Actes des colloques du CRI


  • La vie itinérante
    99/06/04

    De l'individu à l'environnement, la question des liens.


    René Charest
    (
    Coordonnateur, RAPSIM)
    « Quand les politiques sociales et urbaines déterminent le quotidien des itinérants»

Je parlerai des conséquences des politiques urbaines et sociales sur la vie itinérante. Avant d'émettre des hypothèses sur l'enjeu principal de mon exposé, j'aimerais mettre en valeur quelques réflexions qui situeront les auditeurs.



Le phénomène de l'itinérance doit être conçu comme un phénomène temporaire, éphémère dans l'histoire collective et dans la trajectoire individuelle de l'itinérant. Il s'agit d'un enjeu théorique et d'un enjeu politique. Croire que l'itinérance est un phénomène qui a toujours été et qui demeurera toujours, c'est admettre que les inégalités sociales vont perdurer d'une manière permanente dans les rapports sociaux.



Une lecture appropriée de la réalité sociale actuelle doit nous permettre d'observer des contradictions économiques et politiques qui pourraient être résolues un jour. En fait, il n'y a pas de raison légitime qui puisse expliquer le phénomène de l'itinérance au Québec et au Canada, sinon une incohérence au niveau des politiques sociales. Le comité sur les droits économiques et sociaux de l'Organisation des Nations Unies ne disait-il pas en novembre 1998 :



En ce qui concerne le Canada, le Comité note que, vu l'indice de développement humain du pays, il a la capacité d'atteindre un haut niveau de respect des droits (...) ; or, tel n'est pas le cas. Depuis 1994, en cherchant à réduire les déficits budgétaires par des coupures dans les dépenses sociales, le Canada n'a pas suffisamment tenu compte des conséquences néfastes que cela pouvait avoir sur la jouissance des droits économiques, sociaux et culturels. Le Comité recommande que le Canada envisage de rétablir un programme national qui permette de transférer de l'argent vers l'aide et les services sociaux. Il recommande que les divers niveaux de gouvernements canadiens traitent la question des sans-abri en lui accordant un caractère d'urgence nationale ( Le Comité des droits économiques, sociaux et culturels de l'ONU termine les travaux de sa dix-neuvième session, 1998).



Le comité constate que, depuis cinq ans, le Canada se classe au premier rang de l'Indice du développement humain (IDH) du programme des nations unies pour le développement. L'IDH indique qu'en moyenne, les Canadiens jouissent d'un niveau de vie particulièrement élevé et que le Canada a la capacité de respecter tous les droits inscrits dans le Pacte. Malheureusement, il ne le fait pas encore comme en témoigne l'indice de la pauvreté humaine du PNUD qui place le Canada au 10e rang parmi les pays industrialisés (Le rapport du Comité des droits économiques, sociaux et culturels de l'ONU, 1999).



Premier rang dans le développement économique et 10e en regard à l'indice de pauvreté. Il n'y a pas de raison que le Canada et le Québec produisent autant de sans-abri. C'est le constat que nous pouvons faire à la lecture du document de l'ONU. Nous disons donc que le phénomène de l'itinérance peut prendre fin si les politiques sociales canadiennes et québécoises se développent avec cet objectif ambitieux d'en finir avec le phénomène des sans-abri. Si on a du mal à croire que l'itinérance est un phénomène éphémère compte tenu qu'il a toujours existé sous diverses formes depuis l'antiquité grecque ou encore compte tenu de son accroissement depuis 10 ans, ce n'est pas une raison pour que la collectivité baisse les bras dans la recherche de solutions durables et progressistes pour la dissolution de ce phénomène.



Décréter la fin du phénomène de l'itinérance crée, par ailleurs, un autre enjeu dans la mesure où la disparition de l'itinérance implique des actions différentes selon la position politique qui est favorisée. Ce décret peut appeler à une pratique répressive, destructrice du lien social, favorisant une suspension des droits sociaux, économiques et politiques. De cette manière, la dissolution du phénomène de l'itinérance s'attaque à la subjectivité de la vie itinérante. D'autre part, la dissolution du phénomène de l'itinérance peut appeler à une émancipation de l'individu, à une appropriation positive du lien social. Cette position appelle à la création de nouvelles conditions sociales permettant aux itinérants et aux itinérantes de se définir d'une manière définitive comme des anciens itinérants et d'anciennes itinérantes. Un passé définitif, en somme, qui serait assuré par l'émergence de projets émancipateurs qui définiraient une place assurée dans une véritable structure sociale et une croyance en l'avenir.



