Les États-Unis et les enjeux de
l'intégration économique dans les Amériques

Dorval Brunelle et Christian Deblock

Départements de sociologie et de sciences politiques,
Université du Québec à Montréal.

"The U.S. has the world's most diverse and efficient capital markets, which reward, and even celebrate, risk-taking. Anyone with an invention and a garage can hope to raise millions overnight (...) It has multiple economies, with a single currency, on a single continent that looks to both the Pacific and the Atlantic.

And most important, its big multinational companies and little entrepreneurs think globally and excel in almost everything that is post-industrial : software, computing, package delivery, consulting, fast-food, amusement parks, advertizing, media, entertainment, hotels, financials services, environmental industries and telecommunications.

Globalization is us."

Thomas L. Friedman, New York Times, 9 février 1997

Dans les pages qui suivent, nous entendons présenter le cadre général à l'intérieur duquel s'inscrivent désormais les processus d'intégration économique dans les Amériques. À cette fin, nous avons partagé l'analyse en trois parties ; la première est consacrée à un bref survol historique de l'intégration en Amérique latine, tandis que la deuxième porte sur l'enjeu de l'intégration à l'heure actuelle vu depuis les États-Unis et que la troisième reprend les mêmes questions et enjeux à la lumière des engagements souscrits par les 34 partenaires lors du Sommet de Miami tenu en décembre 1994.

Les accords d'intégration en Amérique latine : perspectives historiques

* Le panaméricanisme, en tant que projet politique de rapprochement entre les pays des trois Amériques, représente une initiative à la fois originale et déjà ancienne; elle est originale, en ce sens que le projet mené à l'instigation de Simon Bolivar de réunir à Panama le premier congrès panaméricain représente sans doute une initiative unique au monde dans le contexte de l'époque, et elle est déjà ancienne puisque c'est le 19 juin 1826 que les parties signeront un traité reconnaissant, entre autres choses,la sécurité territoriale des États. On pourra d'ailleurs rappeler à cet égard qu'un pas dans cette direction avait été engagé trois années plus tôt quand le président des États-Unis, James Monroe, avait jeté les bases d'une politique qui visait à abriter l'espace des Amériques des éventuelles interventions militaires de la part des puisssances européennes. Mais les rivalités entre États étaient décidément trop fortes avec le résultat que la réunion de Panama demeurera sans lendemain en dépit de quelques tentatives de la part du Mexique et du Pérou notamment, pour mettre en place un système de sécurité mutuelle et une organisation panaméricaine. Il reviendra alors au secrétaire d'État des États-Unis, James Blaine, de reprendre le projet de Bolívar et de réunir à Washington, entre octobre 1889 et avril 1890, les représentants des républiques des Amériques pour la première véritable conférence panaméricaine qui mettra sur pied un Bureau commercial des républiques américaines, d'où émergera l'Union panaméricaine[1].

Par la suite, une autre étape importante dans la construction panaméricaine sera franchie lors de la septième conférence de l'Union panaméricaine tenue à Montevideo en décembre 1933. À cette occasion, les représentants des républiques d'Amérique latine proposèrent pour la première fois de définir un cadre normatif qui aurait permis "l'attribution d'avantages commerciaux exclusifs de la part de pays limitrophes". Toutefois, l'histoire retiendra surtout de cette conférence deux choses : tout d'abord, la première formulation, par le secrétaire des États-Unis Cordell Hull, des grands principes que les États-Unis devaient reprendre lorsque viendra le moment de construire l'ordre économique international d'après-guerre ; ensuite, l'acceptation du projet américain de créer un "bloc régional américain", un bloc "ouvert" et non-exclusif, qui devait servir de contre-modèle face aux blocs impérialistes et, notamment, face à l'Empire britannique. Or, ce projet ne devait pas voir le jour à ce moment-là. Plus tard, la rencontre interaméricaine de Chapultepec sur les problèmes de la guerre et de la paix, tenue du 21 février au 9 mars 1945, marquera une nouvelle étape dans l'histoire du panaméricanisme puisque cette conférence devait permettre aux États-Unis de rallier les républiques de l'Amérique latine au projet des Nations Unies qui devait être adopté quelques semaines plus tard à San Francisco; elle devait également préparer le terrain d'une réforme institutionnelle en profondeur de l'Union panaméricaine, réforme qui devait ultérieurement déboucher, en 1948, sur la conférence de Bogota[2] et le traité créant l'Organisation des États Américains (OEA).

Parallèlement, les États-Unis avaient fini par accepter, lors des discussions qui suivirent Bretton Woods, d'abord à La Havane, puis à Genève, que les pays dits "moins avancés" puissent signer des accords préférentiels de libre-échange. La convention économique de l'OEA reconnaîtra également cette possibilité. Dans le même ordre d'idées, les États-Unis ne manifestèrent pas d'opposition au Conseil économique et social des Nations Unies face à la proposition du Chili de créer une Commission économique pour l'Amérique latine[3]. Cette Commission verra le jour en 1948, soit peu de temps après qu'aient été créées deux Commissions chargées de la reconstruction des territoires dévastés par la Guerre, l'une pour l'Europe et l'autre pour l'Asie. La non ratification de la Charte de la Havane, puis le refus des Parties contractantes à l'Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, signé en 1947, de prendre en considération les appels en faveur de l'octroi d'un statut préférentiel aux pays en développement, et surtout le désintérêt grandissant des États-Unis pour une région qui ne représentait pas à l'époque un grand intérêt stratégique, eurent pour conséquence de laisser l'Amérique latine à elle-même face au problème qui a toujours été le sien, celui d'un morcellement politique doublé d'un développement dépendant et fortement inégalitaire.


* Déjà, durant les années trente, plusieurs pays, notamment le Mexique, le Chili, le Brésil et l'Argentine, avaient commencé à réorienter leurs politiques économiques en fonction du marché intérieur, accordant une importance particulière à une industrialisation par substitution aux importations et aux nationalisations. Grâce à ces nouvelles politiques, les économies latino-américaines parviendront à surmonter la crise économique et à se doter d'un socle industriel qui leur faisait jusque là défaut mais, comme le rappelleront plus tard les documents de la CEPAL et les nombreux travaux de Prebisch, Ferrer et Furtado, entre autres, cette industrialisation devait à son tour entraîner de nombreux problèmes, comme la surcapitalisation de l'industrie, la faible compétitivité, l'exiguïté des marchés, la faible création d'emplois, la répartition inégalitaire des revenus, etc.. Les travaux de la CEPAL auront un grand impact : non seulement contribueront-ils à fournir un cadre théorique cohérent aux stratégies industrielles mises en oeuvre, mais ils soutiendront l'intégration économique régionale. À cet égard, la CEPAL fera prendre conscience aux pays d'Amérique latine de l'importance de se regrouper, de créer un espace de complémentarité économique et d'occuper, collectivement et individuellement, leur place dans un monde alors divisé entre l'Est et l'Ouest.

Depuis le deuxième rapport sur la situation économique de l'Amérique latine, publié sous la direction de Prebisch en 1951[4], jusqu'au Traité de Montevideo du 18 février 1960, traité dont les grandes lignes avaient d'ailleurs été tracées par la CEPAL[5], un même axe traverse la mission de la CEPAL : l'intégration économique de l'Amérique latine. Pierre angulaire d'une stratégie de développement autocentrée, l'intégration régionale avait alors surtout valeur instrumentale. À travers elle, il s'agissait de donner un base économique viable à une ambitieuse stratégie d'industrialisation par substitution aux importations dont l'objectif était la rationalisation de la production d'une part et la recherche d'une plus grande complémentarité économique entre les pays participants, d'autre part. Quant au niveau international, ainsi que Prebisch lui-même le faisait valoir avec force, il s'agissait de faire bloc pour modifier les termes de l'échange sur les marchés internationaux et pour établir un rapport plus favorable à la région à l'intérieur d'un système international qui avait été reconstruit en faisant peu de cas des pays en développement. Comme le dira, on ne peut plus clairement en 1965, le Président de la Banque interaméricaine de développement, Felipe Herrera :

"La création d'une Communauté économique est la réponse que l'Amérique latine doit donner aux problèmes de son développement. C'est la formule qui peut le mieux garantir le quadruple but suivant : a) le renforcement de la position des pays latino-américains dans leurs relations avec d'autres blocs régionaux ; b) l'augmentation des marchés et la conjonction des efforts et des moyens nécessaire pour passer d'une économie dépendante à une économie industrielle : c) une croissance équilibrée -quantitativement et qualitativement - de la production régionale ; d) l'élimination des différences de niveaux marquées qui existent aujourd'hui dans le degré de développement entre pays, entre régions, entre zones et secteurs d'un même pays" (Herrera 1965, pp. 759-760)


* L'un des grands moments de cet emballement pour l'intégration régionale sera la signature, en décembre 1960, à Montevideo[6], du Traité qui créait l'Asociación Latinoamericana del Libre Comercio (ALALC) ou, en français, l'Association latino-américaine de libre-échange (ALALE). À court et moyen terme, il s'agissait d'établir une zone de libre-échange à l'intérieur d'un échéancier de douze ans[7], assortie d'une coordination des politiques économiques[8]. L'objectif ultime était de créer, à l'instar de la Communauté européenne, un marché commun qui puisse accorder une certaine préférence aux pays membres tout en leur laissant une certaine latitude dans la réalisation de leurs objectifs propres.

L'ALALE eut, dans un premier temps du moins, des effets positifs sur le développement et la croissance du commerce intra-régional. Ainsi, la part du commerce intra-régional est-elle passée, entre 1960 et 1979, de 6,5 % à 14 % en ce qui a trait aux exportations, et de 5,8 % à 14 % en ce qui a trait aux importations. Par contre, eu égard aux attentes soulevées et aux objectifs fort ambitieux visés, les résultats sont restés malgré tout très mitigés.En effet, après avoir connu à ses débuts une forte progression, le commerce intra-régional a très rapidement plafonné, voire même chuté en termes relatifs en 1978 et 1979. Et, plus significativement d'ailleurs, en dépit des engagements pris en ce sens, il n'y eut aucune convergence entre les politiques économiques nationales. Enfin, comme n'a pas manqué de le souligner le courant de la dependencia, en surestimant les effets économiques et politiques de l'intégration, on n'a guère accordé d'attention aux inégalités socio-économiques internes, l'un des traits caractéristiques du système sociopolitique oligarchique de Amérique latine.

Conscients de ces critiques et des échecs, les membres de l'ALALE apporteront une première série de modifications au Traité, lors de la neuvième réunion ordinaire, tenue à Caracas en décembre 1969. Ces modifications, contenues dans ce qui sera appelé le "Protocole de Caracas"[9], vont dans le sens de l'assouplissement ; elles ne seront toutefois pas suffisantes. Le Protocole de Caracas allait être suivi d'une période de flottement, avec le résultat que le "Plan d'action 1970-1980", approuvé pourtant par l'assemblée des représentants nationaux ne sera jamais appliqué. Malgré tout, on devait assister, durant les années soixante-dix, à la création, à l'instigation du Mexique, d'une autre organisation à vocation économique dont font partie la plupart des pays, à savoir le Système Économique latino-américain (Sistema Económico Latinoamericano (SELA)[10]. Mais c'est finalement lors de la XIXème conférence qui se tiendra à Acapulco, le 27 juin 1980, que les pays membres de l'ALALE décideront de réviser le Traité de Montevideo et de créer l'Association latino-américaine d'intégration (Asociación Latinoamericana de Integración), avec le mandat de mettre en oeuvre, de manière plus pragmatique, les objectifs du précédent Traité. C'est le 12 août 1980 que sera signé, à Montevideo, le nouveau Traité qui devait donner naissance à l'Association latino-américaine d'intégration (ALADI). Ce traité entrera en vigueur en 1982 et il réunit les mêmes signataires que le premier Traité de Montevideo, à savoir : l'Argentine, le Brésil, le Chili, le Mexique, le Paraguay, l'Uruguay, ainsi que les cinq pays du "groupe andin" que sont la Bolivie, la Colombie, l'Équateur, le Pérou et le Venezuela.


* Le Traité de Montevideo de 1980 poursuit le même objectif que le précédent de former un marché commun. Il ne fixe toutefois pas de délais précis ni de procédures fixes. Les ambitions à court terme sont également plus modestes, puisqu'il s'agit de créer une zone de préférences tarifaires assortie de dispositions pour l'établissement d'ententes sectorielles, bilatérales et sous-régionales. Ces dispositions sont importantes dans la mesure où elles marquent un changement d'approche : il s'agissait de la sorte de favoriser le rapprochement des pays sur une base bilatérale ou sous-régionale, avec l'objectif, si les pays le souhaitaient, d'élargir les ententes ainsi signées à l'ensemble de la région. C'est en quelque sorte l'idée d'intégration fragmentée et graduelle qui s'impose. Par ailleurs, et il s'agit aussi de sanctionner un changement majeur de stratégie puisque l'ALADI se veut davantage tournée vers l'extérieur. Parmi les autres dispositions importantes du Traité, il faut tout d'abord noter l'abolition des engagements souscrits dans le cadre de l'ALALE, notamment en ce qui a trait à la formation de listes communes remplacée par des dispositions plus souples, ainsi que la prise en compte de deux formes de libéralisation des échanges avec les accords de portée régionale d'un côté, applicables à tous les membres et prévoyant des conditions d'accès plus favorables pour les pays les moins développés, et des accords partiels de l'autre, qui peuvent être signés sur une base bilatérale ou sous-régionale et qui n'engagent alors que leurs signataires. Ces accords peuvent porter sur des préférences commerciales, des mesures destinées à favoriser les échanges ou la complémentarité des politiques. Loin de les empêcher, l'ALADI encourage au contraire la signature de tels accords, avec le résultat que ceux-ci proliféreront très rapidement[11] et que, loin de favoriser l'intégration régionale, comme on l'envisageait au début, ils contribueront plutôt à créer un réseau confus et bigarré de préférences commerciales. La reconnaissance des différences dans le niveau de développement entre les pays membres constitue une autre innovation du Traité de 1980[12].

