Loïc Tassé, «L'intégration économique de la Chine dans la zone Asie-Pacifique : vers une stratégie de dislocation et de contrôle?», Continentalisation, Cahier de recherche 96-10, Octobre 1996.

Selon les chiffres officiels, 1,2 milliard de personnes habitent la Chine, mais la population atteint plus probablement 1,4 milliard de personnes; les statistiques gouvernementales situent le taux de croissance annuel du pays à environ 10%, mais certaines régions intérieures sont en récession tandis que les taux de plusieurs zones côtières avoisinent les 30%, soit près du double de ce que les économies occidentales réalisaient dans leurs meilleures années. Ce sont donc principalement les provinces côtières du pays qui fondent la puissance économique de la Chine, quoique des régions intérieures recèlent un grand potentiel de développement.

Quelques données permettent de mieux apprécier la puissance économique de l'Empire du Milieu. En 1993[1], la Chine était le premier producteur mondial de charbon, de ciment, de vêtements de coton, de télévisions, de coton et de colza; le second producteur de thé, de fibres synthétiques et de fertilisants; le troisième producteur d'acier, d'électricité et de sucre. La Chine est presque parvenue à l'autosuffisance énergétique. Alors qu'en 1983[2] elle se classait au 27e rang mondial des pays exportateurs, dix ans plus tard elle accède au 11e rang[3] et l'annexion de Hong-Kong en 1997 devrait la propulser en quatrième position. De plus, la Chine réalise près des deux tiers de ses échanges extérieurs avec les pays d'Asie-Pacifique.

Les statistiques contenues dans le premier tableau ne tiennent pas compte du troc de marchandises avec la Russie et ses ex-républiques, évalué en 1992 à 2 milliards de dollars US[4], ni de la contrebande qui pourrait représenter jusqu'à 25% du commerce de provinces côtières comme celle du Guangdong[5], ni non plus des activités de réexportation de Hong-kong qui seraient constituées à 60% de produits fabriqués en Chine et réacheminés vers des pays industrialisés, les États-Unis en particulier[6].

Comment la Chine en est-elle arrivée à des résultats si extraordinaires en si peu d'années? Plusieurs explications sont possibles. Certains avancent l'idée de l'émergence d'un capitalisme bureaucratique[7], d'autres suggèrent les bienfaits du libéralisme[8], certains encore pensent que la protection des États-Unis a permis à la Chine de pénétrer les marchés internationaux[9]. Assez curieusement, la description des stratégies d'exportation reste en général assez élémentaire. La Chine est encore trop souvent perçue comme un bloc économique monolithique, ou au mieux comme deux blocs, l'un développé et l'autre pas, sans égard aux diverses "sous-stratégies" que des villes, régions ou provinces parviennent à implanter. Quant aux explications qui sont proposées, elles tendent à évacuer les conditions spécifiques à la Chine. Or un courant de recherche récent[10], et encore largement inexploré, s'attache justement à identifier les facteurs de développement économiques propres à la Chine et suppose non pas la convergence de l'économie chinoise vers des modèles socialistes ou libéraux, mais bien plutôt la naissance d'un modèle économique chinois original, une sorte de "capitalisme à la chinoise". Bien que ce type de paradigme sur la "nouvelle voie chinoise" resurgisse de manière récurrente à travers les décénnies[11] et même si la propagande gouvernementale épouse parfois une rhétorique qui s'y rapporte, le contexte historique récent pourrait bien faire ressortir toute la richesse de cette approche. La Chine, en effet, bénéficie pour la première fois depuis des siècles d'une position internationale forte dans les domaines politique, économique et culturel.

Nous voulons montrer ici que les stratégies de commerce extérieur de la Chine sont plus multiples et complexes qu'on ne l'entend d'ordinaire et que l'implantation efficace de ces stratégies passe par deux éléments importants qui sont négligés mais essentiels: ceux du rôle de la diaspora et la culture chinoise. Ces deux éléments contribuent non seulement au développement d'un modèle économique chinois original, mais surtout participent à la dislocation de l'espace économique de la zone Asie-Pacifique, c'est-à-dire à un changement d'orientation des flux économiques et à leur séparation de la logique de marché antérieur. Ceci n'implique pas une anarchie des marchés, mais au contraire la genèse d'un nouvel ordre économique et politique régional, voire mondial, qui s'ordonne de plus en plus en fonction des intérêts de la Chine. Ce n'est donc que du point de vue occidental que l'on peut parler de dislocation, car du point de vue chinois, il s'agit plutôt d'une reconstruction de l'espace économique traditionnel sur des bases à la fois anciennes et nouvelles

