Actes des colloques du CRI


  • Mythes, contraintes et pratiques
    00/06/09

    Envahir l'espace


    Michel Parazelli
    Professeur
    École de travail social
    Université du Québec à Montréal
    "ÊTRE chez soi dehors : L'imaginaire familialiste des jeunes de la rue et l'intervention"

Résumé

Les pratiques de sociabilité des jeunes de la rue de Montréal ne sont pas très différentes de celles des jeunes de la rue fréquentant Toronto et Ottawa. Mathews ( 1994 : 121 ) et Caputo et coll. ( 1994b : 18-19 ) ont observé une tendance à reproduire le schéma familial dans leurs relations d'amitié entre pairs sans nécessairement assurer une stabilité dans ces relations. Fuir une famille ou un milieu qui ne répond pas à ses désirs d'identification ne résout pas pour autant le problème du manque ( absence de place sociale ). C'est pourquoi, la projection familialiste des rapports sociaux dans le groupe de pairs représenterait un soutien d'identification permettant au jeune d'échapper à la famille réelle ( Taracena et Tavera, 1998 : 78 ; Blanc, 1994 : 41 ). Mais, la société n'est pas une famille. Bien que le groupe puisse procurer un réel sentiment de protection nécessaire à l'adolescence, la projection familialiste opérée inconsciemment par ces jeunes constitue ce que Mendel ( 1992 ) appelle une “ régression psychofamilialiste ” qui peut verrouiller les rapports sociaux avec des adultes assimilés à l'autorité parentale potentiellement menaçante pour la “ famille de jeunes de la rue ”. Ce phénomène de projection familialiste peut aussi donner un sens aux modes privatifs d'appropriation de l'espace public par ces jeunes qui disent “ se sentir chez eux ” dans la rue  ; structurant ainsi un imaginaire de l'autonomie naturelle ( Parazelli, 1998 ). Étant donné l'évacuation systématique des jeunes de la rue de leurs lieux d'appartenance dans le contexte de revitalisation urbaine du centre-ville de Montréal et ce, surtout depuis 1994, les contraintes répressives ont contribué à déstructurer leur potentiel de socialisation. De plus, les jeunes de la rue, souvent perçus comme des nuisances au développement économique urbain, n'ont pas d'espace démocratique de revendication de leurs droits urbains. Confinés dans le champ de l'infra-politique, les jeunes de la rue ne peuvent développer une véritable autonomie sociale en accédant au statut de sujet tel que défini par Touraine ( 1994 ) et que l'on désigne aussi par la citoyenneté.

Afin de proposer une alternative à la répression et au repli familialiste, une expérience pilote de socialisation démocratique a été réalisée et soumise à l'évaluation pendant une année ( avril 1998 — mars 1999 ). Il s'agit d'une forme d'action communautaire développant l'autonomie sociale d'une vingtaine de jeunes montréalais de la rue dans le contexte d'un exercice actif de la citoyenneté. L'organisation de cette forme d'action collective s'inspire des travaux de recherche appliquée de la sociopsychanalyse qui vise à développer le “ mouvement d'appropriation de l'acte ” en tentant d'atténuer les inhibitions liées aux projections familialistes inconscientes. À l'aide d'une équipe de médiation, des échanges intra-collectifs mensuels et inter-collectifs se sont déroulés selon des règles d'interaction communes au sein d'un cadre de concertation et de négociation entre quatre groupes qui communiquaient entre eux par des messages écrits et transmis par une équipe de médiation. Ces groupes étaient constitués des jeunes de la rue ( 2 groupes ), des conseillers municipaux de la Ville de Montréal et des intervenants jeunesse. Les principes, le mode d'organisation et quelques résultats d'évaluation de cette action sont décrits.

Introduction

“ Être chez soi dehors ” est le sentiment exprimé par plusieurs jeunes de la rue qui se définissent en fonction d'une forte appartenance identitaire au milieu de la rue, lui-même investi de valeurs de transgression, de rejet et d'abandon. À travers l'hétérogénéité de leur trajectoire personnelle, ces jeunes tentent de donner un sens à leur vie en s'associant à d'autres jeunes vivant les mêmes conditions selon le modèle familial. Créer une famille fictive est en fait un mode de socialisation par défaut favorisant une certaine emprise sur le manque à combler. Aussi, construire une famille idéale peut susciter l'espoir de substituer la famille réelle source de violence, d'abandon et de rejet. C'est donc à travers un processus d'identification paradoxal à la marge de la rue et à la norme familialiste que ces jeunes tentent de développer ce que j'ai appelé des “ pratiques de socialisation marginalisée ” ( Parazelli, 1997a ). En ce sens, la vie de rue ne peut être considérée comme un vide social, ni de l'errance et encore moins de l'anomie. En plus d'offrir un espace socio-symbolique structuré, la vie de rue représente un enjeu culturel et politique de socialisation dont le passage vers une autre position identitaire peut constituer une issue probable. Malgré l'existence de jugements normatifs moraux qui réduisent de façon simpliste le phénomène, la vie de rue demeure complexe et dynamique et n'est donc pas constructive ou destructive en soi. Par exemple, en plus de procurer un contexte de protection et un sentiment d'être chez soi dans la rue, cette reproduction du schéma familialiste dans les liens sociaux s'inscrit dans une autre dynamique paradoxale : la possibilité que ces jeunes s'enferment davantage dans un univers autosuffisant freinant ainsi d'éventuels passages vers d'autres positions identitaires.

Cette observation ne va pas sans interroger les moyens d'intervention qui s'adressent aux jeunes de la rue. La prise en compte de la dimension politique de la place sociale des jeunes de la rue s'avère alors essentielle si l'on veut éviter que la marge sociale glisse vers l'enfermement public ou la judiciarisation construisant d'autres problèmes beaucoup plus importants encore. Afin de proposer une alternative à la répression et à l'enfermement, une expérience pilote de socialisation démocratique a été réalisée et soumise à l'évaluation pendant une année ( avril 1998 — mars 1999 ) afin d'offrir à une vingtaine de jeunes de la rue une place d'acteurs [1]. Une synthèse de la démarche est présentée dans les pages qui suivent.