Tout comme l'ALALE, l'ALADI n'aura sans doute pas permis de faire progresser de manière substantielle les échanges intra-régionaux ni de faire avancer les pays latino-américains dans la voie de l'intégration régionale. À cet égard, le contexte difficile des années quatre-vingts, avec la crise de la dette et le recul de l'activité économique que connaîtront la plupart des pays, n'aura guère contribué à la réalisation des objectifs visés, comme en témoigne de manière éloquente le recul des exportations intra-régionales qui passent de 15 % à 10,5 % entre 1980 et 1990. Quant aux importations intra-régionales, si les données sont un peu plus favorables, il n'en demeure pas moins qu'après être passées de 12,5 % à 16,7 % entre 1980 et 1984, celles-ci ont rapidement décliné par la suite, pour se stabiliser autour de 14,7 %. Le problème est encore plus évident si on regarde les chiffres dans l'autre sens : en 1960, l'ensemble de l'Amérique latine exportait 93,5 % de ses produits vers l'extérieur et importait de l'extérieur environ le même pourcentage ; trente ans plus tard, 90 % des produits continuent d'être exportés vers l'extérieur et 85 % d'en être importés. Sans doute, s'agit-il là de moyennes et, à cet égard, il conviendrait d'étudier les pays ou les sous-groupes de pays cas par cas, mais les résultats sont là : du point de vue de l'objectif initial visé, celui de faire de l'Amérique latine un espace économique intégré à l'intérieur d'un grand projet de marché commun à l'image de l'Europe, on peut parler d'échec.

De plus, l'attitude plus pragmatique adoptée lors de la signature du deuxième Traité de Montevideo, ainsi que le changement de perspective dans la manière d'envisager la libéralisation des échanges ont eu un effet contraire à celui qui était recherché car, au lieu de favoriser une intégration par étapes, par extension et par le croisement des ententes signées d'une part, de renforcer la position et la sécurité économique de la région vis-à-vis de l'extérieur d'autre part, la multiplication des ententes[13] et les nouvelles politiques orientées sur la promotion des exportations ont rendu plus vulnérables les pays de la région face aux contraintes de la globalisation des marchés, tout en compliquant les relations qu'ils entretenaient les uns avec les autres[14].


* Comme on le sait, la crise de la dette du début des années quatre-vingt aura des effets désastreux sur l'ensemble des économies d'Amérique latine ; à toutes fins pratiques, elle contribuera à faire de ces années "une décennie perdue pour le développement". Non seulement les différents pays se verront-ils contraints d'adopter, sous la pression du Fonds Monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale (BM) des mesures drastiques d'ajustement structurel qui viendront s'ajouter aux mesures macro-économiques de stabilisation déjà existantes mais, de surcroît, ils n'auront d'autre choix sinon de mobiliser l'ensemble de leurs ressources productives afin de trouver, sur les marchés d'exportation, les devises indispensables au remboursement de leurs engagements financiers et au paiement du service de la dette. Tout cela ne sera pas sans conséquences sur la conjoncture des pays concernés, comme en témoignent le recul généralisé de l'économie, l'instabilité politique et les brutales explosions sociales qui ont caractérisé cette période. On verra alors les pays, les uns après les autres, le Chili et l'Argentine ayant les premieres ouvert la voie, se lancer dans de vastes programmes de réformes économiques, tant sur le plan macro-économique que sur le plan structurel, non sans faire d'ailleurs du modèle néolibéral la panacée pour résoudre une crise dans laquelle ils s'enfonçaient toujours davantage[15]. Dans un contexte où il s'agissait pour chaque pays, et de manière tout à fait désordonnée d'ailleurs, de s'insérer de manière compétitive dans l'économie mondiale, le régionalisme économique, que ce soit dans le cadre de l'Association latino-américaine d'intégration économique (ALADI) ou dans celui plus restreint des accords existants comme le Pacte andin, sera alors perçu essentiellement comme une source de blocage et de frustration.


* Dans ces conditions, on ne doit pas sous-estimer l'impact qu'a pu avoir en Amérique latine l'Initiative pour les Amériques du Président Bush, ni l'influence qu'auront sur le cours des débats sur le régionalisme économique qui devaient resurgir au tournant des années quatre-vingt-dix, la signature de l'Accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis, non plus que la relance du projet européen de Marché unique. Mais en même temps, il n'en demeure pas moins paradoxal de constater que l'on voit à cette époque, après les premières déconvenues qui suivront l'application des politiques néolibérales sur le plan interne, les pays d'Amérique latine se tourner de nouveau les uns vers les autres et rechercher dans la signature d'accords bilatéraux, voire même dans la relance des accords sous-régionaux existants[16], de nouvelles complémentarités économiques et des formes préférentielles d'accès à des marchés qui offraient au moins l'avantage de la proximité géographique[17].

On évalue encore mal, pour le moment, la portée exacte de ce regain d'intérêt pour le régionalisme économique mais le moins que l'on puisse dire, c'est que la situation est très vite devenue passablement embrouillée comme ne manquera pas de le souligner le rapport de la CEPALC de 1994 sur le "régionalisme ouvert". Elle l'est tout d'abord en raison du très grand nombre d'accords signés, elle l'est ensuite, en raison du fait que rien dans cette partie du continent ne peut vraiment se faire sans les États-Unis et elle l'est enfin, en raison de la place centrale qu'occupe désormais sur l'échiquier continental ce nouvel acteur régional qu'est le MERCOSUR/L, dont il sera question plus tard.

Nous n'insisterons pas sur le premier point, sinon pour relever que les accords[18] bilatéraux pour la plupart s'enchevêtrent les uns dans les autres et contribuent sans doute davantage au morcellement de l'espace économique latino-américain qu'à son intégration, les pays étant en concurrence les uns avec les autres dans une course au libre-échange dont l'enjeu est finalement plus stratégique qu'économique[19]. Le second aspect du problème tient au poids économique et politique des États-Unis dans une région où rien ne peut vraiment se faire sans eux. Sur ce plan, force est de constater, premièrement, l'importance des États-Unis en tant que premier partenaire commercial, ou à tout le moins comme partenaire incontournable, pour la plupart des pays de la région et ce, même si l'on a pu noter une très forte augmentation des échanges intra-régionaux depuis le début de la décennie ; deuxièmement, l'importance de ces derniers comme premier investisseur dans la région, avec le résultat que le réseau des firmes multinationales américaines ("étatsuniennes") en Amérique latine constitue une immense toile qui, dans un contexte d'ouverture des marchés, ne laisse plus guère de place aux stratégies industrielles nationales; et troisièmement, l'incidence qu'a pu avoir, parallèlement à la signature de toute une panoplie d'accords entre pays d'Amérique latine, la signature de multiples accords avec les États-Unis, avec le résultat que cette démultiplication des ententes commerciales a non seulement pour effet de réduire l'avantage préférentiel ainsi obtenu au fur et à mesure que les accords se multiplient[20], mais surtout celui de permettre aux États-Unis de tisser un réseau complexe de relations qui, à l'image du moyeu et de ses rayons, font d'eux un partenaire central et incontournable à la fois. Sous cet angle, on voit ainsi mieux pourquoi c'est avec un certain enthousiasme, sinon un certain soulagement, que les pays d'Amérique latine accepteront la proposition qui leur sera faite lors du Sommet de Miami[21] de s'entendre sur un accord-cadre de libre-échange pancontinental qui leur permettrait tout à la fois d'accéder plus facilement au marché américain, de tirer avantage d'une meilleure intégration des marchés et, dans une certaine mesure également, de sortir du piège d'un bilatéralisme généralisé dans lequel les avait paradoxalement conduit l'ouverture des marchés[22].

Ceci dit, comment expliquer, du côté des États-Unis, l'importance considérable qu'ils attachent actuellement à la formation d'un grand ensemble économique régional dans les Amériques et, d'une manière générale, au régionalisme économique, au point d'en avoir fait l'une des pièces maîtresses de leur politique économique internationale, sinon de leur politique étrangère?

Les États-Unis et le régionalisme économique : de l'ALE à la ZLEA

Les prises de position des États-Unis en faveur du régionalisme économique "ouvert" ces dernières années, de même que les nombreuses initiatives qu'ils ont lancées dans cette direction ont suscité de multiples débats et réactions, certains y voyant même un retour de leur part à l'isolationnisme et la mise en place d'une nouvelle division du monde en blocs rivaux, une division qui ne serait plus d'ordre idéologique comme la précédente mais d'ordre économique[23]. Sans écarter une telle éventualité, ni sous-estimer le poids d'un Congrès traditionnellement isolationniste dans l'élaboration de la politique étrangère américaine, il faut cependant prendre en considération quatre ordres de fait qui nous semblent déterminants pour replacer le débat sur le régionalisme aux États-Unis dans une perspective plus large[24].


* Tout d'abord, depuis la Deuxième Guerre et jusqu'à aujourd'hui, la politique économique internationale des États-Unis[25] a été articulée autour de deux grands axes, à savoir l'ouverture des marchés et l'établissement de la primauté de la règle de droit dans les relations commerciales[26]. En ce sens, l'intérêt des États-Unis pour le régionalisme économique n'a pas fait relâche durant toutes ces années puisqu'il a été envisagé, ainsi que le bilatéralisme d'ailleurs, comme un autre moyen d'atteindre les mêmes objectifs de manière parallèle et complémentaire en quelque sorte aux efforts engagés dans le même sens au niveau multilatéral. C'est bien ce que soutiendra le président Clinton, le 23 février 1993 à la American University, dans les lieux mêmes où le président Kennedy prononça son célèbre discours sur la paix et la confrontation nucléaire :

"Too many of the chains that have been hobbled in world tarde have been made in America. Our trade policy will also bypass the distracting debates over wether efforts should be mutlilateral, regional, bilateral, unilateral. The fact is that each of these efforts has its place. Certainly we need to seek to open other nations' markets and to establish clear and enforceable rules on which to expand trade"[27].

En deuxième lieu, si les priorités économiques des États-Unis sur la scène internationale ont pu être éclipsées par des questions de sécurité durant la guerre froide, les nouvelles contraintes et les nouveaux défis avec lesquels ils doivent aujourd'hui composer font en sorte que les données du problème sont en quelque sorte renversées, puisque ce sont désormais les questions économiques qui sont posées d'entrée de jeu comme des questions de sécurité nationale[28]. Or, les deux plus importants défis de sécurité économique, ce sont sans doute l'accroissement phénoménal d'un déficit commercial qui les a fait passer, en quelques années, de la position de premier créancier à celle de premier débiteur, et l'émergence de nouveaux et importants foyers rivaux de croissance au sein de l'économie mondiale, des foyers qui seraient éventuellement susceptibles de remettre en question les bases sur lesquelles repose leur suprématie économique en tant que telle.

En troisième lieu, dans un contexte où la relation entre la croissance et le commerce est posée comme l'équation centrale d'une politique économique tournée vers l'extérieur, faire en sorte que les entreprises américaines ne soient pas exclues des marchés et qu'elles ne soient pas non plus soumises à des pratiques commerciales déloyales est devenu une préoccupation majeure. Or, malgré tous les avantages stratégiques que les États-Unis peuvent escompter tirer du renforcement des règles au niveau multilatéral, il n'en reste pas moins qu'une organisation de la taille du GATT/OMC, à cause du très grand nombre de ses membres, à cause d'inévitables lourdeurs et lenteurs bureaucratiques qui induisent une indéniable inefficacité institutionnelle, est incapable d'arbitrer un nombre croissant de différends commerciaux dans des délais compatibles avec les exigences et contraintes du commerce mondial [29]. Dans ces conditions, si le recours de leur part et à leur tour au régionalisme et au bilatéralisme a sans doute pour effet de mettre le système multilatéral sous tension, plus fondamentalement, ce recours sert des finalités multiples beaucoup plus déterminantes, ce que reflète le fait que pas moins de 200 accords commerciaux de tous ordres aient été signés par l'administration Clinton pendant les trois premières années de son mandat[30].

Enfin, il convient de rappeler que le continentalisme a toujours été une donnée fondamentale de la politique étrangère des États-Unis et il est inutile d'insister sur ce que fut leur politique vis-à-vis de l'Amérique latine de l'Après-guerre à aujourd'hui. C'est cette politique qui devait conduire les États-Unis à donner leur appui, au nom de la démocratie et de la lutte contre le communisme, aux régimes les plus antidémocratiques et à faire de l'aide économique une arme qui devait servir moins au développement économique comme tel qu'à étouffer les revendications sociales et à préserver la stabilité politique d'une région alors en proie aux insurrections civiles et militaires. Ceci dit, un changement d'approche majeur s'est opéré durant les années quatre-vingt qui se fera surtout sentir à partir du second mandat du président Reagan, pour aller en s'accentuant par la suite. Ce changement va dans trois directions complémentaires : la première vise à jeter les bases d'un nouveau partenariat économique ; la seconde, à jeter les bases d'une grande communauté économique dans les Amériques; et la troisième, à établir un lien de plus en plus étroit entre un projet panaméricain et projet mondial.

Il serait toutefois hasardeux de dire que les changements qui vont s'opérer dans la politique économique internationale américaine tout au long des années quatre-vingt relevaient, au départ du moins, d'une stratégie clairement arrêtée ou qu'ils n'ont pas plutôt été favorisés par les développements d'une conjoncture internationale et continentale marquée par des événements comme la fin de la guerre froide, le piétinement des négociations commerciales multilatérales, la gestion de la dette latino-américaine, l'abandon des politiques économiques nationales au profit des politiques libérales, le retour progressif de la démocratie en Amérique latine, pour ne mentionner que ceux-là parmi bien d'autres. Il faut plutôt parler de tournants successifs, de l'évolution graduelle d'une politique qui a vu, au fil des changements présidentiels, au gré des événements et à l'examen ses résultats, ses ambitions et ses objectifs être de mieux en mieux définis et son contenu être orienté dans une perspective qui se voudra à la fois continentale et globale.