L'évolution de la stratégie commerciale de la Chine

On pourrait faire remonter l'idée d'ouverture commerciale à 1964 avec les quatre modernisations (agriculture, industrie, défense nationale, science et techniques), slogan lancé à l'époque pour soutenir un plan d'industrialisation rapide et qui sera rescapé par Zhou Enlai en 1973 lors de la remise sur pied des commissions de planifications. On pourrait aussi établir certains parallèles entre cette politique d'ouverture et la coopération sino-soviètique des années cinquante, mais la trame la plus solide du développement de la politique extérieure de la Chine commence avec le rapprochement sino-américain et la fin de la Révolution culturelle. Trois grandes périodes qui correspondent à autant de stratégies différentes ressortent avec clareté.

1) 1972-1978 Stratégie d'autosuffisance

La Chine du début des années soixante-dix est profondément affaiblie par la Révolution culturelle qui n'en finit plus de finir et qui est responsable de deux graves problèmes auxquels les dirigeants doivent rapidement trouver solution. Il y a d'abord le problème de l'accroisse-ment immodéré de la population, aiguillonné par une idéolo-gie maoïste radicale et par la frustration des familles où les naissances avaient été freinées par les famines du tournant des années soixante. Cette croissance de la population allait entraîner une forte pression sur l'agriculture et sur l'emploi. Ensuite, les investisse-ments très faibles, qui s'expliquent par la situation de quasi guerre civile où se trouvait le pays, avaient généralisé l'utilisation de techniques de production à forte intensité de main d'oeuvre et donc provoqué une baisse de la compétitivité[12]. Enfin, le fractionnalisme politique extrême avait débouché sur un égalitarisme forcené qui, à son tour, justifiait la déresponsabilisa-tion et l'incompétence des cadres, ce qui aggravait le blocage du développement économique.

Sur le plan extérieur, les graves incidents militaires à la frontière sino-soviètique s'étaient soldés par la défaite de l'armée chinoise, pourtant plus nombreuse, et avaient amené de hauts responsables à conclure à l'impéri-euse nécessité de moderniser les forces militaires de la Chine, ce qui dans le contexte d'alors impliquait soit un improbable rapprochement avec l'URSS, soit une difficile réconciliation sino-américaine. Sans doute en raison de la menace nucléaire que faisait peser l'URSS sur la Chine, sans doute en partie aussi en raison de l'influence redou-tée et encore difficile à déterminer de factions internes pro-soviétiques, Mao décida-t-il de se tourner vers les États-Unis.

Dès ce moment on doit distinguer dans la politique d'ouverture l'objectif officiel d'ajustement de la production[13] et celui officieux d'amasser des devises pour acheter de nouvelles techniques militaires. Sans qu'on puisse encore parler de véritable stratégie de promotion des exportations, le gouvernement chinois n'en commença pas moins à suivre deux voies qui, par la suite, seraient appelées à connaître d'importants développements. La première voie, fût celle de l'achat ,entre 1973 et 1978 de complexes clefs en main de production d'engrais, d'usines de fibres synthétiques et de trains de laminoirs. En 1978 la Chine achètera au États-Unis, au Japon et à la R.F.A. pour 6 milliards de dollars de ce genre d'usines[14]. La seconde voie passe par la mise en place, en 1971-1972, d'un système d'exportation triangulaire de soieries et de produits agricoles entre des brigades de production, des municipalités qui servent d'intermédiaires, et des compag-nies d'import-export de Hong-Kong et de Macao, mais sous contrôle du gouvernement de Pékin. Les compagnies de Hong-Kong et de Macao importent également, pour le compte de plusieurs brigades de production disséminées à travers la chine, diverses matières premières destinées à être trans-formées en objets d'art et revendues dans le monde entier (ivoire d'Afrique, teck d'Indonésie, jade de Birmanie). Le succès de ce commerce à l'exportation à Foshan d'abord, puis en 1975, à Zhanjiang et à Huiyang, va aussi engendrer un vaste réseau de fournisseurs à l'intérieur de la Chine entre diverses provinces qui n'ont pas l'autorisation de commercer directement avec l'étranger et ces zones du Guangdong qui leurs serviront donc d'intermédiaires[15].