L'imaginaire familialiste et le mythe de l'autonomie naturelle

L'imaginaire familialiste des jeunes de la rue est un phénomène international. Il existe autant aux États-Unis ( Plympton, 1997 ), en Amérique latine ( Blanc, 1994 ) qu'en Afrique ( Dube, 1997 ; Ochola, 1997 ). À ce titre, les jeunes de la rue de Montréal ne sont pas très différents des jeunes de la rue fréquentant Toronto et Ottawa. Mathews ( 1994 : 121 ) et Caputo et coll. ( 1994b : 18-19 ) ont remarqué une tendance à reproduire le schéma familial dans leurs relations d'amitié entre pairs sans nécessairement assurer une stabilité dans ces relations. Caputo et coll. ( 1994b : 18 ) nous décrivent les raisons exprimées par les jeunes pour se doter d'une famille fictive:

On trouverait dans la rue un semblant de “ famille ”, identifiée par un nom de rue et dont les membres jouent des rôles précis. Les noms de rue préservent l'anonymat tandis que la présence des “ pères ” et “ mères ” de la rue, plus âgés, procure le sentiment de sécurité ordinairement associé au milieu familial. La culture de la rue répond à un grand nombre de besoins insatisfaits de ces jeunes. Ces derniers disent par exemple que, dans la rue, on les écoute, on les comprend, on se soucie vraiment d'eux. Les jeunes de la rue ont souvent des expériences en commun, ce qui leur permet de comprendre facilement leurs problèmes respectifs.

Les résultats de la recherche doctorale de Plympton ( 1997 : 57-58 ) traitant du rôle joué par la famille fictive auprès de jeunes de la rue américains confirme les propos précédents en identifiant ce que cette construction sociale procure à ces jeunes. Voici un résumé des dimensions que l'auteur a notées :

  • le sens des responsabilités qu'ils n'ont pu acquérir dans leur famille d'origine ;
  • une solidarité face aux adultes représentant une autorité menaçante ;
  • une capacité d'accepter les différences ;
  • une place où se sentir “ normal ” ;
  • un cadre social non seulement pour survivre mais aussi pour jouer ( se récréer ) ;
  • une occasion de donner ; un lieu où apprendre et enseigner à d'autres ;
  • un cadre permettant de se situer dans un rôle pour ne pas être isolé ;
  • l'acquisition d'habiletés de communication et de coopération, des compétences relationnelles ;
  • l'apprentissage du respect des règles et des normes internes et externes afin de maintenir les frontières mouvantes du groupe.

Par ailleurs, Plympton analyse la famille de rue comme un mythe. Selon lui, la construction sociosymbolique entourant la famille de rue confère un ordre au chaos [2]. Elle donne un sens à l'origine ainsi qu'au parcours de ces jeunes et institue de façon précaire un code de savoir-vivre particulier. Ce mythe familialiste permet aussi d'identifier des héros pouvant sauver les jeunes de la rue et parfois, des croyances religieuses accompagnées de rites initiatiques. Bref, l'auteur ( 1997 : 75 ) souligne le rôle fondamental que joue l'imaginaire familialiste dans leurs exigences d'autonomie, d'indépendance par l'appropriation d'un mode de vie notamment.

Each youth experiences a circumscribed and young and often solitary legend. The youths then have a sense that they are the creators of their lifestyle, that there is not a classical divinity from the ethereal beyond who has created their world. As solidly and faithfully as other cultures trust their roots and their sens of belonging, street youths feel uprooted and must search for an anchor of grounding function in their own creation. Street family context serves as this touch point and, without such a context, the youths would feel psychologically abandoned and orphaned.

Précisons que chez les jeunes de la rue, cet imaginaire familialiste constitue la forme sociosymbolique la plus récurrente d'un mythe encore plus fondamental : le “ mythe de l'autonomie naturelle ” ( Parazelli, 1997a  ; 1998 ; 2000 ). Il s'agit de la construction imaginaire d'un lieu “ préhistorique ou post-historique ” ( Rassial, 1990 : 64 ) où l'archétype du survivant et/ou de l'aventurier vient substituer dans une voie de sublimation l'absence de place sociale. Par exemple, cet imaginaire cadre assez bien avec celui de la culture punk où la destruction du monde actuel est un préalable à sa reconstruction anarchique. Cet étayage culturel permet aux jeunes de la rue de donner un sens à ce qu'ils vivent comme une absence de fondements des règles de la vie sociale. Selon Rassial ( 1990 : 64 ), l'un des caractères séduisants de l'anarchie pour les adolescents est de projeter une “ utopie d'une société sans autre loi que “ naturelle ”, naturellement bonne ”. L'imaginaire familialiste des jeunes de la rue peut alors être compris comme une tentative de se remettre au monde en choisissant sa filiation par la réédification symbolique du cadre de socialisation primaire. En effet, fuir une famille ou un milieu qui ne répond pas à ses désirs d'identification ne résout pas pour autant le problème du manque ( absence de place sociale ). C'est pourquoi, la projection familialiste des rapports sociaux dans le groupe de pairs représenterait un soutien d'identification permettant au jeune d'échapper à la famille réelle ( Taracena et Tavera, 1998 : 78  ; Blanc, 1994 : 41 ).

Modes d'intervention et dimension politique de la place sociale des jeunes de la rue

Les dimensions politiques de la place sociale des jeunes de la rue ne sont pas considérées actuellement dans les recherches nord-américaines traitant des modes d'intervention auprès des jeunes de la rue. Les revues de littérature de Fortier et Roy ( 1996 ) et de Fournier et Mercier ( 1996 ) en ce qui a trait aux services et aux modes d'intervention auprès des jeunes de la rue en Amérique du Nord ainsi que les travaux de Caputo et coll. ( 1998 ; 1994a ; 1994b ) dans certaines provinces canadiennes font état d'un certain nombre de stratégies généralement adoptées : des interventions visant une meilleure accessibilité aux services, l'outreach ( ex. : travail de rue, approche par les pairs, unités mobiles, etc. ) ; le suivi continu et individualisé ( ex. : problèmes psychologiques, de santé, etc. ), les modifications de comportements et l'acquisition de nouvelles habiletés, les approches misant sur l'empowerment volontaire des jeunes ( ex. : refuges multiservices, école alternative, théâtre, etc. ) et les mobilisations de ressources locales ( ex. : concertation inter-organismes ). Malgré leur diversité, ces stratégies dites préventives ou organisées en fonction de l'urgence, sont essentiellement centrées sur la satisfaction de besoins précis face à des problématiques multiples d'où la fragmentation des pratiques d'intervention : la transmission du VIH-Sida, la toxicomanie, les problèmes de santé mentale, le raccrochage familial et scolaire, les problèmes d'hébergement, de défense de droits, etc. Bien qu'essentiels dans leur logique respective, les modes d'intervention actuels ont tendance à ne considérer l'existence sociale des jeunes de la rue que dans une perspective épidémiologique de la santé publique programmée par l'état. Le risque social de ce type d'approche est de procéder à une réduction comportementaliste de ces jeunes en les percevant comme un “ sac de symptômes directement observables ” ( Tomkiewicz, 1999 : 49 ).