* La première initiative continentale américaine ne fut pas l'ouverture de négociations commerciales avec le Canada en 1985, mais l'Initiative pour le Bassin des Caraïbes lancée en mai 1982[31]. Cette initiative en vue d'"aider" les vingt-deux pays dont les côtes sont baignées par la Mer des Caraïbes[32], marque le retour en force des États-Unis dans cette partie du monde. Elle devait aussi contribuer à modifier l'image isolationniste qu'ils avaient laissée en Amérique latine après l'échec de l'Alliance pour le progrès lancée par le président Kennedy au début des années soixante. Contrairement à cette dernière, où la gestion et l'aide au développement dans la région passaient par les gouvernements, le programme économique pour les Caraïbes s'appuyait principalement sur l'initiative privée. Il s'agissait, de la sorte, d'affermir la primauté de l'économie de marché dans la région, seule alternative compatible avec l'établissement de relations harmonieuses avec les États-Unis. Il s'agissait alors de mettre en oeuvre un programme de développement économique par le commerce et l'octroi de certaines franchises d'entrée sur le marché américain aux produits en provenance des pays de la région[33].

C'est toutefois l'ouverture des négociations commerciales bilatérales entre le Canada et les États-Unis, peu après la tenue du Sommet de Québec en mars 1985 entre le président Ronald Reagan et le premier ministre du Canada, Brian Mulroney, qui devait marquer le premier grand tournant dans la politique économique internationale sur la scène continentale. Conclu à Washington le 3 octobre 1987, l'accord est entré en vigueur le premier janvier 1989 après avoir été entériné par le Congrès des États-Unis en septembre 1988 et par le Parlement du Canada en décembre.

Il reviendra à l'administration du président Bush d'aller encore plus loin dans cette voie, non sans faire preuve d'une certaine audace et d'une plus grande souplesse dans la gestion des affaires continentales que cela n'avait été le cas sous l'administration précédente. Ce nouveau tournant débute le 10 juin 1990, quand les présidents des États-Unis et du Mexique, Georges Bush et Carlos Salinas de Gortari, annonceront à leur tour l'ouverture de négociations commerciales bilatérales. Cette annonce sera suivie peu de temps après, le 27 juin, du lancement de l'Initiative pour les Amériques[34], un projet ambitieux qui visait à la fois à élargir les négociations commerciales à l'ensemble du continent, à jeter les bases d'un nouveau partenariat économique entre les États-Unis et les pays d'Amérique latine, et à résoudre la crise de la dette grâce à une série de mesures inspirées du plan Brady[35].

Deux types de discussions commerciales seront alors menées parallèlement. Au Nord, les négociations commerciales avec le Mexique, auquel se joindra bientôt le Canada, déboucheront sur un accord trilatéral en décembre 1992, l'Accord de libre-échange nord-américain (ALENA). Toutefois, ce n'est finalement qu'en septembre 1993, au terme d'une réouverture des négociations survenue à la demande du président William Clinton nouvellement élu, autour de l'inclusion de deux accords parallèles, l'un sur le travail l'autre sur l'environnement, que l'ALENA sera définitivement entériné, grâce à quoi il pourra entrer en vigueur comme prévu le premier janvier 1994. Au sud, les discussions se dérouleront principalement dans des cadres bilatéraux et donneront lieu à de multiples accords sur les sujets les plus divers : la dette, le commerce, la coopération technique, la drogue, etc..

Entre temps, l'Initiative pour les Amériques n'eut sans doute pas le succès escompté, mais elle n'en contribua pas moins à brouiller les cartes sur la scène régionale et à faire miroiter aux pays d'Amérique latine la possibilité d'un accès privilégié au marché américain, voire d'une accession éventuelle à l'ALENA[36]. Toutefois, il est clair que, dans ce processus historique qui nous conduit vers Miami, le Canada et le Mexique[37] ont joué un rôle-clé d'autant plus important que, cherchant l'un comme l'autre à obtenir un accès préférentiel et sécuritaire au marché américain[38], ils se sont trouvés, l'un comme l'autre, dans la position fort délicate d'être "demandeurs de libre-échange" et d'avoir à négocier cet accès dans des conditions qui leur laissaient fort peu de marge de manoeuvre, sinon celle de rompre les négociations en cours[39]. De même ne faudrait-il pas mésestimer les avantages économiques, du moins sur le plan du commerce et des investissements, que ces deux pays ont pu tirer du libre-échange avec les États-Unis, des avantages qui permettront au président Clinton de vanter l'exemple mexicain lors du Sommet de Miami. Mais c'était deux semaines avant l'effondrement du peso.....

Il reviendra donc au président Clinton d'engager la troisième étape, en invitant au début du mois de décembre 1994 à Miami, les 34 pays dits"démocratiquement élus" des Amériques, une stratégie qui permettait d'exclure Cuba, en passant, et de relancer ainsi le projet des Amériques qui n'avait pas eu le succès escompté. Lors de ce Sommet, le premier sommet panaméricain depuis celui de Punta del Este en 1967, notons-le, les pays se sont entendus sur le projet de création d'une zone de libre-échange pancontinentale, la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) d'ici 2005, un projet qu'il s'agira d'opérationnaliser à partir des accords sous-régionaux et bilatéraux existants. C'est à cette occasion que le Chili fut aussi officiellement invité à accéder à l'ALENA, une invitation demeurée sans suite.


* Une question se pose ici : en quoi la politique économique internationale du président Clinton se démarque-t-elle de celle de ses prédécesseurs ? Comment resituer ce projet continental dans le cadre d'une stratégie qui se veut, comme nous l'avons dit plus haut, également globale ?

Sur le fond, et au risque de nous répéter, la politique économique internationale de l'administration Clinton ne différait guère de celle de ses prédécesseurs quant à ses objectifs généraux, qui sont : premièrement, de redresser l'économie et d'accélérer la croissance économique ; deuxièmement, de favoriser l'expansion du commerce extérieur et la compétivité de l'économie américaine, en réduisant les obstacles aux échanges ; et, troisièmement, de renforcer les règles commerciales, notamment en complétant la Ronde Uruguay[40]. Les principes avaient été, soit dit en passant, déjà énoncés dans le rapport présenté par les États-Unis à l'occasion du premier examen de leur politique commerciale au GATT en 1992[41]. En revanche, là où la politique actuelle se distingue de la précédente, c'est sur les trois points suivants[42] : premièrement, elle se caractérise par un plus grand volontarisme, qui sera explicite en début de mandat ; deuxièmement, elle se distingue aussi par l'importance des moyens qui seront mis en oeuvre pour promouvoir les exportations américaines et ouvrir les marchés ; et, troisièmement, par l'importance particulière qui sera attachée au régionalisme économique dans une stratégie dont l'objet est, pour reprendre les termes mêmes de l'administration, de "maîtriser la globalisation"[43].

Or c'est à l'intérieur de cette stratégie qu'il faut replacer désormais le libre-échange continental, car ce projet a une double portée : infra-continentale tout d'abord, dans la mesure où il s'agit de regrouper au sein d'un même ensemble économique les différents pays de l'Hémisphère occidental et de mettre en place un ordre régional fondé sur les principes de la règle de droit, du libre-échange et de la démocratie ; inter-régionale ensuite, dans la mesure où il s'agit d'emboîter, en prenant appui sur cet ensemble, les grandes régions économiques du monde les unes dans les autres à l'image d'un jeu de blocs ou d'un jeu de Lego. Il n'est d'ailleurs pas anodin de rappeler que les trois grands ensembles économiques qu'il s'agirait ainsi de relier entre eux, soit les Amériques, l'Union européenne et l'APEC représentent à eux trois 86,7 % des exportations et 86,4 % des importations mondiales[44], que plus de 91 % des exportations américaines vont vers ces trois grands ensembles et plus de 91 % de leurs importations en proviennent[45], et enfin que, dans chacun des cas, le commerce et les investissements des États-Unis sont concentrés sur quelques pays-clés.

Dans les circonstances, la référence aux blocs économiques sera désormais reconnue, même s'il s'agit de blocs qui doivent être "ouverts", conformément aux principes généraux d'un libéralisme économique qui prétent être universel et ainsi qu'en fait foi la citation suivante:

"Par régionalisme ouvert, on désignera tout accord plurilatéral qui a pour caractéristiques d'être non-exclusif et d'être ouvert à d'éventuels nouveaux membres. Les initiatives plurilatérales devront, en tout premier lieu, pleinement se conformer aux conditions prévues par l'Article XXIV du GATT (...). En deuxième lieu, les accords plurilatéraux ne devront pas empêcher un membre de rechercher des formules additionnelles de libéralisation du commerce, que ce soit sur une base bilatérale ou de manière unilatérale, et ce, y compris avec des non-membres (...). Enfin, le régionalisme ouvert implique que les accords plurilatéraux signés autorisent et encouragent des pays tiers à y adhérer (...)".[46]

Quant au rôle fonctionnel qu'on entend lui faire jouer, il est on ne peut plus clair :

"Peut-être l'héritage le plus notable que laissera cette administration en faveur du développement des échanges internationaux sera d'avoir posé les fondations sur lesquelles il sera possible de construire des ententes commerciales plurilatérales ouvertes qui, en s'emboîtant les unes dans les autres, constitueront le marchepied d'un libre-échange global. Les initiatives plurilatérales de l'Administration en Amérique du Nord, dans le reste de l'Hémisphère occidental et en Asie, enchâssent des principes d'ouverture et d'inclusion qui sont compatibles avec ceux du GATT. Ils serviront de véhicule pour améliorer l'accès aux marchés étrangers et réduire les tensions, tout en servant de modèles pour les futures négociations commerciales à l'intérieur de l'OMC dans des domaines tels que les droits de propriété intellectuelle, les services, l'environnement et les normes de travail"[47].

À cet égard, les avantages du régionalisme économique international sont, du point de vue américain, nombreux : il permet d'établir des principes plus clairs et de meilleurs mécanismes de règlement des différends en matière de commerce, il améliore l'environnement économique, il permet d'approfondir davantage l'intégration économique entre les pays concernés que ne le font les accords multilatéraux, il représente un attrait croissant pour les pays non-membres ainsi que pour les entreprises désireuses de ne pas se voir marginalisées, enfin, il favorise l'ajustement structurel aux contraintes de la concurrence. C'est en ce sens que le régionalisme économique s'inscrit pleinement dans la vision universaliste du "one-undivided world " qui a toujours été celle des États-Unis depuis la Deuxième Guerre. Mais à un autre niveau toutefois, il convient surtout de prendre en considération le fait que, dans un contexte où l'enjeu principal est le maintien et le renforcement de la suprématie des États-Unis au sein d'une économie mondiale traversée par de profonds bouleversements, le régionalisme économique participe pleinement d'une stratégie qui vise, d'un côté, à soutenir une croissance économique de plus en plus tributaire des échanges internationaux et, de l'autre, à permettre aux entreprises américaines de tirer avantage de la libéralisation des échanges et de l'ouverture des marchés pour renforcer leur présence sur les grands marchés internationaux, particulièrement sur les marchés les plus dynamiques d'Asie, d'Europe et d'Amérique latine notamment.

À cet égard, il convient de rappeler que plus de 60 % des exportations et près de 37 % des importations des États-Unis sont imputables aux firmes multinationales américaines, que la part du commerce intra-firme dans le commerce total de ces dernières se situe entre 46 % et 48 % pour les exportations et entre 49 % et 53 % pour les importations et, enfin, que ce commerce intra-firme représente à lui seul le quart des exportations totales des États-Unis dans le monde et un peu plus de 17 % de leurs importations. La seule prise en compte des données relatives au commerce des firmes multinationales montre clairement l'importance que représente ce commerce intra-firme, particulièrement dans le cas des Amériques, là où les réseaux sont les plus denses. Ainsi, en moyenne pour les années 1992 à 1994, l'ensemble des Amériques représente-t-il un peu plus de 38 % des exportations de marchandises et un peu plus de 32 % des importations. Par contre, les données relatives aux exportations et aux importations vers et en provenance des filiales nous montrent que les pourcentages sont, respectivement, 50 % et de 58 %. À elles seules, les filiales canadiennes concentrent 34,5 % de toutes les exportations destinées aux filiales à l'étranger et 42,2 % des importations. Les données relatives à la part du commerce dans le chiffre d'affaires des filiales américaines nous montrent par ailleurs que, dans le cas du Canada et du Mexique, cette part est d'environ 25 %, alors qu'elle n'est que de 8 % environ pour l'ensemble des filiales américaines dans le monde. Or c'est non seulement le commerce dans son ensemble avec ces deux pays qui a augmenté depuis la signature des accords de libre-échange[48], mais c'est surtout le commerce intra-firme et les investissements qui sont en cause[49].

En somme, et pour nous résumer, nous voulons établir deux choses : tout d'abord, le régionalisme qui devrait émerger par suite du parachèvement de la consolidation d'un bloc américain apparaît d'emblée plus conforme à l'esprit libéral d'ouverture de l'article XXIV du GATT que ne l'était le régionalisme de première génération, c'est-à-dire celui qui avait été instauré en Europe de l'Ouest et entre certains pays Amérique latine dans les années cinquante et soixante ; ensuite, et dans une perspective plus globale, il apparaît que le nouvel ensemble économique ainsi constitué dans les Amériques, une fois arrimé aux deux autres grands ensembles économiques que sont l'Union européenne et l'APEC, devrait permettre de consolider la tripolarisation actuellement en cours au sein de l'économie mondiale tout en préparant la voie à une éventuelle intégration plus poussée. Dans ces conditions[50], les États-Unis se trouveraient à la pointe de trois triangles d'inégales surfaces emboîtés les uns dans les autres; ils représenteraient ainsi le sommet d'un premier triangle avec leurs deux partenaires immédiats, le Canada et le Mexique, tout en occupant le sommet d'un second triangle dont les deux autres angles seraient occupés par l'ensemble des pays d'Amérique latine d'un côté, les membres du MERCOSUR de l'autre et, enfin, le sommet d'un troisième avec, de part et d'autre, l'Union européenne et l'APEC. Les initiatives de l'administration Clinton en direction du Bassin du Pacifique, des Amériques et de l'Europe, et les projets d'établir, dans le premier cas, une zone de libre-échange incluant tous les pays de l'APEC d'ici 2010[51], dans le second cas, la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) d'ici 2005, et dans le dernier, une Zone de libre-échange transatlantique[52], pour le moment encore fort hypothétique, vont clairement en ce sens.