2) 1978-1992 Stratégie de promotion à l'exportation

Il est probable que sans la mort de Zhou Enlai en janvier 1976 et sans les luttes de pouvoir menées par la Bande des quatre, la politique de modernisation et d'ouver-ture amorcée par Deng Xiaoping au 3e Plénum du 11e Comité central en décembre 1978 aurait abouti plus tôt. Les politiques de libéralisation rurale qui furent décidées à cette époque provoquèrent non seulement une forte hausse de la consommation intérieure, mais en plus, et contre toute attente[16], initièrent un très vigoureux développement des industries légères rurales qui offrirent dès lors de nouvelles possibilités d'exportation.

Le schéma général qui se dessine alors est relative-ment simple. D'une part on utilise les capitaux de Hong-Kong, de Macao et du reste de la diaspora chinoise comme locomotive au développement. Les diverses politiques de cette période visent à favoriser les investissements, les transferts de techniques et le déploiement de réseaux de distribution. D'autre part, on arrime à ces locomotives quatre Zones Économiques Spéciales (ZES) qui se trouvent au Guangdong et au Fujian, provinces qui sont choisies en raison de leur proximité géographique et de leur expérience ainsi qu'en raison des liens familiaux qui unissent les habitants de ces régions à la riche et nombreuse diaspora chinoise qui en est issue. Plus tard se joindront à ces ZES les villes de Pékin, Shangaï et Tianjin, puis en 1984, 14 autres villes côtières ou villes ouvertes, si bien qu'en 1990, la Chine comptera 11 villes et provinces ouvertes, 288 préfectures ouvertes, 14 villes portuaires, 10 Zones de Développement Technologique et 5 ZES, chaque appellation jouissant en principe de droits et de privilèges fiscaux, juridiques, administratifs etc. correspondants à leur plus ou moins grande activité d'exportation.[17]

Le deuxième tableau de l'annexe sur la composition des échanges révèle, au départ, des activités d'exportation surtout tournées vers l'industrie légère, les matières premières et les produits agricoles tandis que les importations se concentrent dans les domai-nes de machines et matériels de transport, des produits manufacturés et des produits chimiques.

La stratégie commerciale de la Chine repose alors sur cinq grands axes[18]:

1) Une rationalisation administrative, c'est-à-dire la séparation graduelle de l'État et des entreprises grâce à trois réformes successives. De façon générale, le gouvern-ement central opère une décentralisation graduelle en donnant plus de pouvoirs aux localités dans le domaine du commerce extérieur et en séparant à l'intérieur du gouver-nement les fonctions d'administration de celles de contrô-le. Le ministère de l'économie va hériter des tâches de planification générale, tandis que le ministère du commerce devra s'occuper de la régulation économique. Les cadres sont rendus responsables des profits et des pertes, mais en contrepartie on autorise les entreprises, d'abord dans l'industrie légère puis dans les autres secteurs, à garder une partie des bénéfices. Enfin, on laisse de plus en plus de place au marché et donc de moins en moins au plan.

2) Le nombre des investissements étrangers est augmen-té. Ces investissements sont essentiellement de trois types, c'est à dire soit en provenance d'organisations internationales et de gouvernements étrangers, et ils ser-vent alors à financer des routes, des travaux d'infrastruc-ture, des complexes énergétiques, des entreprises diverses, des projets d'enseignement ou des développements agricoles, soit en provenance de capitaux privés et ils se dirigent vers l'industrie hôtelière et touristique, soit enfin mix-tes et sont destinés à des usines d'assemblage de produit finis ou semi-finis.

3) Pékin encourage fortement l'importation de techni-ques avancées et l'exportation de produits à forte valeur ajoutée, politique qui, au début, connaît peu de succès, mais se solde tout de même pour l'ensemble des années quatre-vingts par l'importation de 3,500 techniques de pointe dont 20% de logiciels, pour un montant total de 20 milliards de dollars US.

4) Divers organismes encouragent la promotion des échanges culturels, scientifiques, artistiques, sportifs, etc., ce qui ce manifestera notamment par une très forte augmentation du tourisme et de l'envoi d'étudiants à l'étranger, étudiants dont le nombre atteindra plus de 60,000 pour cette période (et qui participent pour plusieurs à des activités d'espionnage[19]).