Nous faisons ainsi face à un enjeu éminemment politique puisque le sentiment d'urgence lié à la nécessité d'agir sur le phénomène de l'itinérance pose un choix social, politique et aussi économique : choisir entre la prison et le logement. Pour parler moins brutalement : choisir entre l'enfermement et la destruction du lien social, d'une part, et la réparation de la rupture dans un lieu ouvert et l'appropriation du lien social, d'autre part. C'est un choix que personne ne peut éviter, tant du côté de la pratique que de la théorie. Il ne peut y exister de neutralité objective pour reprendre les termes de Max Weber, puisque la théorie et la pratique ne peuvent être exempts d'une économie de débat face à cet enjeu. L'absence de débat dans la recherche et dans la pratique peut laisser libre cours à ceux et celles qui ne se situent ni dans la théorie ni dans la pratique et qui choisiront le chemin le plus rapide : le raccourci vers la répression visible et invisible afin d'atténuer la visibilité dérangeante du phénomène de l'itinérance dans l'espace public.




Les liens ou l'absence de lien entre les politiques et la vie itinérante

Maintenant, abordons l'enjeu principal de mon exposé : les politiques sociales et urbaines et leurs liens (ou encore l'absence de lien) avec la population itinérante. Premièrement, je vais définir les politiques sociales comme un ensemble de mesures permettant à l'État de prendre ses responsabilités d'une manière soutenue sur les phénomènes d'exclusion. Les politiques urbaines sont des ensembles de mesures pour aménager l'espace dans les centres urbains. La relation entre les politiques sociales et les politiques urbaines n'est pas hasardeuse. Nous sommes dans l'obligation de les aborder conjointement puisque l'État, les institutions et certaines catégories de la société civile en font un amalgame malheureux. Un court passage de La métamorphose de la question sociale, de Robert Castel, fait mention “ d'un déplacement de la question sociale vers la question urbaine ” (Castel, R., 1995, p. 427) illustrant ainsi cette confusion entre les deux types de politiques à l'égard des exclus en France. Je crois que le phénomène s'observe ici au Québec et au Canada.



Je pose l'hypothèse que certaines politiques sociales à l'égard de l'itinérance se posent comme des compléments des politiques urbaines ayant comme objectif d'assainir l'espace public des centres urbains. De plus, je dirai que la confusion entre les politiques sociales et les politiques urbaines est une des causes importantes des difficultés à trouver des solutions durables pour résoudre le phénomène de l'itinérance. La présence de certains acteurs engagés dans les politiques urbaines sont des contraintes importantes si on veut remonter la trajectoire individuelle et collective des personnes itinérantes et réparer en quelque sorte les ruptures qu'elles ont vécues dans le passé. Des réparations qui s'effectuent par le biais de politiques sociales et de supports concrets et soutenus.



Cette confusion entre les politiques sociales et les politiques urbaines se pose d'une manière plus ou moins visible puisque, d'une part, les politiques sociales spécifiques à l'égard de l'itinérance sont extrêmement rares depuis le début des années 1990 et que, d'autre part, les projets de programmes ministériels ou de politiques sociales sont, à toutes fins pratiques, demeurés lettres mortes dans les appareils d'État lorsqu'est venu le temps de les appliquer. Nous pouvons quand même jeter un regard attentif sur ces projets puisqu'ils nous donnent un aperçu de la perception étatique en matière d'itinérance et aussi un aperçu des pratiques actuelles qui sont en place pour atténuer les conséquences du phénomène de l'itinérance.



Les mesures envisagées par l'État dans des programmes spécifiques pour la population itinérante font toujours appel aux responsables des politiques urbaines pour les aider à définir leurs politiques. J'en veux pour exemple le protocole interministériel sur le phénomène de l'itinérance au Québec qui avait été déposé dans les appareils de l'État québécois en 1993 et qui se voulait un plan d'action intersectoriel sur l'itinérance. Les partenaires impliqués dans ce protocole étaient les ministères de la Santé et des Services sociaux, l'Éducation, la Main-d'oeuvre, la Sécurité du revenu, l'Habitation et la Sécurité publique, ainsi que le Service de Police de la Communauté Urbaine de Montréal et l'Association des Directeurs de Police et Pompiers du Québec. Une relecture récente de ce protocole interministériel m'a aidé à dégager des observations qui m'apparaissent intéressantes en ce qui concerne le partage de tâches entre les ministères afin de remplir le mandat général d'intervenir sur le phénomène de l'itinérance. Le ministère de la Santé et des Services sociaux est le grand responsable : à lui seul, il possède deux fois plus de mandats que tous les autres partenaires réunis. Ensuite, c'est le ministère de l'Éducation qui en possède le plus, remplissant des mandats principalement axés sur la prévention et sur le dépistage de l'itinérance dans les écoles. Au troisième rang, c'est la Sécurité publique qui a comme tâche principale d'assurer les liens avec les ressources du terrain comme les ressources communautaires et les centres de détention. Il est ironique de constater que la Société d'habitation du Québec et le ministère de la Sécurité du revenu arrivent au dernier rang avec les mandats plus ou moins clairs de soutenir les municipalités pour le développement du logement social en ce qui concerne la Société d'habitation du Québec et informer les groupes communautaires sur les programmes existants en ce qui concerne la Sécurité du revenu.