Le Sommet de Miami et ses suites

Que les États-Unis se soient donné, grâce à l'ALENA et aux autres ententes signées ou à venir dans l'hémisphère occidental, une plus grande marge de manoeuvre sur la scène économique internationale, c'est un fait que l'on peut difficilement contester, cependant sans préjuger ici des résultats et effets de cette stratégie, au niveau international en particulier, on peut se demander comment et jusqu'où il est possible de poursuivre un projet aussi ambitieux sans avoir à composer avec les réalités d'un continent qui se caractérise par sa très grande diversité culturelle, des traditions historiques multiples et de très grandes différences dans le niveau de développement tant entre les pays eux-mêmes qu'à l'intérieur des pays dans bien des cas. D'un autre côté si, comme nous l'avons souligné plus haut, l'engouement pour l'intégration économique est manifeste, il ne faudrait pas pour autant mésestimer le fait, premièrement, que les multiples accords entretiennent aujourd'hui une certaine confusion plutôt qu'ils ne reflètent une action concertée comme ce fut le cas au lendemain de la Deuxième Guerre, et, deuxièmement, que le plan d'action adopté lors du Sommet de Miami soulève un certain nombre de problèmes d'opérationnalisation qui vont bien au-delà du simple problème technique que peut poser l'harmonisation et de la convergence des accords existants[53].

Voyons plus précisément ce qu'il en est, et pour ce faire, revenons sur le contenu de ce plan d'action ainsi que sur les nombreux développements qu'ont connus les négociations pancontinentales depuis Miami.


* Même si l'on a surtout retenu du Sommet de Miami l'accord intervenu entre les pays participants pour mettre en place d'ici l'an 2005 une zone de libre-échange dans les Amériques, il convient de souligner deux choses : premièrement que le volet économique du Sommet n'est que l'un des quatre grands volets du plan d'action et, deuxièmement, que les différentes initiatives qui composent ce plan s'entrecroisent et se complètent mutuellement.

Le plan d'action du Sommet de Miami repose en effet sur 23 initiatives et plus de 150 mesures concrètes, regroupées en quatre grands thèmes : 1. la préservation et le renforcement de la Communauté des démocraties des Amériques ; 2. la promotion de la prospérité par l'intégration économique et le libre-échange ; 3. l'élimination de la pauvreté et de la discrimination dans l'hémisphère ; 4. la garantie d'un développement durable et la conservation de l'environnement naturel pour les générations futures.

Le volet "démocratie" est le premier volet en importance. C'est sans doute le volet qui donne tout son sens au nouveau modèle de régionalisme que les pays participants au Sommet entendent implanter à l'intérieur de l'hémisphère occidental. Il comporte huit initiatives, à savoir : 1. le renforcement de la démocratie ; 2. la promotion et la protection des droits humains ; 3. le renforcement de la société civile et de la participation des citoyens ; 4. la promotion des valeurs culturelles ; 5. la lutte contre la corruption[54] ; 6. la lutte contre le trafic des narcotiques et ses activités criminelles ; 7. la lutte contre le terrorisme national et international ; 8. le renforcement de la coopération et de la confiance mutuelle. Quant à la défense des valeurs et des institutions démocratiques que l'OEA est censée promouvoir, il s'agit tout d'abord de définir un cadre institutionnel général et commun propice au développement des marchés et des relations entre les pays signataires, il s'agit ensuite de consolider la démocratie, la stabilité politique et la sécurité à l'intérieur et entre les pays du continent et, enfin, de répondre à des préoccupations plus immédiates de sécurité pour les États-Unis, dans des domaines aussi sensibles que la lutte contre la drogue, la corruption, le terrorisme, la défense, l'immigration etc...

Le volet économique comporte les sept points suivants : le libre-échange dans les Amériques ; le développement et la libéralisation des marchés financiers ; les infrastructures hémisphériques ; la coopération dans le domaine de l'énergie ; les infrastructures dans le domaine des télécommunications et de l'information ; la coopération dans les domaines de la science et de la technologie ; le tourisme. De ces sept points, le plus important est sans doute le premier qui est, comme nous l'avons souligné, au coeur du projet des Amériques. Les domaines couverts par les négociations sont très larges, puisque ces dernières couvrent, entre autres, les produits manufacturiers, les services, l'agriculture, les mécanismes de règlement des différends, les politiques de concurrence, de même que les règles communes à établir en matière de subventions, de droits de propriété intellectuelle, de politiques d'achat gouvernementales, de barrières techniques, de mesures de sauvegarde, de règles d'origine, de droits antidumping et compensatoires, de normes de santé et phytosanitaires, etc.. Ceci dit, il ne faudrait surtout pas mésestimer l'importance des autres dimensions de ce volet économique, puisque ce dont il s'agit ce n'est pas simplement de libéraliser les échanges mais ni plus ni moins que de mettre en place un espace économique continental au plein sens du terme, c'est-à-dire de faire du continent un marché unique soumis à la règle de droit.

Le volet social comporte, quant à lui, cinq points : l'accès universel à l'éducation ; l'accès équitable aux services de santé essentiels ; le renforcement du rôle des femmes dans la société ; l'appui des micro et des petites entreprises ; la mise sur pied de corps de casques blanc pour intervenir en cas d'urgence. À ce sujet, 1,5 milliards de dollars ont ainsi été débloqués à la BID pour des prêts pour les services de santé et d'éducation et 500 millions pour les micro-entreprises.

Le volet environnement, enfin, repose sur trois formules de partenariat : un premier pour une utilisation soutenable de l'énergie ; un second pour la biodiversité ; et un troisième pour la prévention de la pollution.


* En énumérant ainsi les différentes initiatives prévues par le plan d'action, nous pouvons mieux prendre la mesure de l'ampleur du projet en cours. Par ailleurs, il est intéressant de revenir également sur les structures qui ont été mises en place, ainsi que sur les responsabilités respectives des uns et des autres. Disons-le immédiatement, la planification et l'organisation des discussions et négociations est extrêmement complexe. La nouvelle architecture du système interaméricain, pour reprendre la formule utilisée par le conseiller spécial du président des États-Unis pour les affaires interaméricaines, Richard E. Feinberg, repose sur trois piliers.

Le premier pilier est celui des institutions régionales existantes qui se partagent la responsabilité d'un certain nombre de dossiers. En vertu de la Déclaration de principes adoptée lors du Sommet de Miami, c'est en effet à l'OEA, ainsi revitalisée et en tant que "forum naturel de la coopération dans les Amériques" de remplir la tâche "vitale" de donner suite aux décisions et d'aider les gouvernements pour toute question relevant de sa responsabilité. L'une des premières tâches qui fut d'ailleurs confiée à l'OEA fut de dresser l'inventaire comparatif des principaux accords commerciaux dans les Amériques et de retracer l'évolution des relations commerciales[55]. Notons que ces questions relèvent du Comité spécial sur le commerce (CSC)[56] et de l'Unité du commerce (Trade Unit)[57]. L'OEA travaille conjointement avec la CEPALC[58], la BID[59], ainsi qu'avec les différents secrétariats des organisations régionales ou sous-régionales. Un mécanisme de coopération tripartite (OEA-CEPALC-BID) a été mis sur pied à cet effet[60].

Le second pilier est celui des gouvernements. Tout d'abord, la formule retenue pour les négociations est celle des Sommets sectoriels, qui vient doubler l'action de l'OEA. Les Sommets touchent les domaines les plus divers : affaires étrangères, commerce, développement durable, sécurité, narcotiques, défense etc.. Ensuite, viennent les Comités spéciaux, très nombreux, parmi lesquels figure notamment le Comité hémisphérique pour les questions financières. Une autre originalité de la démarche entreprise depuis le Sommet de Miami est sans doute d'avoir voulu confier la responsabilité de chacun des dossiers à un gouvernement en particulier, que ce soit dans le domaine économique ou dans les autres domaines[61].

Ainsi, lors de la Première Réunion des ministres responsables du Commerce, à Denver les 29 et 30 juin 1995, ceux-ci ont convenu que la mise sur pied de la ZLÉA devait être articulée aux accords sous-régionaux et bilatéraux existants "afin d'élargir et d'approfondir l'intégration économique de l'Hémishère (...) et ce, en conformité avec les dispositions de l'OMC"[62]. Les ministres convinrent également de mettre sur pied des groupes de travail dans le but de préparer les négociations en cours. Sept groupes avaient alors été constitués respectivement sur l'accès aux marchés, les règles d'origine, l'investissement, les barrières techniques au commerce, les normes sanitaires, les subventions, les mesures anti-dumping et les facteurs susceptibles d'affecter les économies les plus petites.

La Seconde Réunion des ministres responsables du Commerce se tint à Carthagène en mars 1996. L'on y discuta de l'échéancier de la ZLÉA et, après avoir reçu les compte-rendus des travaux des groupes mis sur pied la fois précédente, quatre nouveaux groupes de travail ont été créés, respectivement sur les achats gouvernementaux, la propriété intellectuelle, les services et les politiques de concurrence. Les onze groupes avec leurs pays responsables sont actuellement les suivants : accès aux marchés (Salvador) ; procédures douanières et règles d'origine (Bolivie) ; investissements (Costa Rica) ; normes et barrières techniques au commerce (Canada) ; mesures sanitaires et phytosanitaires (Mexique) ; subventions, antidumping et droits compensateurs (Argentine) ; économies de petite taille (Jamaïque) ; marchés publics (États-Unis) ; droits de propriété intellectuelle (Honduras) ; services (Chili) ; politique de concurrence (Pérou). L'avantage de cette formule est double : d'une part, elle permet de "responsabiliser" les différents acteurs et de les impliquer étroitement dans le processus et l'agenda des négociations; d'autre part et surtout, elle permet aux États-Unis de garder la main haute sur les dossiers prioritaires tout en ménageant les susceptibilités nationales.

Parallèlement à cette réunion, se tint la Dixième Conférence Interaméricaine des ministres du Travail qui endossa l'idée d'inclure des normes sociales dans le projet de ZLÉA. Enfin, pour épauler le travail des ministres des Affaires étrangères, les gouvernements ont mis sur pied, en mars 1995, une structure spéciale, le Summit Implementation Review Group (SIRG). Cette structure dirige, coordonne et suit les différentes activités et, en particulier, les réunions à venir, soit celle de Belo Horizonte en mai 1997 et celle de San José, Costa Rica, en 1998. Un comité spécial de l'OEA assure la coordination des décisions prises.

La Troisième Réunion des ministres du Commerce se tint à Belo Horizonte le 16 mai 1997. À cette occasion, les ministres ont proposé que les négociations en vue de la création de la ZLÉA débutent, comme prévu, lors du Deuxième Sommet des Amériques en avril 1998 à Santiago. D'ici-là, les ministres du Commerce formuleront une procédure de négociations et en définiront les objectifs, l'approche ainsi que la structure et choisiront la ville où ces négociations devraient se tenir. Ces recommandations feront l'objet de leur Quatrième Réunion qui se tiendra à San José un mois plus tôt, en février 1998. Au surplus, la déclaration finale de cette Troisième Réunion des ministres du Commerce fait état de plusieurs points de convergence parmi lesquels deux méritent d'être soulignés : d'abord le fait que la ZLÉA puisse être compatible avec d'autres accords sous-régionaux ou bilatéraux à la condition que ces accords aillent plus loin, ensuite, que l'adhésion à la ZLÉA puisse se faire individuellement ou en bloc. Il s'agit bien sûr, dans ces deux cas, de ménager un espace de négociation qui fasse droit à l'existence d'accords sous-régionaux, et surtout au MERCOSUR. Enfin, et c'est notre dernière remarque, on convint également de mettre sur pied un douzième Groupe de Travail sur les règlements de différends dont la responsabilité échoit à l'Uruguay.

Le troisième et dernier pilier de ce système extrêmement dense de négociation est celui du secteur privé. Là encore, il faut souligner l'originalité des négociations en cours, puisqu'il ne s'agit pas simplement d'impliquer les États et les différentes institutions sous-régionales dans le processus mais également la "société civile" et, en particulier, les organismes non-gouvernementaux comme les groupes environnementalistes, mais surtout les milieux d'affaires. Notons d'ailleurs que, lors du Sommet de Denver[63], quelque 1500 hommes d'affaires avaient été impliqués dans un processus de négociation parallèle à travers le Forum hémisphérique des affaires et du commerce, qui regroupe les milieux d'affaires par pays et sur une base sectorielle. Les réunions de ce Forum se tiennent depuis lors en même temps que celles des ministres du commerce, ce qui montre l'importance que l'on attache aux recommandations du secteur privé. Il convient de noter à cet égard que cette représentation quasi exclusive des milieux d'affaires dans une définition soi-disant "privée" des termes de l'intégration économique à l'échelle de l'Hémisphère a conduit l'Organisation Interaméricaine des Travailleurs (ORIT), c'est-à-dire la section hémisphérique de la Confédération Internationale des Syndicats Libres (CISL), à convoquer un Sommet Interaméricain sur le Commerce International et les Droits des Travailleurs auquel assistèrent des représentants de 23 pays, Sommet qui devait produire une déclaration finale dans laquelle étaient réaffimés trois droits fondamentaux, à savoir : la liberté d'association et le droit au contrat collectif, l'interdiction du travail forcé, ainsi que la promotion de meilleures normes en matière de santé et sécurité au travail.