5) Le gouvernement chinois commence à acquérir quelques industries, surtout dans le secteur des matières premières et à vendre des usines clefs en mains. Des capi-taux chinois sont aussi investit dans 4117 entreprises mixtes et coopératives (dont 1701 à Hong-Kong) dans 120 pays. De plus 450,000 travailleurs chinois seront envoyés à l'étranger dans 80 PVD.

La stratégie de promotion à l'exportation sera rééva-luée au début des années quatre-vingt-dix. Quoique jugée positive dans l'ensemble, elle a montré ses limites face à un certain nombre de problèmes. D'abord, l'écart entre le niveau de développement de la Chine et celui des pays riches reste considérable; ensuite, un fossé sépare le niveau de développement des provinces côtières de celui des provinces pauvres; de plus, des goulots d'étranglement ont surgi dans les secteurs des transports, de l'énergie et des investissements; enfin, des ajustements aux normes adminis-tratives internationales paraissent incontournables, tout comme la modification du système des taux de change.

Suite à ces résultats mitigés, le gouvernement décide, ce qui est fidèle à ses habitudes, de conserver et de généraliser ce qui a bien fonctionner dans l'ancienne stratégie de promotion à l'exportation et d'innover en y adjoignant une stratégie de substitution à l'importation.

3) 1992-... Stratégie de promotion à l'exportation et de substitution à l'importation

Ce qui a bien fonctionné, c'est d'abord le principe des locomotives. Aux locomotives de Hong-Kong de Macao et de la diaspora, Pékin rajoute celles du Guangdong, du Fujian, de la région du Bohaï, de Shanghai et de Hainan (cette dernière connaît cependant de grave difficultés auxquelles la fuite de capitaux vers la ville de Shanghai n'est pas étrangère). Ces locomotives doivent en principe entraîner derrière elles les provinces moins riches de l'intérieur. Shanghai doit aussi devenir le grand centre économique, financier et commercial de la Chine et de l'Asie. Ce qui a bien fonctionné aussi, c'est le principe de l'ouverture et le gouvernement décide donc de multiplier les interfaces de toutes sortes entre le marché chinois et le reste du monde. Alors que dans les années quatre-vingts le commerce extérieur du pays s'était surtout concentré sur les échanges avec les pays développés et les pays voisins, la Chine des années quatre-vingt-dix multiplie ses partenaires étrangers, en particulier dans les régions de l'Europe de l'Est, de l'Amérique Latine, du Moyen-Orient et de l'Afrique. Fait à noter, si la Chine tente de consoli-der ses parts de marchés dans les pays développés, elle ne cherche plus à les augmenter.[20]

La stratégie de substitution à l'importation est, quant à elle, favorisée d'abord par la proximité géographique des provinces intérieures et par les très faibles coûts de la main d'oeuvre qui s'y trouve, mais aussi par des politiques incitatives du gouvernement central. L'évolution de la composition des échanges entre la Chine et le reste du monde, présentée dans le troisième tableau, donne une bonne idée du succès de cette stratégie.

Le gouvernement chinois va développer sa stratégie de substitution à l'exportation autour de trois pôles[21]: soit, premièrement, la mise en chantier de vastes gisements grâce au capital et au savoir faire étranger. Dans ce but, le gouvernement central décide de renforcer les infrastructu-res, d'améliorer l'environnement des investissements étran-gers par des lois plus souples, de meilleures garanties et des possibilités de profits plus élevées. Il décide aussi de canaliser les investissements dans les entreprises de base et de haute technologie. Le procès de production est rationalisé et Pékin encourage l'admission de mesures propres à augmenter la confiance des investisseurs. Deuxièmement, diverses dispositions sont adoptées pour favoriser le commerce entre les firmes transnationales. Troisièmement, enfin, le gouvernement chinois construit un nouveau système financier mieux adapté à l'environnement international, notamment par l'adoption d'un système de convertibilité de la monnaie et la mise en place d'une nouvelle fiscalité des entreprises.

Une des principales nouveautés de la stratégie des années quatre-vingt dix est qu'elle permet et même oblige l'implantation de sous-stratégies commerciales propres à chaque province. Nous avons divisé ces sous-stratégies en quatre grandes catégories:

a) les stratégies d'accélération

Ces stratégies sont adoptées par les villes et les provinces qui veulent passer à un niveau supérieur d'industrialisation. Dans ces régions, les infrastructures de bases sont déjà complétées, les administrations ont l'habitude de transiger avec l'étranger, les moyens de communications sont adéquats. Les gouvernements locaux de ces zones privilégiées sont donc à la recherche d'expertise dans des domaines clefs ainsi que de techniques qui leurs permettront d'exporter des produits à haute valeur ajoutée. On retrouve dans cette catégorie des villes comme Shanghai et Tianjin, ou encore la province du Guangdong.