La médiation collective

La préoccupation pour l'implication des jeunes de la rue dans un processus de socialisation démocratique s'inscrit justement dans une vision de l'intervention qui prend en compte la résistance des jeunes face à l'autorité et au fait que la rue est investie et utilisée par ces jeunes pour se réaliser eux-mêmes en bricolant ainsi un sens à leur parcours d'origine ( Parazelli, 2000c ). C'est en imaginant des interventions collectives qui favoriseront des rapports non menaçants entre des jeunes et des adultes que l'autonomie sociale des jeunes de la rue peut se développer. Les propos que trois travailleurs-ses de rue ( Boisclair, Bélanger et Paris, 1994 : 240 ) ont tenus en 1992 lors d'un colloque international sur les jeunes de la rue à Montréal, témoignent aussi de l'importance de cette orientation de l'action afin de développer chez ces jeunes le sentiment d'exister socialement comme des sujets et non seulement comme des individus à problèmes :

Plutôt que d'individualiser chaque jeune dans ses problématiques, nous faisons en sorte qu'ils se rencontrent et se confrontent pour échanger et négocier un pouvoir au sein d'un collectif. Pour échapper à la hiérarchie verticale, nous avons instauré, avec les jeunes, des espaces démocratiques s'inscrivant dans le cadre d'une action communautaire autonome. Par exemple, dans le cadre de notre projet d'habitat, le groupe de jeunes hébergés négocie avec un comité, formé de jeunes, de bénévoles et de travailleurs. Cette négociation de groupe à groupe permet d'échapper à l'intervention individuelle traditionnelle et l'infantilisation. L'implication de partager un espace commun ouvre à la socialisation.

Le rôle de médiation du travail de rue illustre ainsi la nécessité d'imaginer des pratiques qui visent à restaurer le lien social de façon démocratique de façon à ce que les jeunes de la rue puissent voir que la société n'est pas une jungle. Le monde adulte n'est pas seulement composé de ceux et celles qui nient, rejettent, interdisent et abandonnent, il peut aussi comporter des individus qui écoutent, soutiennent, reconnaissent et accompagnent des jeunes dans leur construction marginalisée de sens où l'expérimentation sociale n'est pas interdite. C'est aussi dans ce sens que le travail de rue appliqué avec une visée médiatrice peut offrir à ces jeunes l'occasion de traverser l'épreuve de la vie de rue par la reconnaissance des efforts associés à ces rituels bricolés par ces jeunes plus souvent qu'autrement de façon individuelle. Cependant, le travail de rue n'est pas une recette magique, il constitue le fragile et essentiel pont dans la marge entre les jeunes de la rue et le monde adulte sans lequel l'isolement des jeunes dans la marge serait assurément plus grand. Mais la question de la place sociale démocratique des jeunes de la rue à Montréal n'est pas pour autant résolue. Jusqu'à très récemment, aucun mode continu d'intervention associative ou institutionnelle ne permettait à ces jeunes de faire reconnaître symboliquement leur place sociale de façon démocratique à Montréal.

Si l'on désire développer l'autonomie sociale des jeunes de la rue par une pratique de médiation collective, il importe d'examiner certains pièges associés à ce désir. Selon Bondu ( 1998 : 156 ), il existe deux orientations de la pratique de médiation sociale : “ la médiation-écran ou la médiation-facilitation du lien social ”. La médiation-écran place le médiateur dans une position de porte-parole des jeunes en devenant un obstacle à l'appropriation de l'acte d'expression, de délibération et d'échange avec le monde adulte :

Tout d'abord, la tentation est fréquente d'occuper une position d'intermédiaire qui consiste à se positionner entre les jeunes et la société, c'est-à-dire entre les jeunes et des adultes ou des institutions. Il est possible ici de décliner différents rôles pervertis du médiateur, qui n'aboutissent qu'à leur propre reproduction car ils entretiennent le vide relationnel entre jeunes et adultes ou acteurs locaux. L'intervenant se fait alors porte-parole, avocat, interprète de son public en direction des pouvoirs publics ou de tel acteur institutionnel, ou encore il est celui-qui-fait-tout-à-la-place-de. C'est le piège dans lequel tombent les acteurs sociaux qui se trouvent dans un processus d'identification aux jeunes, et qui se veulent en empathie totale avec leur public ; [...] Ou bien, à l'inverse, cette position d'intermédiaire est celle de l'acteur qui se trouve institué comme relais, représentant, messager des institutions auprès des jeunes ; dans ce cas, le médiateur se fait le pur et simple agent d'une fonction de “ paix sociale ” ou de régulation sociale. Mais, dans les deux cas, sa position revient à faire écran, à s'interposer ( Bondu, 1998 : 156-157 ).

Tandis que la médiation-facilitation exige une position plus effacée de façon à favoriser l'appropriation du contexte relationnel d'interactions entre les jeunes et les adultes :

Les pratiques de médiation sociale visent à ( re )créer les conditions d'un échange direct entre les jeunes et la société instituée, entre les jeunes et les adultes. Dès lors, l'acteur social impliqué se doit de privilégier une position qui se situe en retrait du plan relationnel entre les deux parties. L'acteur de médiation devient un tiers facilitateur, qui s'attache à établir une circulation directe entre les jeunes et leur environnement, selon une logique de triangulation ( Bondu, 1998 :157 ).