* Le dernier point que nous allons aborder est celui des négociations commerciales proprement dites. Il n'est pas inutile de revenir, à ce propos, sur un document préparatoire au Sommet de Miami produit en commun par la CEPALC, la BID et l'OEA. Dans ce document, en effet, on envisageait deux scénarios possibles d'intégration : celui du plurilatéralisme et celui du bilatéralisme. Dans le premier cas, deux alternatives avaient été envisagées : ou bien de prendre l'ALENA comme modèle de référence, ce qui revenait en pratique et moyennant certains aménagements à élargir l'accès à cet accord à l'ensemble des pays du continent, ou bien de mettre directement en place un cadre institutionnel nouveau qui serait venu se superposer, sinon se substituer, aux multiples ententes existantes ; dans le second cas, qualifié de bilatéral, il se serait agi plutôt de favoriser et de multiplier les ententes bilatérales, que ce soit entre pays ou entre groupes et sous-groupes de pays, pour ensuite les regrouper dans une seule et même entente[64].

L'ALENA a le double avantage de mettre en place un cadre légal d'obligations réciproques et d'attirer, ne serait-ce qu'en raison de l'importance du marché qu'il couvre, en l'occurrence les trois quarts du commerce infra-continental, la majorité sinon l'ensemble des pays du continent. Une clause d'accès est prévue à cet effet, mais les procédures d'application sont complexes. Les conditions d'accès sont difficiles sinon infranchissables encore pour un très grand nombre de pays et les décisions doivent être prises à l'unanimité, ce qui dans le contexte politique et économique actuel n'est pas chose aisée[65]. En outre, cet accord suscite une certaine méfiance et engendre plusieurs problèmes d'aménagement avec les autres accords existants, mais le principal obstacle demeure toutefois le Congrès des États-Unis comme on a pu le constater à propos d'une éventuelle accession du Chili à l'ALÉNA.

L'autre scénario envisagé aurait consisté à envelopper les différentes ententes existantes dans un cadre général qui aurait repris et adapté le cadre actuel du GATT/OMC. Si certains auteurs n'ont pas manqué de souligner l'intérêt de mettre en place immédiatement une institution centrale qui aurait été en mesure à la fois d'arbitrer les différends et de piloter un processus de consultation et de négociation devant conduire à la mise en place d'un régime commercial commun, d'autres ont, quant à eux, jugé prématurée une telle institutionnalisation, en raison de l'hétérogénéité des systèmes socio-politiques et des niveaux de développement notamment et ont plutôt suggéré d'attendre que la voie du libre-échange soit pavée avant de dégager l'architecture du régionalisme.

Le scénario du bilatéralisme repose, quant à lui, sur les effets d'entraînement et de débordement que ne manquerait pas de susciter à l'échelle continentale la multiplication d'ententes bilatérales ouvertes et compatibles avec les principes du GATT. Le problème c'est que cette formule conduit à un enchevêtrement d'ententes qui peut mener à une intégration fragmentée et opaque et produire l'effet contraire à l'effet recherché en créant des rigidités difficiles à modifier par la suite. Par ailleurs, l'un des effets pervers de ce système c'est d'entraîner les pays dans une surenchère pour accéder aux marchés les plus importants et de conduire rapidement à des fermetures autour d'ententes préférentielles négociées pour le seul avantage des parties contractantes. Le problème est d'autant plus sérieux que, si les pays devaient s'engager dans cette voie, à cause des relations du type de celles qui prévalent entre le moyeu et rayons, la situation d'ensemble ne saurait profiter qu'aux États-Unis.

C'est pour ces diverses raisons que les trois organisations rejetteront cette option et privilégieront l'approche plurilatérale sans toutefois prendre parti pour l'une ou l'autre des deux options envisagées. Les intérêts des uns et des autres feront que l'on adoptera une formule souple à Miami qui, à toutes fins pratiques, laisse ouverte les différentes options. Sans nous étendre davantage sur le sujet, on ne peut néanmoins s'empêcher de constater que, souvent vantée pour la souplesse de ses mécanismes, l'intégration par le marché engage des processus de négociations très complexes et la mise en place de mécanismes de réglementation tout aussi complexes. Quoi qu'il en soit, l'approche plurilatérale qui sera finalement retenue propose de partir des accords existants pour les faire converger et tenter de les inscrire dans un accord-cadre général, ce qui n'ira pas sans soulever plusieurs problèmes.

Une première source de difficultés tient au fait que l'on retrouve quatre grands types d'accords commerciaux à l'intérieur des Amériques. Il y a tout d'abord les unions douanières, qui sont au nombre de quatre : le MERCOSUR, le Groupe andin, le Marché commun d'Amérique centrale (MCAS) et la Communauté des Caraïbes (CARICOM). Il y a ensuite les accords de libre-échange, comme l'ALENA, l'ALE dont certaines dispositions demeurent toujours en force, l'Accord liant le Groupe des Trois ( Colombie, Mexique et Venezuela), et les multiples accords bilatéraux qui ont été signés, par exemple, entre le Mexique et le Chili, entre le Mexique et le Costa Rica, entre le Canada et le Chili, pour ne mentionner que ceux-là. Viennent ensuite les accords préférentiels, parmi lesquels il faut mentionner l'Initiative pour le Bassin des Caraïbes, l'accord Canada-Caraïbes (CARIBCAN) ou encore l'accord entre les États-Unis et les pays du Groupe andin. Enfin, il y a les accords à portée plus générale, comme l'Association latino-américaine d'intégration (ALADI), ou encore les accords à portée plus sectorielle ou plus technique.

Une seconde source de difficultés tient à la question de savoir comment les négociations, pour ce qui touche aux unions douanières complètes ou non seront enclenchées. Si cette question a trouvé une solution de compromis lors de la réunion de Belo Horizonte, comme nous venons de le voir, il ne faut pas se cacher que le plus difficile reste à faire et que les délais semblent fort courts. En fait, nous touchons ici à un problème qui est d'ordre politique et non plus technique.

En effet, force est de constater que la Maison Blanche n'est plus à l'heure actuelle dans une position aussi forte qu'elle l'était lors du Sommet de Miami. Plus que jamais, l'administration présidentielle doit tenir compte des réticences du Congrès à signer de nouvelles ententes commerciales. Les crises mexicaine de décembre 1994, puis argentine de l'hiver 1995, sont venues jeter une douche froide sur la stratégie hémisphérique de l'administration. Ceci dit, il n'en reste pas moins que les enjeux stratégico-économiques sont trop importants aux yeux des milieux d'affaires surtout pour que semblables projets soient mis en veilleuse, comme on a pu le constater à l'occasion du Sommet de Santa Cruz (Bolivie) de décembre 1996[66]. Par contre, ce qui est devenu beaucoup plus délicat pour l'administration présidentielle, c'est qu'elle doit désormais composer avec des partenaires qui entendent affirmer davantage leur prétention à la différence. C'est particulièrement vrai dans le cas du Canada[67] qui, après avoir signé, le 18 novembre 1996, un accord de libre-échange avec le Chili entend maintenant engager des discussions du même ordre avec le MERCOSUR. Mais ce l'est encore davantage et surtout dans le cas du MERCOSUR lui-même, et à travers ce dernier, du Brésil.


*Il est intéressant de rappeler, à propos du MERCOSUR, que ce projet de marché commun ne vise pas seulement à s'inscrire dans la nouvelle vision compétitive de l'intégration à l'économie mondiale qui s'est développée en Amérique latine, mais qu'il reprend, en l'adaptant, la vision et les ambitions communautaires des premiers modèles d'intégration, s'inspirant d'ailleurs en la matière tout autant de l'expérience européenne, et de celle du Bénélux notamment, que de celle de l'ALALE et de l'ALADI[68]

On se souviendra que le MERCOSUR est issu du Traité d'Asunción du 26 mars 1991, traité qui est aussi le résultat d'un processus d'intégration économique qui avait déjà été enclenché par les deux principaux partenaires que sont l'Argentine et le Brésil, en juillet 1986, avec la signature du Programme d'Intégration et de Coopération Économique[69] (PICE). La signature de ce programme, qui prévoyait l'ouverture des deux marchés nationaux et la recherche d'une plus grande complémentarité dans certains secteurs de production fut, peu de temps après, en 1988, suivie de la signature d'un Traité d'intégration et de coopération, que viendra compléter par la suite la signature de 24 protocoles de coopération. Une dernière étape fut franchie, le 6 juillet 1990, à Buenos Aires, avec la signature de l'entente qui allait entériner le projet de création d'un marché commun ainsi que son échéancier, un projet d'intégration auquel se seront joints entre temps le Paraguay et l'Uruguay.

Le MERCOSUR regroupe quatre pays dont l'un, en l'occurrence le Brésil, a toujours fait preuve, en raison de son poids économique, de son dynamisme et de son commerce extérieur, d'une grande indépendance, que ce soit vis-à-vis des institutions économiques internationales ou des États-Unis ; ensuite, le MERCOSUR, à la différence de l'ALENA, est une union douanière qui s'achemine vers des formes communautaires d'intégration ; en outre, cet accord ne relève pas de l'article XXIV du GATT mais de la clause d'habilitation ; enfin, fort de ses succès économiques et profitant d'un certain désenchantement vis-à-vis de l'ALENA, le MERCOSUR se présente comme une alternative beaucoup plus intéressante que ce ne pouvait être le cas en décembre 1994 pour les pays riverains qui n'ont pas hésité, dernièrement, à signer des Accords de Complémentarité économique (ACE), comme ce fut le cas pour le Chili et la Bolivie en 1996, et comme ce sera sans doute le cas pour d'autres pays andins en 1997[70].

Ceci dit, il serait quelque peu audacieux d'envisager le MERCOSUR comme un quatrième bloc économique régional, à l'instar de l'UE, de l'ALENA et du CEAP (APEC) ainsi que certains en ont émis l'hypothèse[71]. Sa faiblesse institutionnelle est notoire, particulièrement en ce qui a trait au règlement des différends commerciaux, voire quant à la manière dont se prennent au niveau le plus élevé les plus hautes décisions. Comme Alimonda[72] l'a très bien montré, la création du MERCOSUR n'a guère changé les rapports entre l'État et la société civile, ni réduit les inégalités sociales à l'intérieur des pays en dépit d'une croissance économique retrouvée, bien au contraire. Tout comme dans le cas de l'ALENA d'ailleurs, peu de place est laissée aux questions sociales dans les structures organisationnelles du MERCOSUR et, à la différence des milieux industriels et bancaires, les syndicats et les groupes sociaux sont peu impliqués dans les processus décisionnels. Les points de divergence et les sources de différends demeurent nombreux entre le Brésil et l'Argentine, comme on a pu se rendre compte récemment à propos des mesures unilatérales prises par le Brésil pour rétablir l'équilibre de ses comptes extérieurs et protéger certains secteurs de son économie, notamment l'industrie automobile, devant l'afflux des importations. Quoi qu'il en soit, on ne doit pas sous-estimer le pouvoir de contrepoids qu'entend jouer cet ensemble vis-à-vis de l'ALENA et des États-Unis en particulier[73], ni l'effet d'attraction qu'il exerce actuellement sur les autres pays d'Amérique latine, ni non plus, enfin, l'importance grandissante de la négociation directe, de bloc à bloc, représentée, en particulier, par la signature, en décembre 1995, d'un Accord-cadre de Coopération inter-régionale entre le MERCOSUR et l'UE, le premier accord du genre entre deux "blocs"[74]. Le simple fait que le MERCOSUR soit depuis peu une entité juridique internationale à part entière au même titre que l'UE, par exemple, lui accorde une crédibilité et une stature renouvelées en matière de négociations commerciales, et c'est d'ailleurs ce qui lui permet de mener de front les deux types de négociations, de bloc à bloc et de bloc à pays, comme il en a encore été question lors de la visite en territoire canadien, en avril 1997, du président Fernando-Henrique Cardoso.

Succès politique, le MERCOSUR peut également être qualifié de succès économique, du moins sur le plan des échanges économiques comme sur le plan de la coopération politique entre les membres. Comme le montrent les données relatives au commerce intra-régional, il apparaît clairement qu'une véritable dynamique intégrative est ici à l'oeuvre sur le plan économique. Ainsi, la part du commerce intra-régional dans le commerce total est-elle passée de 9 % à 19 %, de 1990 à 1995. Actuellement (en 1995), l'Argentine réalise plus du quart de ses exportations avec les autres pays membres, et environ 20 % de ses importations ; le Brésil environ 14 % dans les eux cas, le Paraguay plus de 47 % de ses exportations et près de 37 % de ses importations, et l'Uruguay un peu plus de 46 % dans les deux cas. Ces résultats notables au niveau du commerce intra-régional, qui contrastent d'ailleurs avec les résultats beaucoup plus mitigés pour les autres regroupements économiques dans la région, ne doivent cependant pas nous faire perdre de vue que les États-Unis restent un acteur central, incontournable, y compris pour le Brésil, que ce soit en matière de commerce ou d'investissements.

