Actes des colloques du CRI


  • La vie itinérante
    99/06/04

    Regards d'ailleurs et d'ici sur l'itinérance.


    Pierre Legros
    (Organisateur communautaire, CLSC des Faubourgs)
    «
    La vie itinérante au quotidien : entrevues avec deux personnes sans-abri»

J'aimerais vous communiquer l'essentiel de deux fécondes entrevues que j'ai obtenues avec Luc et Gaëtan. Ces derniers m'ont décrit leur itinéraire quotidien, leur circuit de quête, de sollicitation et de consommation dans le centre-ville de Montréal.



Les journées types dans leur vie de sans-abri illustrent bien deux réalités fort différentes : l'une, de dépendance à l'alcool et l'autre, à la drogue. Les entrevues rendent compte également d'une farouche indépendance à l'égard des ressources d'aide aux itinérants. Nous avons sciemment évité d'aborder les histoires de vie des interviewés et nous avons orienté notre attention sur le témoignage de leurs séjours prolongés dans la rue qui révèlent une grande richesse humaine et une soif de liberté.



L'itinéraire fermé

Le trajet


Le premier itinéraire décrit comporte une caractéristique importante qui me permet de le qualifier de “ fermé ” dans la mesure où la personne itinérante a vécu dans un environnement restreint dont elle ne sortait presque jamais puisqu'elle y quêtait, mangeait, dormait et consommait. Son univers spatial était bien délimité et ce n'est qu'exceptionnellement qu'elle en sortait. Le point central de son circuit était le stationnement de l'église du Gésu, rue Bleury au sud de Sainte-Catherine. C'était son point d'ancrage, son lieu privilégié pour dormir, boire et manger.


“ À l'Église, au Gésu dans le parking, j'avais un lit, un matelas là, l'an passé. J'avais ma cabane. La police nous achalait jamais, on prenait notre bière, la police passait, ils nous regardaient, ils continuaient, jamais ils nous ont achalés ”.



De ce point géographique central, son territoire est bien dessiné. Au sud-ouest Gaëtan se rendait à la Gare centrale (Université et René-Lévesque ouest) pour remonter ensuite jusqu'au Centre Eaton, rue Sainte-Catherine. Au nord-est, le point le plus éloigné était le Toit rouge (Président Kennedy et Saint-Urbain), le Complexe Desjardins et le Spectrum. À la fin de ce trajet, Gaëtan revenait à son point de départ (le Gésu).



Gaëtan a choisi cet environnement commercial du fait des activités qui s'y déroulent (Festival de Jazz), des spectacles (Spectrum, Gésu) et des pièces de théâtre.
“ C'est le monde que je regardais, le monde qui vient de partout, il te voit habillé comme ça... il y a en a qui nous parle ”.



Le trajet est donc très court (quelques kilomètres seulement) et à la fois très mouvementé. Des milliers de personnes circulent en effet à l'intérieur de cet espace géographique. Il s'agit de banlieusards qui arrivent en train, de travailleurs du centre-ville, de consommateurs des centres commerciaux, de festivaliers, d'habitués des salles de spectacle ou des bars. Ajoutons à cela les fidèles de l'Église du Gésu. Toutes ces personnes peuvent être interpellées et certaines d'entre elles seront généreuses.



Le mode de subsistance

Gaëtan est réveillé très tôt, entre quatre ou cinq heures du matin.
“ Si on dormait deux heures par nuit c'était beau, à six heures on allait [bummer] pour déjeuner... pour prendre une bière à la place du déjeuner, c'était ça le matin, on partait là-dessus et cela durait toute la journée ”.



De six à neuf heures du matin, Gaëtan se rend à la Gare centrale pour quêter :
“ Les gens de bureau passent tous là. À neuf heures, je monte sur Sainte-Catherine, s'il y a pas personne à côté de la Banque Nationale en face du centre Eaton, je vais rester là jusqu'à dix heures. Après dix heures, je vois que ça commence à “ slaquer ” un peu (à relâcher), les gardes de sécurité commencent à t'envoyer. Là je vais m'acheter une bière et je vais la prendre dans la ruelle ”.



Vers onze heures, midi, retour au Gésu, pour quêter à la sortie des messes :
“ Des fois c'est pas pire. Sur l'heure du dîner , on nous donne à manger (sandwiches, hamburgers, patates frites). On mange un peu mais pas beaucoup ”.



Ensuite, Gaëtan s'octroie un moment de repos :
“ De une heure à trois heures trente, on prenait une bière tranquillement en se reposant... à côté du Gésu ”.