Il reste que la médiation-facilitation ne s'improvise pas. Comment favoriser chez les jeunes de la rue le désir de s'approprier leurs actes afin de négocier avec des adultes représentant l'autorité institutionnelle telle que des élus municipaux par exemple ? Le point suivant vise justement à exposer brièvement les tenants et aboutissants d'une expérience de médiation collective impliquant des jeunes de la rue, des intervenants jeunesse et des élus municipaux afin de développer l'autonomie sociale des jeunes de la rue à Montréal.

Le dispositif de concertation et de négociation de groupe à groupe

Après avoir parcouru l'inventaire des ressources d'intervention disponibles pouvant considérer les dimensions politiques de la reproduction familialiste des rapports sociaux, les travaux appliqués de la sociopsychanalyse se sont avérés les plus utiles. La sociopsychanalyse consiste à relever le défi théorique et pratique de considérer autant les facteurs individuels associés au psychisme que ceux issus du social dans la compréhension des rapports de pouvoir entourant le développement de l'autonomie sociale ( Parazelli, 1997b ). Le fondateur de cette approche, le psychanalyste et sociologue Gérard Mendel ( 1992 ), a développé un dispositif socio-organisationnel qu'il applique depuis 30 ans avec son équipe en Europe [3] ainsi qu'en Amérique latine.

L'approche sociopsychanalytique postule que les personnes possèdent plus de capacités qu'elles ne le croient pour penser et agir par elles-mêmes si les conditions essentielles sont réunies. Même si on peut établir un rapprochement, cette approche est à distinguer du concept d'empowerment [4] utilisée en Amérique du Nord. Selon Mendel, pour que soit socialement et politiquement possible un mouvement collectif d'appropriation de l'acte, il est nécessaire de développer une manière démocratique de vivre en société. Dès lors, pour l'intervenant-médiateur, il s'agit de trouver une façon d'atténuer la reproduction de schémas mentaux de type familialiste ( hérités depuis l'enfance ) au sein d'organisations dont les rapports ne sont objectivement pas familiaux mais sociaux afin de ne pas confondre le privé et le public ou l'autorité et la compétence. Ici, Mendel pose un questionnement fondamental pour le potentiel d'émancipation des pratiques démocratiques. Il nous invite à prendre en compte la dimension structurante du psychisme inconscient du sujet dans l'établissement de ses rapports sociaux. Parmi ces influences, il insiste particulièrement sur les conséquences du phénomène de la culpabilité inconsciente provenant de l'institution familiale sur les actes sociaux ( 1992 : 19 ) :

Le mouvement d'appropriation de l'acte s'accomplit dans la réalité extérieure. Or, pour l'inconscient, la réalité extérieure - dont la société -, c'est encore et toujours la famille de l'enfance du sujet. Les grands de ce monde, les supérieurs hiérarchiques, l'ordre social, c'est, pour l'inconscient du sujet, la famille de son enfance ( ainsi peuvent se comprendre certains phénomènes collectifs, tels que le nationalisme, la xénophobie, le racisme, le “ culte de la personnalité ”, certains grands mouvements passionnels collectifs ). Comment oser revendiquer l'appropriation de son acte alors que le monde “ légitimement ” appartient aux parents, aux grands ? Il ne serait pas suffisant de dire que, pour l'inconscient de chacun, la société est une famille : elle est sa famille, avec les diverses particularités individuelles qui ont marqué subjectivement et objectivement une enfance particulière.

Pour atténuer le glissement familialiste du social [5], Mendel a conçu et expérimenté un dispositif socio-organisationnel ( appelé aussi dispositif institutionnel ) permettant une forme de socialisation qu'il qualifie de “ non identificatoire ” c'est-à-dire, “ [...] les formes de socialisation dont le vecteur n'est pas l'identification aux adultes, mais un rapport direct et généralement collectif à la réalité sociale ” ( 1992 : 98 ).

L'organisation du dispositif

Dans une première étape, le dispositif consiste à regrouper les individus impliqués dans l'organisation selon la nature de leurs actes de travail en formant ce qu'il appelle des “ groupes institutionnels homogènes ”. En effet, le mouvement d'appropriation de l'acte n'émerge pas du vide, il s'enracine dans une pratique partagée avec d'autres individus ayant à produire les mêmes actes. Par exemple, pour le projet pilote qui a été expérimenté, il s'agissait de créer quatre groupes distincts, composés respectivement d'intervenants jeunesse d'élus municipaux et de jeunes de la rue ( deux groupes ) [6]. De tels regroupements permettent de renforcer la capacité des individus à s'approprier leurs actes de travail ainsi que leurs effets. Ils supposent en effet l'existence d'un intérêt mutuel, pour des gens qui font le même travail, à partager leurs points de vue sur les difficultés de leurs tâches et les voies d'amélioration souhaitées au moyen d'un dialogue intracollectif ( il n'y a donc pas de rencontres face à face entre les groupes ). Pour former ces regroupements, il est nécessaire de bien distinguer les catégories d'actes de travail ou de cerner des traits de similarité dans la production du travail au sein d'une organisation et de ne pas masquer ces différences, au nom du partenariat par exemple. Le groupe homogène représente l'unité structurelle du dispositif ( Rueff-Escoubès, 1997 : 188 ). Il est homogène selon la communauté d'activité de ses membres ( ex. : jeunes de la rue de Montréal ), selon le statut institutionnel ( ex. : élus municipaux de la Ville de Montréal ) et selon le type de rapports entretenus avec d'autres organismes ( ex. : intervenants jeunesse de différents organismes mais qui interviennent tous directement auprès des jeunes de la rue du centre-ville ).

La deuxième étape consiste à inviter les groupes homogènes à une communication intercollective par la médiation d'une tierce personne qui agit comme un relais de transmission des demandes et des réponses entre les différents groupes. Pour Mendel, il est capital que chaque groupe soit informé ( par écrit ) des échanges produits entre tous les autres groupes et que les interférences inutiles, telles que les conflits de personnalité, soient minimisées. La négociation des changements ou des développements au sein de l'organisation se fait alors de groupe à groupe et non de façon individuelle. L'émergence du mouvement de l'appropriation de l'acte exige donc une structure qui redonne aux individus l'occasion d'accéder à la maîtrise de quelque chose par un discours collectif devenant le vecteur d'appartenance d'une implication collective. Toutefois, c'est aussi parce que la structure du dispositif modifie les formes d'organisation habituelles des acteurs impliqués que des réactions de recul peuvent survenir à la suite d'une avancée. Mendel ( 1997 : 112 ) précise que le fait d'avoir un réel pouvoir sur ses actes peut créer des mouvements psychologiques de culpabilité inconsciente vécus comme des transgressions de l'autorité parentale, amenant par exemple les acteurs à nier leur propre réalisation. Le rôle du médiateur [7] est alors important pour accompagner le groupe dans l'identification de ces manifestations, rappeler aux participants ce qu'ils ont déjà accompli et souligner le fait que tout changement important de comportement est souvent accompagné de ce mouvement de recul.