Conclusion

Au terme de notre analyse, il n'est pas inutile de revenir sur cette idée selon laquelle le régionalisme économique devrait être envisagé comme une forme particulière d'alliance qui reposerait sur la formation d'espaces économiques dont les acteurs attendraient qu'ils puissent assurer un meilleur développement et dégager un certain modus vivendi à l'intérieur du système économique mondial. Or, l'étude et les données utilisées ont permis de faire ressortir à quel point le projet des Amériques poursuivait ce double objectif, elles ont également permis de mettre en lumière les divergences entre les positions respectives des acteurs impliqués dans le projet. Par ailleurs, que ce projet ait pour effet de favoriser une plus grande coopération intergouvernementale, de même qu'une plus forte intégration économique, n'empêche pas que la coopération et l'intégration en cours s'inscrivent dans un espace au sein duquel les États-Unis occupent une place tout à fait déterminante et dominante. D'ailleurs, les quelques données fournies ont été fort éclairantes sur ce point puisqu'elles font bien ressortir le degré élevé de polarisation des échanges avec les États-Unis qui tient tout autant à l'effet de taille et au dynamisme de leur économie qu'à la profondeur de l'implantation des firmes multinationales américaines dans l'ensemble du continent. Ce constat, pour n'être pas nouveau, doit être souligné avec d'autant plus de force que les tendances actuelles du commerce vont dans le sens d'une intégration plus poussée de l'ensemble des économies à celle des États-Unis, un processus qui va de pair avec le renforcement de la position des firmes multinationales américaines sur les différents marchés. Ceci nous conduit à faire une seconde remarque, et partant, à ouvrir une autre piste de recherche qu'il s'agira d'emprunter ultérieurement. À l'instar de tous les régionalismes économiques, le projet des Amériques repose en effet sur l'hypothèse explicite en vertu de laquelle il serait possible de faire converger deux rationalités, l'une propre aux entreprises et l'autre propre aux États. Or, l'espace économique continental n'est encore et toujours qu'un sous-espace dans une économie mondiale qui doit composer aujourd'hui avec deux grands mouvements de fond, la globalisation des marchés d'un côté et le déplacement de son centre de gravité vers le Bassin du Pacifique de l'autre. Il reste à voir, dans ces conditions, si et comment la stratégie d'intégration mise en oeuvre au niveau politique pourra composer avec la logique du déploiement d'un espace d'accumulation; en d'autres termes, il restera à voir comment les États sauront arbitrer entre les nécessités liées au renforcement de l'intégration sociale et politique d'une part, et les contraintes économiques qui favoriseraient plutôt la prise en charge, par les filières de production elles-mêmes, des normes techniques, scientifiques, voire sociales, susceptibles d'assurer leur croissance et leur développement dans une économie mondialisée d'autre part. En attendant, l'analyse que nous avons faite démontrerait hors de tout doute que les projets actuels d'intégration dans les Amériques accordent le moins de place possible aux conséquences sociales de la globalisation des marchés et des filières de production, mais qu'ils privilégient bien au contraire l'approche économique la plus libérale qui soit.

[1]. Ce Bureau avait pour mandat de fournir des informations sur tout ce qui a trait au commerce et aux législations douanières. Relevant au départ du Département d'État, ce Bureau sera placé sous l'autorité d'un comité composé de quatre représentants des républiques à partir de 1898. À l'occasion de la deuxième conférence panaméricaine, tenue à Mexico du 2 octobre 1901 au 31 janvier 1902, le Bureau changera de nom pour s'appeler dorénavant Bureau international des républiques américaines. Il sera placé sous l'autorité d'un conseil composé de l'ensemble des représentants, conseil dont la présidence revenait de droit aux États-Unis. C'est lors de la quatrième conférence, à Buenos Aires en 1910, que l'on changera le nom du Bureau pour l'appeler désormais Union panaméricaine. Les conférences qui devaient suivre allaient élargir le mandat du Conseil exécutif de l'Union, jusqu'à ce que finalement, en 1928, lors de la sixième conférence tenue à la Havane au début de l'année, fut adoptée la convention qui devait donner à l'union son caractère constitutionnel. Si, faute d'avoir été ratifié par tous les États signataires, cette convention n'est jamais entrée en vigueur, les républiques n'en continuèrent pas moins de se rencontrer de manière régulière, en principe tous les quatre ans. Pour l'historique des débats jusqu'aux années trente, voir Orestes Ferrara , L'Amérique et l'Europe. Le panaméricanisme et l'opinion européenne, Paris, Les oeuvres représentatives, 1930.

Ajoutons encore un fait pour mémoire à cette occasion. Si le Canada n'est jamais mentionné ni invité à ces réunions et conférences c'est pour une raison bien simple; en effet, une des conditions de participation au projet des Amériques était l'indépendance nationale or, le Canada, dont le chef d'État était, et est toujours d'ailleurs, en même temps souverain du Royaume Uni, se trouvait d'entrée de jeu disqualifié. D'ailleurs, le gouvernement canadien a toujours laissé libre cours aux États-Unis dans les affaires pancontinentales et n'a adhéré à l'OEA qu'en 1991.

[2]. L'Argentine, trop proche des puissances de l'Axe durant la guerre, ne fut pas invitée à la conférence.

[3]. Voir à ce sujet l'article de Hermán Santa Cruz : "The Creation of the United Nations and ECLAC", CEPAL Review, ndeg. 57, pp. 17-33.

[4]. United Nations, Department of Economic Affairs (1951), Economic Survey of Latin America, 1949, New York. Ce document est généralement considéré comme le Manifeste de la CEPAL, pour reprendre la formule de Hirschman (Albert O. Hirschman, "The Political economy of Import-substitution Industrialization in latin America", dans C. T. Nisbet, Latin America : Problems in Economic Development, Los Angeles, University of California). Il s'inspire directement des thèses développées par Prebisch dans son ouvrage : The Economic Development of Latin America and its Principal Problems (1950). Cet ouvrage a d'ailleurs inspiré considérablement la réflexion théorique sur le développement en Amérique latine et ailleurs dans le monde, Prebisch présentant une vision dualiste du monde, marquée par l'existence d'un "centre" industrialisé et d'une "périphérie" exportatrice de matières premières. On allait dès lors dépasser l'analyse essentiellement "évolutionniste" du sous-développement, proposée par les modernistes. Si la littérature sur le structuralisme cépalien est très volumineuse, il faudrait néanmoins porter une attention particulière aux travaux de R. Prebisch, J. Love, W. Baer , ainsi que de J.A. Lanus .

[5]. La CEPAL est devenue depuis 1984 la CEPALC, incorporant ainsi les pays des Caraïbes. Pour des raisons de commodité linguistique, nous désignerons tout au long du texte par "Amérique latine", l'ensemble des pays d'Amérique latine et des Caraïbes.

[6]. L'initiative reviendra aux pays du cône sud. Les autres pays d'Amérique du Sud, ainsi que le Mexique, allaient être par la suite invités à participer aux négociations,

[7]. L'élimination des barrières tarifaires et autres devait se faire dans un délai fixé au départ à douze ans, chaque pays s'engageant à produire annuellement une liste appelée "liste nationale" de marchandises qui feraient l'objet d'une réduction ou d'une élimination de tarifs. La réduction annuelle de 8% par an de la moyenne pondérée des tarifs douaniers devait conduire à leur élimination quasi-totale au terme de la période de transition. Le Traité prévoyait cependant que les produits considérés comme sensibles pouvaient être retirés des listes nationales. Aussi, pour atteindre l'objectif recherché d'une libéralisation des échanges au terme de la période de transition, en 1972, le Traité prévoyait-il également que des "listes communes" de produits devaient être dressées avant la fin de cette période. Les listes communes devaient permettre de libéraliser progressivement le commerce par tranche de 25 % tous les trois ans, pour arriver à 100 % à la fin de la douzième année.

La prise en compte des différences dans le niveau de développement entre les pays signataires est un autre élément intéressant à noter dans le Traité de Montevideo. Ainsi, en raison de leur niveau comparativement bas de revenu per capita et de leur faible niveau d'industrialisation, quatre pays, la Bolivie, l'Équateur, le Paraguay et l'Uruguay, furent-ils qualifiés de "pays à moindre développement économique relatif", ce qui les autorisait à demander un traitement commercial préférentiel. Le Traité prévoyait aussi la possibilité pour les pays de signer des "ententes de complémentarité industrielle" dans les secteurs industriels jugés prioritaires. Deux ou plusieurs pays pouvaient ainsi s'octroyer des concessions mutuelles additionnelles sans être tenus de les étendre, dans le court terme du moins, à l'ensemble des pays signataires de l'ALALE. Le Traité invitait cependant les pays à coordonner leurs politiques d'industrialisation.

[8]. Les principaux instruments prévus dans le cadre de l'ALALE étaient les suivants: le programme général de libéralisation, qui comprenait, d'une part, une liste commune et, d'autre part, des listes nationales; le régime particulier appliqué aux "pays de moindre développement économique relatif" (Bolivie, Équateur, Paraguay, Uruguay); des accords de complémentarité pour les secteurs industriels; enfin, des accords d'harmonisation et de coordination des politiques.

[9]. Le Protocole contient entre autres les points suivants :

- la conclusion d'une zone de libre-échange allait être reportée de huit ans, l'objectif d'élimination presque totale des tarifs douaniers étant fixé à décembre 1980 ;

- partant d'un niveau théorique de libéralisation des échanges de 64 % en 1970, on prévoyait réduire les tarifs douaniers de 2,9 % par année, avec le résultat que 96 % des échanges devaient ainsi être exemptés de droits de douane au terme de la nouvelle période de transition ;

- les engagements concernant les listes communes seraient suspendus jusqu'à la fin 1974, date à laquelle l'Association devait se pencher à nouveau sur la question.

[10]. Cette organisation fut créée au sein du Conseil interaméricain économique et social (ECOSOC-IA) de l'OEA et ce, à la suite d'une initiative du Mexique et du Venezuela. Inspirés par le succès remporté par l'OPEP en 1973, ces deux pays proposèrent en effet aux autres pays d'Amérique latine de mettre sur pied un organisme dont le mandat aurait été de favoriser la coopération entre les pays membres, de promouvoir un développement régional plus autonome et d'établir des positions communes aux pays de la région dans les grands forums économiques internationaux, notamment, en ce qui a trait aux prix des matières premières. C'est le 17 octobre 1975, au Panama, que cet organisme fut créé ; il regroupe vingt-cinq pays. Mais, à l'instar de l'ALALC et de L'ALADI, et aussi intéressantes que purent être les initiatives envisagées, entre autres celle de favoriser l'émergence de firmes multinationales latino-américaines et celle de servir de pont dans les échanges et les relations entre les pays de la région et le reste du monde, le SELA n'a guère répondu aux attentes, sinon de servir lui aussi de catalyseur pour favoriser l'ouverture des pays d'Amérique latine vers le reste du monde.

[11]. Quatorze accords de Complémentarité économique furent signés entre 1982 et 1993, et dix autres, entre 1990 et 1993.

[12]. Pour répartir plus équitablement les gains de l'échange, le Traité classe les pays en trois groupes :

i. les pays les moins développés : la Bolivie, l'Équateur et le Paraguay ;

ii. les pays à développement intermédiaire : la Colombie, le Chili, le Pérou, l'Uruguay et le Venezuela ; et

iii. les pays considérés comme développés : l'Argentine, le Brésil et le Mexique.

Les dispositions du Traité s'appliquent de façon différente pour chacun des groupes. Alors qu'ils bénéficient automatiquement des privilèges négociés dans les ententes bilatérales, les pays moins nantis ne sont pas tenus d'appliquer une réciprocité ponctuelle des avantages accordés pour le commerce inter-régional.

[13]. Les accords étaient signés auparavant sur une base bilatérale, produit par produit, en fonction de la situation sur le marché intérieur pour chacun d'eux. L'approche actuelle prévoit l'abaissement linéaire et irréversible des tarifs et l'élimination ou l'harmonisation des barrières non-tarifaires, ce qui permet de mettre en place des zones de libre-échange. On estime à plus de 80 le nombre d'accords de ce type qui sont actuellement en vigueur, dont plus du tiers dans le cadre de l'article 25 du Traité.

[14]. Il est d'ailleurs significatif de noter que le Conseil des ministres de l'ALADI n'ait guère eu d'autre choix que de s'entendre, le 13 juin 1994, sur un protocole, le protocole d'interprétation de l'article 44 du Traité de Montevideo, qui autorise ses membres à faire partie d'autres ententes régionales. L'un des premiers pays à se prévaloir de ce protocole devait être le Mexique, qui allait de la sorte, en l'invoquant en septembre 1994, régulariser sa situation vis-à-vis de l'ALENA, ouvrant ainsi la porte à la signature d'ententes du même genre avec des pays tiers.

[15]. Dani Rodrik, "Closing the Productivity Gap : Does Trade Liberalization Really Help ?", dans Gerald K. Helleiner (dir. ), Trade Policy, Industrialization and Development : New Perspectives, Oxford, Oxford University Press, 1991.

[16]. L'exemple en la matière étant celui du Pacte andin, qui, avec le protocole de Quito de 1988, allait revivre de ses cendres, déboucher, le 18 mai 1991, sur un Marché commun andin, et devenir le Groupe andin.

[17]. Voir entre autres, Sergio de la Pena, "America Latina frente a los bloques economicos y la globalisacion de la economia", Problemas del desarrollo, Vol. XXII, n
* 84, janvier-mars 1991, pp. 11-17; Laredo, Iris Mabel, "Definicion y redefinicion de los objectivos del proceso de integracion latinoaméricana en las tres ultimas decadas (1960-1990", Integracion latinoaméricana, ; , Vol. 16, n
* 171-172, septembre-octobre 1991, pp. 3-25 Reinaldo Gonçalves, Latin America's Trade Issues and Perspectives: A Skeptical View. Fletcher Forum and World Affairs, 16, ndeg. 1, hiver 1992, pp. 1-13 Charles Chatterjee, "The Treaty of Asuncion: an Analysi", Journal of World Trade, Vol. 26, n
*1, février 1992, pp. 63-71 ; Julian Castro, Du pessimisme chronique à l'optimisme éméraire. L'intégration latino-américaine et l'Initiative pour les Amériques, Continentalisation, Cahier de recherche, 93-3, juin 1993, Groupe de recherche sur la continentalisation des économies canadienne et mexicaine; Jean-Jacques Kourliandsky, L'Amérique latine à l'heure des marchés communs: le Mercosur. Relations internationales et stratégiques; n
*5, printemps 1992, pp. 80-110 ; Alberto Fuentes et Javier Villaneuva, Economia mundial e integracion de América Latina. Buenos Aires, 1989.