Vers quatre heures, il retourne à la Gare centrale puis à cinq heures se tient à la porte de la banque.
“ Je tiens encore la porte du guichet automatique jusqu'à neuf heures - neuf heures trente. Ensuite, je m'en vais chercher quatre grosses bières pour passer la nuit. On se réveille à toutes les demi-heures. La soif te pogne. Tu te relèves, tu en prends une autre gorgée, toujours de la bière ”.



Avec ce mode de fonctionnement, Gaëtan parvient presque à vivre en “autosubsistance ”. De plus, 274$ par mois en provenance de l'aide sociale sont déposés directement dans un compte à son nom.



Les rapports humains

“ On est deux ou trois qui travaillent ensemble. On ne quête pas ensemble, mais on boit ensemble et on a partagé le stationnement à côté de l'église pendant un moment. Les gens nous apportent à manger, le nouveau restaurant Roger m'apporte une soupe et le soir, un spaghetti. C'est rare qu'on achetait à manger. J'allais à la Mission St-Michel manger une soupe et prendre une douche pour avoir du linge. À l'Accueil Bonneau, j'y allais plus le dimanche parce qu'ailleurs c'était fermé et il n'y avait qu'eux qui donnaient des sandwiches et deux cigarettes. On n'y allait pas pour la messe mais il fallait y aller pour avoir nos deux cigarettes et des sandwiches. Les Pères (du Gésu) venaient jaser avec nous autres, on ne menait pas de bruit, on ne dérangeait pas personne. Je n'aime pas coucher dans les missions, j'aime mieux être dehors que dans une mission. Ce sont plutôt des jeunes qui vont nous demander pourquoi vous êtes là, comment j'ai fait pour en arriver là. Les vieux ne nous parlent pas beaucoup. Les jeunes venaient me voir et m'apportaient une grosse bière et ils me donnaient la moitié d'un joint ”.



Il semblerait que l'itinéraire “ fermé ” donne l'occasion d'avoir des rapports humains plus stables. Nous percevons dans le discours de Gaëtan une forme de régularité en ce qui concerne les contacts humains qu'il peut avoir au cours de la journée. En effet, les mêmes personnes reviendraient régulièrement le supporter.



L'itinéraire ouvert

Le trajet

Contrairement au premier répondant, Luc décrit un trajet très long. Ce dernier déborde largement le centre-ville et s'étend jusqu'au quartier Côte-des-Neiges. Ce trajet est qualifié d'“ ouvert ” dans la mesure où l'itinéraire emprunté varie selon les besoins de la personne, le lieu du “ squat ” et également en fonction des saisons. Néanmoins, Luc revient toujours au même endroit pour dormir en fin de journée.


“ Je crêchais à l'église au coin Sherbrooke et Clark. La fameuse église qui est passée au feu. Le premier autobus qui tournait le coin vers cinq heures, c'était mon réveille-matin. Je pognais mes deux ou trois clients dans ce coin-là parce que ça me prenait ma bière vite, parce que j'étais malade de boisson ”.



Par la suite, Luc quête activement sur la rue Saint-Laurent et dans le Vieux-Montréal.
“ Je fais pas de piquet. Je pogne tout ce qui bouge sur la rue. Quand j'avais fait un premier 20$, j'allais chercher mon hit. Après ça c'était sur la rue Saint-Denis. Je montais jusqu'à la rue Duluth, après ça vers l'ouest jusqu'à l'Oratoire Saint-Joseph. Je quêtais partout. Il n'y a pas un endroit où je n'ai pas quêté. Le seul endroit où j'arrêtais, c'était l'hiver, près du Commensal (angle Côte-des-Neiges et Queen Mary). Je m'assoyais à terre à côté de la pharmacie. Je fais pratiquement partie des meubles. Des fois je marchais pas jusqu'à l'Oratoire. À la station McGill, je sautais la gate, je prenais le métro jusqu'à Guy, et par la suite l'autobus. C'est à la station McGill que c'est le plus facile de sauter le tourniquet ”.



Ainsi, nous qualifions ce circuit d'“ ouvert ” puisqu'il se modifie fréquemment et couvre plusieurs quartiers.



Le mode de subsistance

Tous comme Gaëtan, Luc doit se lever très tôt chaque matin car le besoin d'alcool et le froid durant l'hiver se font rapidement sentir. C'est cette même réalité que vivent Luc et Gaëtan. Mais, la stratégie de subsistance est pour Luc très différente. La recherche de “ smack ” (héroïne) oblige à une quête plus active, des heures de présence dans la rue souvent plus importantes.