En fait, ce qui est principalement à l'oeuvre dans ce type d'exercice collectif, c'est une action sur la division technique du travail social : “ c'est à la déliaison de l'acte global de travail, provoquée par la division technique et organisationnelle, que s'oppose la reliaison par le dispositif ” ( 1992 : 71 ). En effet, comment s'approprier ses actes en l'absence d'une vision complète de l'action produite  ? Le pouvoir de l'acte social, qu'il soit communautaire, institutionnel ou industriel, ne peut alors être perçu ni même envisagé comme un droit compte tenu de la fragmentation généralisée des activités sociales et de production qui favorise la dispersion de la vie humaine en autant d'identités partielles qu'il existe de fonctions et d'expertises professionnelles spécialisées. Mendel ajoute que, dans le contexte de crise de l'autorité que nous connaissons actuellement, les médiations sociosymboliques traditionnelles telles que la religion, le Père, la Loi, etc., servent de moins en moins de guides socioculturels de la vie en société. Plutôt que de tenter un retour en arrière nostalgique où il s'agissait d'obéir aux pouvoirs autoritaires pour savoir bien agir en société, le sociopsychanalyste nous propose un nouveau point de repère sociétal qui est cette forme socio-organisationnelle favorisant le mouvement d'appropriation de l'acte. Bien appliqué, ce dispositif permet aux individus en cause de poser un jalon de plus à la constitution d'un sujet historique à partir duquel le sentiment d'identité se formera non pas seulement en fonction d'archaïsmes familiaux, d'un décret institutionnel ou religieux, mais d'un acte social ( de travail ) communément approprié. C'est en fait le défi de toute organisation collective qui veut donner à l'expression “ pratiques démocratiques autonomes ” le sens pratique de son éthique ( Parazelli, 1997b ).

Voyons maintenant la structure et les principes d'organisation du dispositif tels qu'ils ont été expérimentés avec des jeunes de la rue, des intervenants jeunesse et des élus municipaux.

Le but du dispositif-Mendel auprès des jeunes de la rue
Favoriser l'autonomie sociale chez les jeunes de la rue dans un contexte de négociation avec des intervenants jeunesse et des élus municipaux.

L'objectif du dispositif

Amorcer un processus de socialisation démocratique favorisant un mouvement d'appropriation de l'acte dans le contexte d'un exercice actif de la pratique démocratique impliquant un dialogue entre des jeunes de la rue, des intervenants et des élus municipaux. Il faut bien comprendre ici que le dispositif ne constitue pas une technique de résolution de problèmes. Les échanges au sein du dispositif peuvent déboucher sur des actions ultérieures mais demeurent imprévisibles parce que c'est la créativité des groupes qui offre les assises du mouvement d'appropriation de l'acte.

Cinq règles méthodologiques

À partir de l'expérience d'intervention du groupe Desgenettes, Rueff-Escoubès ( 1997 : 191 ), a identifié cinq règles méthodologiques régissant le dispositif visant à instituer des conditions égalitaires ( même droit de réunion, d'expression et d'obligation de réponse ) :

  1. C'est à propos de l'acte de travail que les personnes se réunissent ( les jeunes de la rue, les actes de leur vie de rue ).
  2. L'unité de base du dispositif n'est pas l'individu isolé mais le groupe homogène institutionnel ou groupe de pairs. Le fait d'être homogène permet aux participants de mieux repérer leur situation étant donné les intérêts qu'ils ont en commun et qu'ils partagent les conditions d'exercice de leur vie de rue ou de leurs actes de travail ainsi que la marge de pouvoir dont ils disposent à ce sujet.
  3. Le groupe homogène n'est pas un huis clos. Il s'inscrit dans un rapport avec les autres niveaux de l'institution ( ici la rue est une composante institutionnelle de la municipalité, les jeunes de la rue avec les élus municipaux et les intervenants jeunesse qui y travaillent ). Ces rapports se font exclusivement de groupe à groupe, ce qui est protecteur pour l'individu et conforte le sentiment d'appartenance et d'identité collectives.

4. La communication entre ces différents groupes est indirecte, elle se fait par la médiation d'un tiers et d'un écrit. La communication indirecte affaiblit les investissements affectifs favorisant le psychofamilialisme inconscient et permet au groupe de se concentrer sur les réalités qui affectent l'appropriation des actes de ses pairs. Ceci favorise de part et d'autre une élaboration de ce qu'on souhaite dire, plutôt que des impulsions, et protège également les personnes. Ce tiers est assumé par ce que le groupe Desgenettes appelle “ l'intervenant” et que nous appelons “l'équipe de médiation” ( pour ne pas confondre les termes avec le groupe d'intervenants jeunesse ). Bitan-Weisztfeld et Rueff-Escoubès ( 1997 : 108 ) qualifient la fonction de l'intervenant d'accompagnement du groupe :

Il s'agit d'un accompagnement sous-tendu par la compréhension du fait que le processus de réflexion et d'élaboration collective est une phase créative qui doit rester propriété du groupe en analyse. L'intervenant doit parfois la porter, parfois la guider sans se poser en modèle d'expert ou occuper une place qui relèverait de la formation traditionnelle, c'est-à-dire d'une relation d'autorité. [...] Quoi mieux que la psychanalyse nous a appris quels étaient les effets et les dommages d'une relation d'autorité, fut-elle non autoritariste, dans l'écrasement de la créativité des personnes et de leur liberté de penser ? Il s'agit en cours d'intervention de permettre l'actualisation des potentialités ; de rendre possibles des virtualités. Cet aspect du travail d'intervention ne consiste pas à comprendre les rapports sociaux en jeu ni encore moins les fantasmes ou les vécus en cours, mais d'accompagner le mouvement d'appropriation de l'acte.