[18]. L'examen de quelques accords commerciaux nous a permis de cerner un certain nombre de traits communs. Nous en avons retenu cinq : 1deg.. tous les accords entendent favoriser la libéralisation du commerce et des capitaux sur une base réciproque et mutuelle ; 2deg.. ils comportent tous de nombreuses dispositions, parfois très importantes, concernant les services et les barrières non tarifaires ; 3deg.. ils comportent aussi diverses dispositions visant à favoriser l'intégration physique des territoires : transport, énergie, communications, développement régional frontalier, etc.; 4deg.. le champ de la coopération couvre des domaines très larges : mécanismes de règlement des différends, normes communes, drogues, propriété intellectuelle, culture, éducation, approvisionnement énergétique, etc. ; 5deg.. ils se caractérisent tous par une très grande souplesse institutionnelle. Une analyse plus fine nous conduit cependant à distinguer entre les accords bilatéraux dits de "coopération économique" et les accords sous-régionaux proprement dits et parmi ces derniers, entre ceux qui sont nouveaux, comme le MERCOSUR, des plus anciens qui n'ont été que refondus.

[19]. La plupart des accords signés en Amérique latine depuis le début des années 1990 dépassent le cadre strictement économique. D'une part, aux dires mêmes des gouvernements, ces accords ont été motivés par la perspective de pouvoir éventuellement signer un accord de libre-échange avec les États-Unis. Dans cette perspective, et conformément aux exigences américaines, la plupart des gouvernements ont multiplié les signaux pour faire la preuve de leur engagement en bonne et dûe forme en faveur de la démocratie, de la libéralisation de l'économie et du commerce, et de la stabilisation monétaire. D'autre part, la plupart de ces accords, calqués sur l'ALE et l'ALENA, incluent un nombre de plus en plus important de domaines jusque là de juridiction nationale, entre autres en matière d'environnement et de normes de travail ! Enfin, il faut aussi noter qu'au fil des négociations, les spécificité des modèles de développement nationaux tendent à disparaître au profit d'un modèle libéral de plus en plus uniforme. Le cas du Chili est intéressant à cet égard. Écartelé entre le souhait d'accéder à l'ALENA et une certaine volonté de se rapprocher du MERCOSUR, le Chili a dû faire preuve de beaucoup de souplesse et d'habileté lors des négociations commerciales avec le Canada. S'il est parvenu à préserver certaines spécificités de son modèle de développement, entre autres l'interdiction qu'ont les investisseurs de rapatrier les capitaux investis avant un an et l'obligation imposée à ces derniers de déposer 30 % des capitaux à court terme à la banque centrale pendant deux ans (annexe G-09.1 de l'accord), il ne s'agit là que de mesures temporaires. Dernier point, on ne saurait jamais trop souligner que les États-Unis n'ont jamais vraiment voulu reconnaître dans leurs négociations commerciales un statut particulier pour les pays moins développés, sinon dans le cadre des accords préférentiels. La reconnaissance récente des différences culturelles et de développement dans le cadre des négociations continentales montrent un certain changement d'attitude en la matière, mais il reste à voir dans quelle mesure la reconnaissance de ces différences va trouver une certaine matérialisation concrètes à l'intérieur d'un cadre juridique qui vise d'abord et avant tout à faire reconnaître l'égalité de traitement et à éliminer toute forme de discrimination.

[20]. Sur les débats d'ordre théorique que cela pose, voir Ronald J. Wonnacott, "Free-Trade Agreements : For Better or Worse ?", American Economic Review, vol. 86, ndeg. 2, mai 1996, pp. 62-66.

[21]. Le dernier sommet hémisphérique auquel a assisté un président des États-Unis fut celui de Punta del Este (Uruguay). Tenu sous les auspices de l'Organisation des États américains (OEA) en avril 1967, ce sommet avait débouché sur une déclaration commune (Declaration of the Presidents of the Americas) dans laquelle les pays s'engageaient à mettre sur pied, à partir de 1970, un Marché commun latino-américain. Un Programme d'action destiné à faire avancer "l'intégration économique et le développement industriel" de l'Amérique latine avait aussi été adopté à cette occasion. Cette rencontre devait marquer le chant du cygne de l'Alliance pour le progrès et du plus ambitieux programme d'aide économique jamais proposé par les États-Unis. Ce programme avait été lancé, en mars 1961, par le président Kennedy pour faire obstacle à l'influence de Cuba et à la montée du communisme dans la région. Ce nouveau programme était aussi grandiose que le précédent mais il fut vite oublié, les pays d'Amérique latine préférant prendre eux-mêmes en mains leur propre destinée comme ils en exprimeront leur intention dans la Déclaration de Viña del Mar de 1969.

[22]. On peut se demander d'ailleurs si certains des accords signés n'avaient pas d'autre objet que de préparer le terrain à une éventuelle accession à l'ALENA. Les accords signés par le Chili, notamment celui avec le Canada et celui signé avec le Mexique, vont en ce sens. Mais on pourrait en dire tout autant des accords signés par le Costa Rica ou de l'accord signé en juin 1994 par les trois pays qui allaient former le Groupe des Trois, soit le Mexique, le Venezuela et la Colombie.

[23]. Bagdish Bhagwarti, "Regionalism versus Multilateralism", The World Economy, Vol. 15, ndeg. 5, (1992), pp. 535-555

[24]. Sur l'évolution de la politique commerciale américaine, on consultera l'ouvrage classie de I. M. Destler, American Trade Politics, Wahington, Institute fort International Eonomics / 20 th Century Fund, 1995, troisième édition.

[25]. Nous avons eu l'occasion de développer plus en détail ces trois points dans Christian Deblock et Dorval Brunelle, "Le régionalisme économique international : de la première à la deuxième génération", dans Michel Fortman, S. Neil Macfarlane et Stéphane Roussel (dir.), op. cit.

[26]. Comme le déclarait d'ailleurs sans ambage la représentante au Commerce, Charlene Barshefsky, au lendemain de la signature de l'accord sur les télécommunications à l'OMC, "les États-Unis ont réussi à exporter les valeurs américaines de la libre concurrence ... et à faire de leur passion pour la déréglementation un outil de politique étrangère." (New York Times, 17 février 1997).

[27]. ("Remarks on the Global Economy at American University", Weekely Compilation of Presidential Documents, 1 mars 1993, Vol. 29, ndeg. 8, pp. 325 ; nous soulignons)

[28]. Voir à ce sujet, notamment Henry R. Nau, "Making United States Trade Policy truly Strategic", International Journal, Vol. XLIX, été, 1994, pp. 509-535 ; et, Theodore H. Moran, American Economic Policy and National Security, New York, Council on Foreign Relations, 1993..

[29]. Voir notamment à ce sujet, Pietro S. Nivola, Regulating Unfair Trade, Washington, Brookings Institution, 1993 ; de même que l'étude fort éclairante de Judith Goldstein sur le réglement des différends et l'internationalisation du droit (International Law and Domestic Institutions : Reconciling North American "unfair" Trade Laws, International Organization, Vol. 50, ndeg. 4, automme 1996, pp. 541-564.

[30]. Le chiffre est tiré de l'Economic Report de 1996.

[31]. Adoptée par le Congrès, en 1983, et entrée en vigueur en janvier 1984, la Loi relative au redressement économique du bassin des Caraïbes (Caribbean Basin Economic Recovery Act) , la loi sera renouvelée par la suite pour devenir permanente.

[32]. 24 à l'heure actuelle : Antigua-et-Barbuda, Antilles néerlandaises, Aruba, Bahamas, Barbade, Belize, Costa Rica, Saint-Domingue, El Salvador, Grenade, Guatemala, Guyane, Haïti, Honduras, Ïles Vierges britanniques, Jamaïque, Montserrat, Nicaragua, Panama, République dominicaine, Saint-Kitts-et-Nevis, Sainte Lucie, Saint-Voncet-et-Grenadines, Trinité-et-Tobago.

[33].Outre l'ouverture unilatérale du marché américain, le programme prévoyait l'octroi de certains avantages fiscaux aux compagnies américaines ainsi que des appuis techniques, financiers et de formation pour les entrepreneurs locaux. Il s'agissait de la sorte de promouvoir l'investissement productif local et étranger, un preréquis pour profiter des avantages commerciaux prévus.

[34]. Cette initiative comprenait de nombreuses propositions et mesures, notamment à l'égard de la dette latino-américaine, mais l'élément central, qui est aussi la partie la plus improvisée de l'Initiative, sera la proposition de faire des Amériques un seul et unique grand marché. La proposition était d'autant plus novatrice qu'elle reprenait, pour l'élargir à l'échelle du continent, l'idée de partenariat économique avancée dans l'Initiative pour le Bassin des Caraïbes, et qu'elle associait étroitement la croissance économique à l'établissement de la démocratie, au respect des droits de l'Homme et surtout, à l'accès réciproque aux marchés.

[35]. Voir à ce sujet, Andrew Hurrell, "Latin America in the New World Order: A Regional bloc of the Americas". International Affairs, Vol 28, n
*1, janvier 1992, pp. 121-139 ; Juan Alberto , K. Fuentes, "Entre la diversidad y la incertidumbre: la economia de America Latina y el Caribe en los 90. Nueva Sociedad"; n
* 117, janvier-février 1992, pp. 29-37 ; Abraham F. Lowenthal, "Rediscovering Latin America", Foreign affairs, , Vol. 69, n
* 4, automne 1990, pp. 387-404 ; Clark W Reynolds, "International Perspectives: the United States and Latin America: Toward sa Theory of Interdependance and Full Exchange", Business Economics , , Vol. 27, n 3, juillet 1992, pp. 49-54 ; Richard Weisskoff, "Income distribution and Enterprise of the America's Initiative", Journal of Interamerican Studies and World Affairs, Vol.33 ndeg. 4, hiver 1991, pp. 111-132 ; Eduardo Gitli, "Latin American Integration and the Enterprise for the Americas" Journal of World Trade; Vol. 26, n
*1, août 1992, pp. 25-45.

[36]. Rares sont les pays d'Amérique latine qui n'ont pas été tentés par cette possibilité, à commencer par le Chili et l'Argentine, deux pays considérés généralement comme remplissant les conditions d'une telle accession.

[37]. Il est intéressant de relever à ce propos avec Winham à quel point les positions canadienne et mexicaine étaient similaires lors de ces négociations. (Gilbert R. Winham, NAFTA and the Trade Policy Revolution of the 1980s : A Canadian Perspective", International Journal, Vol. XLIV, été 1994, pp. 472-508. Voir également pour le Canada, Michaël Hart, Decision at Midnight. Inside the Canada-Us Free-Trade negociations, Vancouver, University of British Columbia Press, 1994).

[38]. La crise financière que devait traverser le Mexique en 1982 et la crise économique et constitutionnelle que devait connaître de son côté le Canada en 1981 ont indubitablement eu pour effet de précipiter le cours des événements. Mais, il ne faudrait pas pour autant mésestimer le fait, premièrement, que les politiques nationales suivies jusque là avaient montré depuis quelque temps déjà leurs limites évidentes ; deuxièmement que, dans un cas comme dans l'autre, les pressions très fortes de la part des milieux d'affaires n'ont pas été sans influencer la décision des pouvoirs publics de se tourner vers les États-Unis ; et troisièmement, que le climat d'incertitude qui planait alors sur les relations bilatérales avec ces derniers ne rendait leur économie que plus vulnérable.

[39]. Encore aujourd'hui, on ne saurait trop que souligner le rôle particulier que jouent ces deux pays dans le dossier du libre-échange, non sans chercher d'ailleurs à prendre une certaine distance vis-à-vis des politiques souvent unilatérales de leur puissant voisin ni défendre, en matière commerciale notamment, des politiques qui, à défaut d'être totalement autonomes, n'en témoignent pas moins d'une certaine volonté de leur part de garder la haute main sur une politique étrangère qui a perdu beaucoup de son lustre d'antan. En ce sens, dans le cas du Canada par exemple, il est sans doute difficile de ne pas établir un lien étroit entre la stratégie commerciale américaine et celle que poursuit de son côté la diplomatie canadienne, ainsi qu'en témoignent les accords bilatéraux que ce pays a été amené à signer, comme celui qui a récemment été signé à Ottawa, le 18 novembre 1996, par le premier ministre, Jean Chrétien, et le président du Chili Eduardo Frei, accord qui doit entrer en vigueur en juillet de cette année, et celui qui, plus tôt dans l'année, a été signé le 27 juillet, avec Israël, ou encore les nombreuses initiatives que le Canada a pu prendre ces derniers temps, que ce soit dans le cadre du Dialogue transatlantique, de l'Organisation des États américains (OEA) depuis son entrée récente, du Forum de coopération économique de l'Asie et du Pacifique (APEC), ou encore de l'OMC, notamment à propos des mécanismes d'examen des accords régionaux. Mais d'un autre côté, il n'en demeure pas moins que, sous bien d'autres aspects, que ce soit dans le cadre de la nouvelle stratégie commerciale qui a été définie en février 1996 ou autrement, comme on a pu le constater à propos de la loi Helms-Burton, le Canada entend poursuivre une politique étrangère qui soit non seulement indépendante de celle des États-Unis mais lui permette également d'arbitrer, au mieux de ses intérêts commerciaux, entre la relation privilégiée avec les États-Unis et des relations plus étroites qu'il entend développer avec ses autres grands marchés.

[40]. USA, Economic Report of the President, janvier 1993, p. 311. Voir également, GATT, Examen des politiques commerciales. États-Unis, Genève, vol. 2, 1994, p. 13.

