux de la diaspora et des
conglomérats.
On peut donc dès à présent parler d'un monde
économi-que chinois qui génère de nouveaux flux
commerciaux et jusqu'à un certain point, restructure l'économie
mondiale au-tour de lui. Contrairement à certains pays africains ou
arabes qui connaissent un clientélisme qui s'apparente à celui de
la Chine, les pratiques commerciales chinoises fa-vorisent le
réinvestissement des capitaux en Chine. Bien plus, le poids
économique de la Chine et de sa diaspora op-pose peut être pour la
première fois aux pays industriali-sés de type occidental,
c'est-à-dire aux pays jouissants d'un système de concurrence
individualiste et politico-légal, un système économique
non occidental suffisamment puissant et cohérent pour changer les
pratiques économiques mondiales.
Cette dislocation économique est-elle planifiée? Pour l'instant
rien ne permet de le croire, même si le nouvel ordre économique
chinois est le résultat des diverses sta-tégies commerciales des
gouvernements des provinces et du centre. En revanche, la logique de
l'évolution des échan-ges entre la Chine et la zone
Asie-Pacifique suggère à plus ou moins brève
échéance l'émergence d'une stratégie commer-ciale
extérieure fondée sur un partenariat entre la diaspo-ra chinoise
et divers conglomérats étatiques. Il faudrait alors s'attendre
à ce que l'économie de la Chine, à l'abris du monde comme
dans un château-fort, se lance de façon plus agressive à la
conquète des marchés extérieurs.
De manière plus générale, cette évolution de
l'espace économique chinois ébranle les paradigmes actuels sur la
Chine et sur l'économie mondiale. Ne peut-on pas considé-rer que
la période communistes n'aura constitué qu'une pa-renthèse
dans l'histoire de la Chine, que la Chine retourne à une forme d'empire?
Si tel devait être le cas, il faud-rait aussi redéfinir la
conception occidentale de l'écono-mie mondiale et celle du droit
international qui l'accompa-gne, conceptions qui jusqu'à maintenant sont
restées parti-culièrement ethnocentristes.
[48]
|
importations
|
exportations
|
Asie-Pacifique
|
60,20%
|
57,36%
|
Europe
|
23,14%
|
17,90%
|
États-Unis
|
11,65%
|
19,79%
|
[49]
Exportation
|
(%)
|
Importation
|
(%)
|
pétrole
|
32,7
|
prod.
manufacturés
|
27,1
|
ind.
légère, textile, artisanat
|
24,3
|
machine
et matériel de transport
|
26,5
|
ind.
méca., équipement
|
5,7
|
prod.
chimiques
|
15,3
|
prod.
agricoles
|
12,8
|
mat.
premières
|
10,0
|
[50]
Exportations
|
1993
(%)
|
1984
(%)
|
Importations
|
1993
(%)
|
1984
(%)
|
Machines et mat. de transport
|
16,66
|
5,7
|
Machines
et mat. de transport
|
43,28
|
27,1
|
Primaires
|
18,17
|
45,5
|
Primaires
|
13,68
|
18,7
|
Produits
finis
|
42,46
|
24,3
|
Produits
finis
|
6,25
|
12,4
|
Produits
intermédiaires manufacturés
|
17,87
|
19,3
|
Produits
intermédiaires manufacturés
|
27,46
|
26,5
|
Produits
chimiques
|
5,04
|
5,2
|
Produits
chimiques
|
9,34
|
15,3
|
[51]
Exportations
|
(%)
|
Importations
|
(%)
|
Asie
|
91,3
|
Asie
|
89,9
|
Europe
|
3,2
|
Europe
|
6,8
|
Amérique
du nord
|
4,4
|
Amérique
du nord
|
2,5
|
[1] Zhongguo jingji nianquan 1994,
(Annuaire statistique de la Chine 1994), Beijing, Zhongguo tongji chubanshi
chuban, 1994, pp. 748-751, 756-759
[2] Almanc of China's Foreign Economic
Relations and Trade, Beijing, The Editorial Board of The Almanc, 1990,
pp.880-881
[3] Beijing information, Beijing, janvier
1996, p.2
[4] Fukasaku, K. et al., La longue marche de
la Chine vers une économie ouverte, Paris, OCDE, 1994, p.67
[5] Informations recueillies auprès de
professeurs de l'Institut d'études Économiques de
l'Université de Pékin.
[6] Zhongguo Tongji..., op.cit., p.
719
[7] Bergère, Marie-Claire, La
République populaire de Chine de 1949 à nos jours, Paris,
Armand Colin, 1987
[8] Voir les études de la Banque Mondiale
ou de l'OCDE, par-exemple Fukasaku, op. cit.
[9] Joseph S. Nye Jr., "East Asian Security, The
Case of Deep Engage-ment", Foreign Affairs, juillet-août 1995, pp.
90-102
[10]Voir par exemple David H. Brown et Robin
Porter (éds), Management Issues in China, t. 1 et 2, New York,
1996.
[11] Sur les paradigmes utilisés par
les spécialistes des questions chinoises voir par exemple Steven.W.