5. Il y a obligation de réponses des autres niveaux institutionnels ( principe de réciprocité des relations ), réponses argumentées y compris lorsqu'elles sont négatives. Il y a là ( outre l'exercice du pouvoir de l'acte ) l'apprentissage d'une approche collective de la négociation démocratique. Aussi, chacun des groupes en présence est tenu informé de toutes les communications ( droit d'expression et devoir de réponse ) qui circulent dans le dispositif. Il va de soi que le respect de cette règle implique de répondre directement aux questions formulées.

Quelques résultats partiels de l'évaluation du projet pilote [8]

L'application restreinte de ce dispositif auprès de quatre groupes homogènes d'acteurs a permis non seulement d'en expérimenter les effets mais aussi d'en percevoir le potentiel et les limites. De façon générale, la forme collective de négociation du dispositif telle qu'adaptée à la réalité des jeunes de la rue a été fortement appréciée par presque tous les participants. Ceux-ci en ont proposé le développement par l'ajout de nouveaux groupes d'acteurs ( policiers, commerçants, etc. ). Vingt-deux jeunes se sont impliqués pendant la durée du dispositif en se relayant dans le dialogue en cours dont les traces étaient consignées dans les comptes rendus ainsi qu'un résumé des communications. Le tableau synthèse qui suit expose des données quantitatives de la participation selon les groupes :

Groupes : 1er groupe de jeunes 2ème groupe de jeunes Intervenants Élus municipaux Équipe de médiation
Nombre de personnes 4 femmes

8 hommes

1 femme

9 hommes

4 3 2
Nombre de rencontres 12 5 7 5 40
Participation moyenne lors des rencontres 5 6 3 2 2
Nombre de communications transmises ( quest. et rép. ) 13 4 7 12  
Durée moyenne des rencontres 2h15 2h30 1h15 1h15 30 min.

Au nombre de 36, les communications échangées entre les groupes étaient associées à des sujets de discussion pouvant être regroupés selon les thèmes suivants : la discrimination policière envers les jeunes dans les lieux publics ( 28,9 % ) ; la définition d'un espace public ( 13,1 % ) ; la finalité institutionnelle des intervenants ( 13,1 % ) ; le degré d'implication ( positive ou négative ) des acteurs dans le projet à certains moments de l'expérience ( 13,1 % ) ; la connaissance de la réalité des jeunes de la rue ( 10,5 % ) ; le manque de services alimentaires le samedi pour les jeunes de la rue ( 7,8 % ) ; le manque de temps pour répondre à une question posée ( 7,8 % ) ; une proposition d'action collective ( 5,2 % ).

Lors des entrevues collectives d'évaluation menées auprès de chacun des groupes à la fin de l'expérience ( avril 1999 ), tous étaient unanimes quant à la possibilité effective de s'exprimer, délibérer et décider de même que d'affirmer leur dissidence sans contrainte au sein du dispositif. De plus, les jeunes ont dit avoir beaucoup plus appris sur eux-mêmes et sur les autres jeunes que de la part des autres sous-groupes. Les comptes rendus des synthèses orales étaient fort appréciés pour rafraîchir la mémoire des participants et constituer un historique des discussions jugé utile par les nouveaux. Malgré le roulement des jeunes qui ont participé, une forme de relais entre les jeunes quant à l'intégration des nouveaux ( explication des règles du jeu, remise de la synthèse des communications ) s'est installé dans le processus de façon ritualisée. Tous ont senti qu'ils étaient considérés comme des interlocuteurs crédibles dans le projet surtout les jeunes même si les élus ont été absents pendant quatre mois ( pendant et après la période électorale ). Certains jeunes ont signalé qu'ils se sentaient importants du fait de participer au projet et que cela créait de l'envie chez d'autres jeunes non participants. Du côté des intervenants, ceux-ci ont affirmé avoir appris entre eux particulièrement sur le plan des orientations et principes de l'intervention. Ils ont souligné que ces rencontres de concertation représentaient pour eux un lieu où il était possible réfléchir librement sur leurs pratiques mutuelles sans attente de résultats concrets précis. Certains jeunes ont ajouté que le projet avait permis un enrichissement de leur perception de soi ainsi que des différences de rapports et de trajectoires face à la vie de rue. Quant aux élus, l'un d'entre eux a modifié sa perception face à la vie de rue et les raisons amenant des jeunes à vivre dans la rue.

L'expérience pilote confirme que l'application du dispositif agit surtout au niveau de la socialisation des participants et de l'intégration d'une pratique démocratique de négociation. Il ne faut donc pas l'assimiler à une technique de résolution de problèmes puisque la fonction de ce cadre d'organisation n'est pas centrée sur des objectifs de résultats mais sur la formation d'un processus de communication favorisant des conditions égalitaires entre les protagonistes. Quoique très structuré, ce mode de médiation sociale laisse aux participants une marge de liberté pour prendre en charge les communications, définir des sujets en fonction des intérêts de chacun des groupes et répondre aux questions des autres groupes dans un contexte de recul où la prise de distance est favorisée. Enfin, les éléments de structure du dispositif n'ont pas été vécus par les participants comme des contraintes négatives mais un cadre stimulant l'appropriation et la prise de risque dans l'expression, la délibération et la décision. D'ailleurs, c'est lorsque les règles du jeu n'étaient plus respectées ( absence de réunions des élus municipaux pendant quatre mois ) que l'insatisfaction apparut. Le respect des règles signifiait ici un gage de la réciprocité des relations et non un signe de conformisme ou de soumission.