Ce protocole interministériel a deux particularités à souligner. D'abord, il est resté sur les tablettes du ministère de la Santé et des Services sociaux. Ensuite, il n'y a pas que l'incurie gouvernementale à souligner en ce qui concerne le leadership. Ce plan, même s'il avait été appliqué, aurait démontré la faiblesse gouvernementale en ce qui concerne sa capacité d'intervention sur le phénomène de l'itinérance. L'application de ce protocole aurait démontré une mésadaptation sociopolitique qui aurait consisté à prendre le phénomène de l'itinérance à l'inverse de ce qu'il est en réalité. C'est-à-dire que le socle de la citoyenneté économique en est à toute fin pratique évacué et qu'on cherche des solutions dans les voies troubles de la recherche épidémiologique et des programmes de prévention dans les écoles sans savoir ce qu'on cherche, d'une manière précise, à prévenir.



Le fait que le ministère de la Sécurité publique occupe une place plus importante que la Sécurité du revenu et que le secteur de l'habitation devrait nous faire réfléchir. J'ai déjà posé l'hypothèse, il y a deux ans, que l'intervention intense des forces policières à l'égard des jeunes de la rue devait être analysée en lien avec la perte de pouvoir des organismes communautaires et des organisateurs communautaires en CLSC. Ces derniers étaient principalement occupés à s'ajuster aux nouvelles orientations du réseau de la santé et à intervenir dans la communauté pour répondre aux besoins de santé physique et de santé mentale des personnes itinérantes alors que les forces policières étaient pratiquement seules à intervenir sur le terrain. Je crois que la même orientation est présente dans le protocole interministériel dans la mesure où la Sécurité publique occupe une place privilégiée et légitimée dans la communauté, sur le terrain et à l'égard des personnes itinérantes. Avec des conséquences énormes en regard à la destruction du lien social.



Nous pouvons voir dans ce protocole une forme de tergiversation entre la prison et le logement. Puisque l'État avait déjà commencé à renoncer au support à la citoyenneté économique, on voit alors apparaître une nouvelle pratique d'intervention d'urgence à l'égard de l'itinérance visible. C'est cette orientation d'une manière générale qui a été mise en application depuis et même si ce protocole n'a jamais été mis en application.



Nous disons qu'il n'est pas nécessaire qu'il y ait de politiques définies dans les appareils étatiques pour qu'il y ait des politiques implicites à l'égard de l'itinérance. Le Réseau-solidarité-Itinérance s'est penché sur les axes de revendication qui pourraient, selon toute logique, appuyer la mise en place de politiques sociales favorisant la dissolution du phénomène de l'itinérance et permettre la réalisation de la citoyenneté pour les dizaines de milliers de personnes itinérantes au Québec. Je crois que les trois axes de revendications que nous avons développées sont d'abord et avant tout des correctifs à apporter dans les politiques actuelles, des solutions à des pratiques d'exclusion qui sont inhérentes à différentes politiques étatiques.



Premièrement, nous pensons qu'un revenu minimum garanti pour l'ensemble de la population doit être considéré comme un garant de la citoyenneté économique. La raison de l'émergence de cette revendication a été motivée par la nécessité de réagir aux orientations inhérentes aux réformes successives de la sécurité du revenu, comme par exemple, la nécessité d'avoir une adresse ou encore la nécessité, peut-être plus grave, de se soumettre à des programmes d'employabilité lorsqu'on est considéré comme un individu apte au travail. De plus, la question du revenu minimum devient fondamentale lorsqu'on s'aperçoit que de plus en plus de personnes vivent même une difficulté à obtenir une rencontre avec un agent d'aide sociale compte tenu de la multitude de turpitudes administratives qui compliquent la vie à une personne vulnérable et en rupture sociale. Ces difficultés se vivent à un point tel que plusieurs personnes ne peuvent obtenir une garantie financière de dernier recours.