[41]. "La politique commerciale des États-Unis vise à réduire les obstacles, les distorsions qui faussent les échanges, tant dans le pays qu'à l'extérieur, de façon que les forces du marché puissent jouer librement et que le commerce puisse se développer. Ces mesures devraient contribuer à relever les niveaux de vie, à promouvoir le plein emploi et à développer la production de biens et de services. (....)

La politique commerciale des États-Unis, comme celle qu'ils mènent dans tous les domaines, est fondée sur la foi dans suprématie du droit et l'efficacité de l'économie de marché. Tous les aspects de leur politique économique ont pour but d'accroître la prospérité du peuple américain et de contribuer au progrès économique mondial. (...)

L'un des principes fondamentaux de la politique commerciale des États-Unis est qu'il faut promouvoir un système de commerce multilatéral fondé sur des règles claires et efficaces, s'appliquant à tous les participants. (...) De façon générale, la politique américaine a pour objet d'éliminer les pratiques commerciales déloyales, ainsi que les mesures protectionnistes et autres politiques qui faussent les échanges, dans le pays et à l'extérieur. (...) GATT, Examen des politiques commerciales, États-Unis, Genève, Vol. 2, 1992, p. 8)"

[42]. La Stratégie économique nationale du président Clinton comporte cinq volets : i. mettre de l'ordre dans les finances publiques de la nation ; ii. adapter les entreprises et les travailleurs aux changements technologiques et à la globalisation de l'économie, notamment par l'augmentation des investissements publics dans l'enfance, l'éducation et la formation, la science et la technologie, et les infrastructures et par des mesures fiscales incitatives destinées à encourager les investissements des entreprises et des ménages dans les ressources physiques, scientifiques et humaines ; iii. modifier la fiscalité pour rétablir la justice fiscale entre les différentes catégories de contribuables ; iv. réinventer le gouvernement fédéral ; et v. lier la stratégie économique domestique à la stratégie économique internationale fondée sur la libéralisation des échanges à l'échelle mondiale.

[43]. L'influence du courant stratégique au sein des conseillers économiques est manifeste. Du moins, lors du premier mandat. Elle est d'autant plus marquée que, par delà le volontarisme qui l'anime, on dénote une très nette volonté de ne pas s'en tenir aux seuls jeux du marché en matière d'avantages compétitifs, avec le résultat que, si les conditions de la croissance de l'économie américaine dépendent de son degré de compétitivité sur les marchés internationaux, il incombe aussi à l'État, ainsi relégitimé après plus de dix ans de néolibéralisme, d'agir de concert avec les entreprises de manière telle que les asymétries dans la concurrence sur ces marchés soient corrigées d'une part et que les marchés américains soient en parfaite symbiose avec ceux dans lesquels oeuvrent ces dernières à l'extérieur, d'autre part.

[44]. L'Union européenne représente 38,6 % des exportations et 37,1 % des importations mondiales. L'ALENA (États-Unis inclus) et la Zone de libre-échange des Amériques (ALENA inclus) représentent, respectivement, 17,2 % et 20,2 % des exportations mondiales et 19,8 % et 23,4 % des importations mondiales. Le Forum CEAP représente 48,4 % des exportations et 46 % des importations mondiales. Sans les trois pays de l'ALENA et le Chili, l'ensemble APEC* représente 27,9 % des exportations et 25,9 % des importations mondiales.

[45]. Les calculs tiennent compte des dédoublements dûs à la participation du Canada, du Chili, du Mexique et des États-Unis à l'APEC.

[46]. United States of America, Economic Report of the President, février 1995, p. 220.

[47]. ibidem.

[48]. La part des États dans le commerce international des deux pays, qui était déjà très élevée, a progressé, entre 1989 et 1995, de plus de 10 points de pourcentage dans le cas du Canada et de près de 13 points dans celui du Mexique en ce qui a trait aux exportations, pour se situer à plus de 80 % dans le premier cas, et à près de 84 % dans le second, et de plus de trois (3) points de pourcentage et de plus de six (6) points dans le cas des importations, pour s'élever, en 1995, à près de 67 % pour le Canada et à près de 75 % pour le Mexique. À l'inverse, le Canada a vu sa part dans les exportations et les importations américaines ne progresser que d'environ un point de pourcentage entre 1989 et 1995, pour se stabiliser autour de 22 %, dans le cas des exportations et autour de 19 % dans celui des importations ; le Mexique a, quant à lui, vu sa part dans les exportations américaines passer, entre 1989 et 1994, de 6,9 % à 9,9 %, pour chuter à 7,8 % en 1995, une chute imputable à la dépréciation brutale du peso, et sa part dans les importations américaines, passer de 5,6 % à 7,3 % entre 1989 et 1994, et à 8,1 % en 1995. Les données sont tirées de l'annuaire commercial du FMI (Direction of Trade Statistics, Yearbook, 1995)

[49]. le Canada occupe le deuxième rang en ce qui a trait à la destination des investissements américains dans le monde, soit, pour 1995, 11,4 % des investissements totaux (contre 21,2 % en 1981 ; en termes de stocks), derrière le Royaume-Uni (16,8 %), et le cinquième rang pour l'origine (8,4 %), derrière le Royaume-Uni (23,6 %), le Japon (19,4 %), les Pays-Bas (12,1 %) et l'Allemagne (8,6 %). Il est indéniable par ailleurs que, dans le cas du Mexique, on a assisté à un accroissement des investissements internationaux ainsi que le montre l'étude comparative de la CNUCED dans son rapport de 1995 : entre 1990 et 1992, les entrées de capitaux ont représenté 6,2 % du PIB, contre 5,9 % pour le Chili, 2,2 % pour l'Argentine, 1 % pour la Colombie et - 0,3 % pour le Brésil. Ces chiffres contrastent avec ceux enregistrés entre 1984 et 1989, négatifs (de - 0,4 %) dans le cas du Mexique comme dans celui des autres pays d'ailleurs à l'exception de la Colombie (UNCTAD, Trade and Development Report, New York, 1995, p. 86).

[50]. Rappelons que c'est le 15 décembre 1993, que la réunion ministérielle du GATT en est arrivé à un compromis qui permettra de boucler les négociations commerciales multilatérales de la Ronde Uruguay. Les accords, qui portent création de l'OMC, seront signés le 15 avril 1994 à Marrakech. L'année suivante, lors du Sommet du G7 à Naples en juillet, le président Clinton subira la rebuffade des autres membres qui refuseront de poursuivre les négociations post-Uruguay dans le cadre d'un vaste programme de libéralisation des échanges présenté par les États-Unis sous le nom de "Commerce an 2000" et de procéder au renouvellement des organisations économiques internationales.

[51]. C'est au mois de juillet 1993, lors du Sommet du G 7 de Tokyo, le président Clinton proposera la création d'une "Communauté du Pacifique" et, par la même occasion, suggérera que l'assemblée générale du Forum de coopération économique du Pacifique (APEC) se tienne dorénavant au niveau des chefs d'État et de gouvernement des 15 pays membres. Le Sommet de Seattle de novembre 1993 sera ainsi le premier sommet du genre. Vers la fin de l'année 1994, le 5 novembre, les pays de l'APEC s'entendront entre eux pour mettre en place dans le Pacifique une zone de libre-échange d'ici 2010 pour les pays industrialisés, d'ici 2015 pour les pays à revenu intermédiaire, d'ici 2020 pour les pays les moins développés, dont la Chine.

[52]. Il faut noter que les États-Unis ont repris à leur compte l'initiative canadienne lancée en ce sens en 1994.

[53]. Mentionnons que le lecteur trouvera dans la revue Journal of Interamerican Studies and World Affairs, volume 39, ndeg.1, printemps 1997, un dossier complet sur les relations entre les États-Unis et l'Amérique latine.

[54]. Entente de coopération avec l'OCDE,

[55]. Deux rapports importants furent présentés lors du premier Sommet ministériel tenu à Denver en juin 1994 : "Analytical Compendium of Western Hemisphere Trade Arrangements" ; et, "Toward Free Trade in the Americas". La BID présenta de son côté un rapport intitulé : "Protection, Preferential tariff Elimination and Rules of Origin in the Americas". Lors du second sommet ministériel, tenu à Carthagène en mars 1996, une version plus à jour du Compendium a été soumise aux ministres. La BID a, de son côté, présenté un nouveau document de travail : "Rules of Origin in Preferential Trade Agreements in the Americas".

[56]. Le Comité a été créé en 1993, par la Résolution 1220 de l'assemblée générale. Le mandat du Comité est de suivre l'évolution et les progrès du commerce dans les Amériques, de procéder aux études et de formuler des recommandations susceptibles d'améliorer le commerce entre les pays membres. Le nouveau comité vient remplacer l'ancien Comité spécial sur la consultation et la négociation (CECON)

[57]. Le rôle de l'Unité de commerce est de fournir l'information technique aux membres dans le domaine du commerce, de veiller à la coordination des organisations régionales et sous-régionales, d'améliorer les systèmes d'information en matière de commerce et de procéder aux études sur tout sujet en matière de commerce. L'Unité relève du bureau du secrétaire général. Il faut noter qu'une autre unité a aussi été créée : l'Unité pour la promotion de la démocratie ; de même qu'un comité pour les questions de sécurité dans l'hémisphère.

[58]. La CEPALC est responsable des documents produits conjointement avec l'OEA et la BID : "Toward Free Trade in the Western Hemisphere (15 septembre 1994), "The Fight against poverty in the Hemsiphere Agenda" (30 novembre 1994) ; "Reflections on Ways to Approach the Topic of the Free Trade of the America's"

[59]. La BID a mis sur pied, en septembre 1994, une Division sur l'intégration et le commerce, qui relève du Département de l'intégration, du commerce et des questions hémisphériques, ainsi que des programmes régionaux. L'Institue for Latin American Integration (INTAL) relève de cette nouvelle division.

[60]. Un Comité de liaison a été mis sur pied par l'OEA et la BID en vertu de l'accord de coopération signé entre ces deux organismes le premier juin 1995.

[61]. Ainsi le Brésil et le Canada se sont-ils portés volontaires pou coordonner les activités en matière de démocratie et de droits de la personne. Le Mexique est quant à lui responsable du dossier de l'éducation alors que les États-Unis sont responsables des dossiers de la finance, des narcotiques et de l'énergie.

[62] Sommet des Amériques. Réunion ministérielle sur le Commerce, Déclaration conjointe, Denver, 30 juin 1995.

[63]. 29 juin-2 juillet 1995.

[64]. Rappelons que c'est de cette manière que le GATT fut mis en place en 1947.

[65]. Les États-Unis ont fixé cinq conditions préalables à l'accession : un degré raisonnable de stabilité monétaire, de faibles protections tarifaires, une politique économique orientée sur la libéralisation des marchés, l'existence préalable de relations et d'accords de coopérationcommerciaux et financiers avec eux, et enfin la présence d'un régime démocratique. Voir à ce sujet Gary Clyde Hufbauer et Jeffrey J. Schott, NAFTA. An Assesssment, Washington, Institute for International Economics, 1993.

[66]. Le résultat le plus tangible a été la signature d'un plan d'action liant un développement viable du continent à la lutte contre la pauvreté et à la protection de l'environnement. Le plan détaillé définit en 65 initiatives les enjeux institutionnels, financiers, écologiques et technologiques.

[67]. Mentionnons également le rôle joué par le Canada dans la contestation de la loi Helms-Burton.

[68]. Ce sont ses structures particulières qui font d'ailleurs dire à de Almeida qu'il s'agit là d'un "hybride conceptuel"(Paulo R. de Almeida "Presentacion", dans José Angelo Faria, O MERCOSUL : Principios, Finalidade e Alacance do Tratado de Asunçâo, Ministerio das relaçôes Exteriores, Brasilia, 1993. p. ix). Il ne s'agit pas d'un simple accord commercial, doté de structures dites souples comme dans le cas de l'ALENA, puisqu'on y retrouve également, entre autres, une assemblée parlementaire, des conseils économiques et sociaux et des groupes de travail (dix). Les influences sont nombreuses. Si le Traité de Rome a été une source d'inspiration importante sur le plan institutionnel, les signataires du traité d'Asunción se sont aussi inspirés du GATT, et même de la Convention de 1944 créant le BENELUX et du Protocole de La Haye de 1947. Quoi qu'il en soit, c'est en décembre 1994 à Ouro Preto (Brésil) que le projet a été définitivement scellé, le protocole signé par les présidents des quatre pays concernés attribuant au MERCOSUR une personnalité juridique internationale.

[69]. Pacto de Integración y de Cooperación Económica Argentina-Brasil.

[70]. Yves Chaloult, "Transnacionalizacao das praticas sindicais", Revista Brasiliense de Politicas Comparadas, à paraître, 1997.

[71]. Sedi Hirano et Dae Won Choi, "Globalizaçâo e Regionalizaçâo : América Latina e a Nova Ordem Mundial", dans Marilia Costa Morosini (dir.), Universidade no MERCOSUL, Cortez Editora, Sâo Paulo, 1994, pp. 73-79.

[72]. H. Alimonda, "MERCOSUR, Democracy, and Labour", Latin American Perspectives, Vol. 21, ndeg. 4, automne, pp. 21-33.

[73]. Contrairement à l'ALENA, le MERCOSUR se définirait comme un véritable bloc économique. Il est intéressant de relever d'ailleurs que le Brésil a clairement défini sa position dans les négociations commerciales pancontrinentales : le plan proposé avant la réunion de Santa Cruz de décembre 1996 était d'examiner d'abord les moyens de favoriser le commerce puis de passer à l'harmonisation des règles commerciales et, seulement ensuite, de discuter de l'accès aux marchés.

[74]. Le Sommet du MERCOSUR, qui s'est tenu à Buenos Aires au mois de juin de 1996, aura permis de constater le rôle de leadership qu'entendait jouer le Brésil dans les négociations commerciales pancontinentales, ainsi que les prétentions nouvelles de cet ensemble économique dans la région.

 

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