Conclusion

Les transformations actuelles de la société dont le brouillage des repères normatifs exigent des institutions actuelles qu'elles innovent dans la façon de trouver des voies politiques de participation sociale des jeunes à la construction de notre société. L'apport spécifique de la sociopsychanalyse et du dispositif de concertation et de négociation de groupe à groupe réside justement dans le fait d'avoir démontré que le réflexe familialiste développé par les jeunes de la rue dans une perspective de protection pouvait aussi être atténué de façon démocratique à Montréal sans que ce réflexe de survie sociale soit brisé. De plus, le dispositif de concertation et de négociation de groupe à groupe a permis à l'institution municipale et aux intervenants jeunesse d'inviter les jeunes de la rue à négocier leur cheminement dans une perspective d'ouverture et non seulement à l'occasion d'événements ponctuels où les jeunes de la rue sont perçus comme des problèmes sociaux. Même si le mouvement d'appropriation de l'acte s'accomplit dans la durée, il importe de se hâter lentement car la réalité des jeunes de la rue est complexe et ne se réduit pas à une phase d'adolescence mal gérée, aux seuls problèmes de pauvreté, de santé publique ou de sécurité urbaine. C'est pourquoi il importe de poursuivre l'expérience à plus long terme de façon à nous renseigner au sujet de l'impact réel du dispositif. C'est d'ailleurs le souhait exprimé par tous les participants.

La prise en compte des dimensions politiques de l'intervention sociale auprès des jeunes de la rue est essentielle si l'on veut offrir à ces jeunes des lieux de pouvoir où il est possible d'adopter une autre position identitaire qu'uniquement celle de la rue et ce, sans contrainte. Si certains praticiens reconnaissent les désirs d'émancipation des jeunes de la rue à travers certaines pratiques d'empowerment ou d'intervention par les pairs notamment ( Mercier, Fortier et Cordova, 1996 ), les stratégies d'intervention ne sont considérées efficaces que “ si, d'une part, la population est “ éduquée ” à comprendre ( à prendre conscience ) la vérité des problèmes qui l'assaillent et si, d'autre part, les actions menées correspondent aux préoccupations de la population ” ( Bass, 1993 : 99 ). Les propos de ce médecin français soulèvent la question des enjeux de normalisation de la vie sociale des jeunes de la rue par le discours de vérité des spécialistes qui craignent souvent l'irrationalité de l'opinion de leurs clients. Dans cette voie, l'expérience du dispositif de négociation de groupe à groupe a donné l'occasion à l'instance municipale montréalaise ( autorité sociale de la rue ) de considérer les jeunes de la rue comme des citoyens en reconnaissant d'abord leur effort de socialisation marginalisée afin de conférer un sens collectif à leurs pratiques que Le Breton ( 1995 : 107 ) qualifierait de “ forme moderne de rite de passage individuel ”. Cet acte de reconnaissance sociale, essentiel dans la structure du rite à la suite de l'épreuve, peut alors prendre la forme d'une offre de négociation entre des groupes de jeunes de la rue, des responsables politiques municipaux et des intervenants jeunesse. Ce dialogue a pour objectif d'échanger, de groupe à groupe, sur le type de participation que ces jeunes souhaitent développer dans la vie urbaine en tant que citoyens revendiquant paradoxalement une place sociospatiale. Cette ouverture à la réciprocité des relations se distingue des techniques de résolution de problèmes où, souvent, l'on détermine à l'avance des objectifs de résultats en fonction d'une définition technocratique des problèmes. Cette position a le mérite de manifester un respect à ces jeunes en leur proposant une passerelle institutionnelle non menaçante dont les règles du jeu ne visent pas seulement à interdire mais à pouvoir dire.

Bibliographie

Bass, Michel. 1993. “ Conjuguer santé et démocratie ”. Informations sociales, no 26 :97-106.

Bitan-Weiszfeld, M. et C. Rueff-Escoubès. 1997. “ L'organisation et la sociopsychanalyse. Comment nous travaillons ”. Revue Internationale de Psychosociologie, vol. III, no 6-7, p. 97-116.

Blanc, Cristina Szanton. 1994. Urban Children in Distress. Global Predicaments and Innovative Strategies. New York : UNICEF.

Boisclair, C., Bélanger, L. et R. Paris. 1994. “Dix années de pratique de travail de rue”. Une génération sans nom ( ni oui ). Actes du colloque international sur les jeunes de la rue et leur avenir dans la société ( 24-26 avril 1992, Montréal ), p. 240-244. Montréal : PIAMP.

Bondu, Dominique. 1998. Nouvelles pratiques de médiation sociale. Jeunes en difficulté et travailleurs sociaux. Paris : ESF éditeur.

Caputo, T. et K. Kelly. 1998. “ Améliorer la santé des jeunes de la rue ”. Dans Forum national sur la santé, Les déterminants de la santé. Les enfants et les adolescents ( vol. 1 ), p. 419-463. Sainte-Foy : Éditions MultiMondes.

Caputo, T., Weiler, R. et K. Kelly. 1994a. Projet de recherche sur les fugueurs et les jeunes de la rue - Phase II. L'étude de cas d'Ottawa. Solliciteur général du Canada, Santé Canada et le ministère de la Justice.

Caputo, T., Weiler, R. et K. Kelly. 1994b. Projet de recherche sur les fugueurs et les jeunes de la rue - Phase II. L'étude de cas de Saskatoon. Solliciteur général du Canada, Santé Canada et le Ministère de la Justice.

Dube, L. 1997. “ Aids-risk Patterns and Knowledge of the Disease Among Street Children in Harare, Zimbawe ”. Journal of Social Development in Africa 12 ( 2 ), p. 61-73.

Fortier, J. et S. Roy. 1996. “ Les jeunes de la rue et l'intervention ”. Cahiers de recherche sociologique, no 27, p. 127-152.

Fournier, L. et C. Mercier. 1996. Sans domicile fixe. Au-delà du stéréotype. Montréal : Éditions du Méridien.

Le Bossé, Y. 1996. “ Empowerment et pratiques sociales : illustration du potentiel d'une utopie prise au sérieux ”, Nouvelles pratiques sociales, 9, 1 : 127-145.

Le Breton, David. 1995. La sociologie du risque. Paris : PUF.

Mathews, Frederick. 1994. “Reflet d'une société: définir le "problème" de la prostitution juvénile”. In Une génération sans nom ( ni oui ). Actes du colloque international sur les jeunes de la rue et leur avenir dans la société ( 24-26 avril 1992, Montréal ), p. 106-114. Montréal : PIAMP.

Mendel, Gérard. 1998. L'acte est une aventure. Du sujet métaphysique au sujet de l'actepouvoir. Paris : Éditions La Découverte.

Mendel, Gérard. 1997. “ L'institution au double péril de l'organisation et de l'inconscient ; perspectives sociopsychanalytiques ( 1971-1997 ) ”. Revue Internationale de Psychosociologie, vol. III, no 6-7, p. 117-128.