Mosher, China Misperceived, A New Republic Book BasicBooks, 1990
[12]Michel Osborne, Les zones
économiques spéciales de la Chine, Paris, OCDE, 1986
[13] Francois Gipoluoux, "Chine, l'ouverture
à l'étranger", Revue Tiers-Monde",t.XXVII., no 108,oct.
déc. 1986,PUF, p.826
[14] Francoise Lemoine, L'économie
chinoise, Paris, La Découverte, 1986, p.21
[15] John Kamm, "Reforming Foreign Trade",in
Ezra F. Vogel, One Step Ahead in China, Guangdong Under Reform,
Cambridge, Harvard University Press,1989,pp.338-394
[16]Deng Xiao Ping, Les questions
fondamentales de la Chine d'aujour-d'hui, Beijing, éd. en langues
étrangères, 1987, p.207
[17] Xiandai Zhongguo Jingji Dacidian
(Encyclopédie de l'économie chinoise moderne), Beijing, Zhongguo
caijingji chubanshi chuban, 1992, p.2689 et s.
[18] Zhongguo wai jingmao daquan,
(Grande compilation des relations économiques et commerciales
extérieures de Chine), Shanghai, Fudan daxue chubanshi, 1993, p.21 et
s.
[19] Informations recueillies auprès de
diplomates à Pékin.
[20] Zhongguo wai..., op.cit., pp.32 et
s.
[21] Zhongguo wai..., op. cit.,pp. 32
et s.
[22] ibid. p.307
[23] Wei Ting Hua, "Jianli xin youshi qidong
da fazhan", (Construire une nouvelle supériorité, mise en marche
d'un grand développement), Guangdong dui wai jing mao, 5 mai
1994, pp.20-24.
[24] Bruce Gilley, "Great Leap Southward",
Far Eastern Economic Review, Hong-Kong, déc. 1995
[25] Murray, Doing Businees in China, The
Last Great Market, New York, St-Martin Press, 1994, p.116
[26] J. Bruce Jacobs et Lijian Hong, "Shanghai
and the Lower Yangzi Valley", in David S. G. Goodman et Gerald Segal
(éds), China Deconstructs, New York, 1994, p.239-244.
[27] Informations recueillies lors de voyages
dans ces régions en 1995
[28] Ingrid d'Hooghe, "Regional Economic
Integration in Yunnan" in David S. G. Goodman et.Gerald Segal, op. cit.,
pp.286-321
[29] D'après Xin Wen, "Guanyu Sichuan
jingji fazhan yu fazhan zhanlüe wenti", (À propos du
développement économique du Sichuan et des problèmes de
développement), Sichuan jingji yanjiu, Chengdu, no 5, 1993, pp.3
et ss.
[30] Pour un bon aperçu de ces
conditions voir A guidebook for Foreign Investissement in the Key Economic
Developing Region of Sichuan Province, Chengdu, Sichuan Renmin Chubanshi,
1993.
[31] Informations recueillies au Sichuan en
1994.
[32] Liu Ye Chu, Dong Dai Xing, "Deng Xiao
Ping junshi jingji sixiang de jiben dian ji qiwei da yiyi", (Les fondements de
la pensée économique militaire de Deng Xiaoping ainsi que leurs
grandioses significations), Junshi yanju, no 2, 1995, p.15.
[33] Informations recueillies au Sichuan en
1995 auprès de chercheurs à l'emploi d'acieries de la
région de Panzhihua
[34] Informations recueillies auprès de
fonctionnaires de du gouvernement central en mission au Sichuan en 1995.
[35] Sichuan sheng jingji xin an zhongxin,
"1995 nian Sichuan sheng jingji zhanwang"(Perspectives économiques de la
province du Sichuan pour 1995), in Zhongguo jia xinan zhongxin, 1995 nian
zhongguo jingji zhanwang, Zhongguo jingji chubanshe, 1994.
[36] Informations recuiellies auprès de
diplomates en poste à Pékin.
[37] On pourra consulter sur ce genre de
question les travaux du célèbre sociologue chinois Fei Xiao Tong
dont notre interprétation s'inpire; voir par exemple Fei Xiao Tong,
The Fondation of Chinese Society, University of California Press, 1992
[38] Pour une illustration concrète des
problèmes que ces différences de conception engendrent, voir par
exemple Anne Carver, "Open and secret regulations and implication for foreign
investement" in John.Child et Yuan Lu, op.cit.,pp.11-29.
[39] Republic of China Yearbook 1995,
Taipei, pp. 189 et s.
[40] les exemples sont tirés de Murray,
op. cit. pp.116 et s.
[41] ibid. p.121
[42] "Dongya diqu kuaguo jingjiying de tedian,
dongyin yu zuoyong", (Les caractéristiques des firmes transnationales
mixtes des régions d'Asie de l'est, causes et fonctions), in Sijie
jingji , août 1994, pp.51-56.
[43] loc. cit.
[44] Information recueillie auprès de
diplomates en poste à Pékin.
[45] Republic of ..., op. cit., p.189
[46] Francoise Lemoine, La nouvelle
économie chinoise, Paris, La Décou-verte, 1994, p.103
[47] Des diplomates de divers pays occidentaux
en poste Hong-Kong nous ont souvent exprimé leurs préoccupations
à ce sujet.
[48] ibid., pp. 512-514 (nos calculs).
[49] D'après Zhongguo Jingji...,
op. cit., pp.507-508
[50] d'après Zhonguo tongji..,
op. cit., pp.507-508
[51] d'après Guangdong tongji
nianquan 1994, (Annuaire statistique du Guangdong 1994), Beijing, Zhongguo
jingji chubanshi,1994, p.306