Nous constatons en premier lieu que l'horaire de la journée n'est pas aussi facile à décrire. La journée type est parsemée d'imprévus, de rencontres fortuites et entièrement axée sur une recherche constante d'argent pour acheter de la drogue et la consommer sur le champ en se “ shootant ” n'importe où (ruelle, salle de toilette, etc.).
“ Je travaillais jusqu'à temps que je tombe. Je fermais les bars à trois heures du matin ”.



Puis, Luc retourne à l'église.
“ J'avais ma boîte de carton dans le pit, dans le mur, j'avais un gros plastique par dessus ça. J'avais deux sacs de couchage. Je rentrais là-dedans, mes deux bières à côté. Dès que tu te réveilles, il faut que tu sortes de là, c'est trop froid, trop humide ”.



Évidemment, la faim n'a presque jamais été mentionnée dans l'entrevue. Même les rares fois où Luc a utilisé les services d'un refuge, il partait avant le déjeuner. Le recours à l'Accueil Bonneau ne s'est réalisé que lorsque Luc était à bout de souffle.
“ J'étais anti-mission, pas capable d'aller là... le line-up dehors... ”.



Les rapports humains

Dans cette entrevue, les rapports humains sont largement mentionnés, cependant ils comportent un caractère marqué de superficialité. Le refus d'entrer en relation profonde avec les personnes sollicitées, les autres sans-abri et les intervenants est constant.
“ C'est un show que je donne... histoire de les faire rire un peu, je leur jurais que c'était pas pour manger... J'arrangeais ça pour que cela soit drôle, par exemple une levée de fonds pour envoyer Jean Chrétien à Jurassik Park. Je faisais ça sur la rue, n'importe où, dans les bars de la rue Saint-Denis. Je faisais une terrasse. Ils m'invitaient à m'asseoir et me payaient une bière. Je me déguise en clochard, vieux jacket et vieux chapeau. J'ai mes habits de gars saoul. Quand je pars pour travailler, je mets ce costume-là. Je me cache derrière le personnage du clochard. Je n'aime pas quand on me questionne trop, j'essayais de faire ça short and sweet. J'aimais pas qu'on rentre dans ma vie personnelle. Quand je n'étais pas en manque, j'ai accepté des invitations à manger dans des endroits dispendieux. Je quête devant le théâtre Saint-Denis et les gens me disent que je devrais être en dedans. Les gens sont un peu crédules, certains envient le côté freeman, le clochard vagabond, la vie sans responsabilités. Je ne suis pas capable de travailler sur le pit, la pitié : un peu de monnaie pour manger... Il y a dix ans, j'ai décidé de rester dans la rue, de pas rembarquer, je ne voulais plus rien savoir jusqu'à temps que je rencontre un travailleur de rue. J'étais un solitaire, je travaillais seul, je consommais seul. Au squat, j'ai rencontré des skins, ça a pas été drôle, cela a reviré à coups de barre de fer. Ils ont fini par m'accepter. Après, ce fut des punks : eux autres, ils ne nous achalaient pas, on faisait même des échanges à un moment donné ”.



L'itinéraire ouvert n'a-t-il pas permis à cette personne de multiplier les rapports humains tout en gardant une distance avec les passants ? Nous constatons que les longs trajets sont aussi parcourus par une personne plus jeune et en “ meilleure ” forme physique.



Pour Luc et Gaëtan, le principal ennemi reste le froid et le danger le plus immédiat sont les engelures. Ils connaissent le réseau qui leur vient en aide, mais ne s'en approchent pas trop. Ils tiennent à leur indépendance et à leur consommation. Ils aiment entrer en interaction avec les autres citoyens, particulièrement ceux qui n'entrent pas dans leur intimité ou leur histoire de vie. Cette entrevue qui ne creusait pas leur vie intime mais bien leur quotidien de personnes itinérantes s'est déroulée dans un climat fort détendu, même si leurs témoignages ravivaient des souvenirs forts récents et quelques fois douloureux.



Conclusion

Prendre le temps d'écouter ces deux personnes m'a permis de mieux comprendre comment elles structurent et organisent leur vie itinérante. Les journées se déroulent rapidement, car la recherche d'argent les occupe à temps plein et le sommeil est loin d'être réparateur. Les missions et refuges sont utilisés à l'extrême limite de leur survie ou pour s'accorder un peu de répit. Le travailleur de rue a su entrer en contact avec eux, les apprivoiser, pour finalement les référer aux services adaptés. La décision de sortir de la rue émane de leur propre volonté. En dépit de cette décision, des retours occasionnels à la mendicité se produisent encore dans les deux cas.



L'auteur remercie Luc Girard et Gaëtan Ouellette
et souhaite avoir bien traduit leur pensée.


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