Mendel, Gérard. 1992. La société n'est pas une famille. Paris : Éditions La Découverte.

Mercier, C., Fortier, J. et J. Cordova. 1996. L'intervention par les pairs auprès des jeunes de la rue du centre-ville de Montréal. Rapport d'évaluation. Rapport de recherche remis à Régie régionale de la Santé et des services sociaux de Montréal-Centre. Montréal : Clinique des jeunes St Denis, CLSC des Faubourgs.

Ninacs, W. A. 1995. “Empowerment et service social : approches et enjeux”, Service social, 44, 1 : 69-93.

Ochola, L. 1996. The Undugu Society Approach in Dealing with Children at Risk to Abuse and Neglect. Monitoring Children's Rights. E. Verhellen. The Hague : Martinus Nijhoff Publishers, p. 853-866.

Parazelli, Michel. 2000a. “ L'appropriation de l'espace et les jeunes de la rue : un enjeu identitaire ”. Danielle Laberge ( dir. ), L'errance urbaine, Collectif de recherche sur l'itinérance, la pauvreté et l'exclusion sociale, p. 193-220. Sainte-Foy : Les Éditions Multi-Mondes.

Parazelli, Michel. 2000b. Expérimentation du dispositif de négociation de groupe à groupe impliquant des jeunes de la rue, des intervenants communautaires jeunesse et des élus municipaux ( 1997-1999 ) - Rapport d'évaluation. Montréal : INRS-Culture et société.

Parazelli, Michel. 2000c. Le sens des pratiques urbaines des jeunes de la rue à Montréal. Document-synthèse présenté au Comité sur les problèmes sociaux. Bureau du Maire – Ville de Montréal. Montréal : CRI.

Parazelli, Michel. 1998. “ La fiction généalogique des jeunes de la rue : le mythe de l'autonomie naturelle ”. Possibles : Générations des liens à réinventer, vol. 22, no 1, p. 25-42.

Parazelli, Michel. 1997a. Pratiques de “ socialisation marginalisée ” et espace urbain: le cas des jeunes de la rue à Montréal ( 1985-1995 ). Thèse de doctorat en études urbaines, 562 pages. Montréal : Université du Québec à Montréal.

Parazelli, Michel. 1997b. “L'action communautaire et l'autonomie sociale : les apports de la sociopsychanalyse”. Dans C. Nélisse et R. Zuniga ( dir. ) L'intervention : les savoirs en action, colloque tenu lors du 64ème congrès de l'ACFAS ( Université McGill, mai 1996 ), p. 101-138. Sherbrooke : GGC Éditions.

Plympton, Tia Jean. 1997. Homeless Youth Creating Their Own Street “ Families ”. New York & London : Garland Publishing, Inc.

Rassial, J. - J. 1990. L'adolescent et le psychanalyste. Paris : Éditions Rivages.

Rueff-Escoubès, C. 1997. La démocratie dans l'école. Une pratique d'expression des élèves. Paris : Syros.

Taracena, E. et Ma. L. Tavera.. 1998. “ La fonction du groupe chez les enfants de la rue à Mexico ”. Dans À la recherche des enfants des rues. Paris : Éditions Karthala.

Tomkiewicz, S. 1999. “ La mystification scientifique ”. Le journal des psychologues, no 168, p. 48-49.

Touraine, Alain. 1994. Qu'est-ce que la démocratie  ? Paris : Librairie Arthème Fayard.


notes

[1]. Pour en savoir plus sur l'évaluation de l'adaptation du dispositif, consulter le rapport d'évaluation ( Parazelli, 2000b ).

[2]. Cette médiation par un tiers mythique agirait comme un dispositif anthropologique essentiel à l'établissement de points de repère socioculturels non équivoques s'actualisant par des normes sociales.

[3]. Ce groupe avec lequel nous coopérons se nomme l' “ AGASP-Groupe Desgenettes ”.

[4]. Notons ici que bien qu'il existe une littérature abondante traitant du concept d'empowerment, celle-ci n'aborde pas les questions d'appropriation se rapportant à l'acte en tant que tel. Les auteurs dirigent leur attention sur les conditions d'acquisition d'un contrôle par les individus et les groupes sur les ressources que ce soit dans le contexte du travail social ( Ninacs, 1995 ), de l'organisation communautaire ou de la psychologie communautaire ( Le Bossé, 1996 ). Les travaux sur le concept d'empowerment ont l'avantage de reprendre les débats autour de la question des inégalités sociales, de revaloriser la participation de l'individu et de remettre en question la place de l'expert dans l'intervention mais ne nous offrent pas pour autant d'indications sur les conditions pratiques favorisant ou limitant l'appropriation de l'acte. Cependant, l'empowerment assure une complémentarité à la présente réflexion car “[...] on ne peut pas fonctionner de façon autonome sans les ressources nécessaires” ( Ninacs, 1995 : 75 ).

[5]. Ici, il est important de mentionner que ce dispositif ne vise pas à faire disparaître la relation familialiste fictive, ce qui serait de l'ordre du fantasme, car selon Mendel ( 1998 : 526 ), le schéma psychofamilial inconscient fonde la structure élémentaire de la socialité dans toute société et à n'importe quelle époque. Mais comme la société n'est pas une famille, il s'agit d'en d'atténuer le glissement au coeur des rapports sociaux avec des personnes n'ayant aucun lien de parenté.

[6]. Les 24 jeunes de la rue et les quatre intervenants-tes qui ont participé à l'expérience provenaient de trois organismes jeunesse ( le Bunker, Spectre de rue et le Projet d'intervention auprès des mineurs-res prostitués-es ). Les trois élus municipaux étaient choisis en fonction de leur intérêt pour la question des jeunes de la rue et l'équipe de médiation était composée de l'auteur et d'une formatrice en milieu communautaire.

[7]. Dans les faits, à chaque rencontre, c'est une équipe de médiation composée de deux personnes qui assument cette fonction afin que le travail de médiation soit soumis à un regard critique.

[8]. Pour en savoir plus sur les résultats d'évaluation de même que sur la méthodologie et les indicateurs utilisés, voir le rapport d'évaluation ( Parazelli, 2000b ).

.



retour