Ensuite, nous revendiquons une politique de logement social, une politique qui doit être clairement intégrée dans les infrastructures économiques actuelles. Le gouvernement fédéral n'a pas daigné investir d'argent supplémentaire dans le logement depuis 1992. Alors qu'on a déjà mesuré l'efficacité des mesures en logement social avec support communautaire depuis 1987, il n'y a aucune raison qu'on tergiverse sur la pertinence d'une pratique de logement et qu'on cherche à imaginer d'autres pratiques sociales dans la communauté.



Enfin, la revendication traditionnelle des groupes communautaires sur l'accessibilité aux services de santé et des services sociaux a pris un nouveau sens depuis 1996, alors qu'on a assisté au virage ambulatoire dans le réseau de la santé et des services sociaux. La pratique du virage ambulatoire impliquait d'une manière inhérente une exclusion des personnes sans domicile fixe et sans soutien social puisque cette pratique impliquait un domicile fixe et un soutien social préexistant afin qu'il puisse fonctionner pour le citoyen. Revendiquer l'accès aux services pour les personnes itinérantes implique que des pratiques nouvelles soient créées afin que le réseau puisse répondre aux besoins de l'ensemble de la population démunie.




Conclusion

La citoyenneté économique ne doit pas être évincée des politiques sociales du gouvernement québécois en matière d'itinérance. Ce serait une aberration politique que de croire que l'itinérant et l'itinérante peuvent s'intégrer socialement, devenir des citoyens et des citoyennes sans avoir obtenu au préalable le support économique nécessaire pour l'exercice de cette citoyenneté.



Les politiques sociales frileuses et souvent inappliquées, voire même inapplicables, ont pour conséquence des luttes importantes au sein de l'espace public. Dans ce sens, c'est le secteur de la sécurité publique qui est appelé à intervenir dans le milieu de l'itinérance avec des conséquences négatives que nous observons par la voie de la judiciarisation.



Par ailleurs, les luttes pour l'occupation de l'espace public deviennent, dans la même foulée, des modalités d'exclusion pour les personnes itinérantes lorsqu'on observe que le recours juridique est, à toutes fins pratiques, inexistant pour la population itinérante et ce, tout particulièrement depuis l'application de la nouvelle réforme de l'aide juridique il y a trois ans. Cette réforme enlève la possibilité aux personnes itinérantes d'avoir recours à un avocat dans des cas de délits mineurs relatifs à l'occupation de l'espace public.



En regard à mon hypothèse de départ, à savoir que nous devons soutenir que l'itinérance peut avoir une fin et ce, dans une perspective progressiste, je dirai que la fin de l'itinérance et du phénomène des sans-abri peut se réaliser en apportant des correctifs importants à l'intérieur des politiques sociales actuelles. Par ailleurs, il faut faire une distinction essentielle entre les politiques sociales et les politiques urbaines puisque ces dernières, en regard à l'extrême pauvreté et à l'itinérance, ne sont que des conséquences de l'absence de politiques sociales adéquates pour résoudre l'itinérance.



Cependant, il ne faut pas faire l'erreur dans les pratiques sociales actuelles de se cantonner uniquement dans des perspectives de politiques sociales et d'oublier, ou même d'occulter volontairement, les enjeux autour des politiques urbaines. S'il y a une distinction à retenir entre l'itinérance et l'extrême pauvreté, c'est que l'itinérant est exposé à une lutte constante entre les différentes catégories de la population résidentielle et commerçante dans l'occupation de l'espace. Oublier cet enjeu du côté des pratiques sociales, c'est laisser la personne itinérante à son sort et à être inévitablement prise en charge par la pratique judiciaire et carcérale. Il faut que les pratiques sociales se cantonnent dans l'espace et qu'elles soient également mobiles pour proposer une alternative à la sécurité publique sur le terrain de l'itinérance. C'est donc à partir de cette inscription sur le territoire que nous pourrons renverser la vapeur et corriger les politiques urbaines pour en faire de véritables politiques sociales.




Références

Le Comité des droits économiques, sociaux et culturels de l'ONU termine les tr
avaux de sa dix-neuvième session. Communiqué de Presse (document internet), 4 décembre 1998.

Le rapport du Comité des droits économiques, sociaux et culturels de l'ONU, Montréal, 1999, p. 5.

Castel, R., La métamorphose de la question sociale, une chronique du
salariat. Paris : Fayard, 1995.




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