Le Guangdong constitue d'ailleurs un excellent exemple pour illustrer ce type de stratégies. Comme le montre la structure de ses échanges avec l'extérieur, le Guangdong réalise la majorité de son commerce en Asie.

Le commerce asiatique de la province est constitué à 85,8% d'exportations vers Hong-Kong, tandis que le Japon, la Cochinchine et Taiwan représentent respectivement 2,5%, 1,4% et 0,4% des exportations de la province. Les importa-tions d'Asie proviennent à 78,4% de Hong-kong, 4,0% du Japon, 3,0% de Taiwan et 2,4% de l'Indochine. La part de l'Asie dans le commerce extérieur du Guangdong augmente depuis 1990[22].

La stratégie du Guangdong s'articule autour de trois objectifs majeurs. La province veut d'abord compléter ses infrastructures, particulièrement dans le secteur de l'acier et dans les régions reculées. Elle compte aussi beaucoup sur sa capacité d'attirer des industries à forte valeur ajoutée[23]. Deuxièmement, grâce à une véritable politique des comptoirs, les capitaux de la province sont encouragés à s'implanter dans les zones intérieures de la Chine. Ainsi de grands magasins cantonnais ouvrent dans les principales villes intérieures et des fonds du Guang-dong sont investis dans des secteurs primaires de régions reculées, ce qui les conduit même jusqu'à concurrencer des industries d'État du gouvernement central. Ces politiques de compradores rappellent non seulement le rôle du Guangdong dans les premiers échanges avec l'étranger des années soixante-dix, mais évoquent aussi l'époque beaucoup plus ancienne des intermédiaires de commerce obligés entre les marchands occidentaux et les Chinois. Troisièmement, le gouvernement du Guangdong a décidé de consolider les réseaux commerciaux extérieurs. Dans ce cas, la stratégie consiste à faire des entreprises du Guangdong les intermé-diaires obligés du commerce entre les provinces intérieures et des partenaires étrangers. Cependant le combat le plus acharné se livre à Hong-Kong même pour le contrôle des réseaux commerciaux de la colonie britannique. Le tiers des capitaux bancaires de Hong-Kong serait déjà sous con-trôle chinois[24], mais Shanghai et le gouvernement central s'intéressent aussi beaucoup à l'avenir de cette ville.

b) Les stratégies d'arrimage

Ces stratégie sont développées par les provinces qui se trouvent dans le voisinage immédiat des locomotives économiques. De façon générale, ces provinces cherchent à accroître au maximum la complémentarité économique de leur région. Elles favorisent donc la construction d'infra-structures de transport par des investissements privés ou mieux par des institutions d'aide internationale, incitent à la création d'industries de sous-traitance, attirent à elles les industries à forte intensité de main d'oeuvre ou encore les industries très polluantes qui sont chassées des zones les plus prospères. Ces provinces, d'autre part, tentent aussi de diversifier leur débouchés extérieurs pour atténuer la dépendance économique que provoque une telle complémentarité.

La ville de Shanghai qui jusqu'en 1991 avait été écarté de la politique d'ouverture ,probablement parce que Pékin redoutait que sa prospérité économique ne ralentisse les investissements dans les autres régions côtières, est parvenue ces dernières années à rassembler autour d'elle trois régions économiques, trois cercles, qui dépendent, à divers degrés, de sa prospérité et qui par-conséquent mettent aussi en oeuvre, à divers niveaux, une stratégie d'arrimage. On trouve dans le premier cercle, la région du delta du fleuve Yangzi, qui, bien qu'elle chevauche plusieurs provinces, est constituée de villes qui jouissent d'une très forte intégration économique avec la métropole. Par exemple, la ville de Suzhou, située à deux heures de train de Shanghai, a créé en mai 1993 un vaste parc industriel de 45 km carrés grâce à des investissements singapouriens de 20 milliards de dollars US, pour la première phase. Les promoteurs prévoient que six cent mille personnes viendront s'établir dans ce que l'on surnomme déjà le deuxième Singapour[25].

Ce type d'intégration économique peut provoquer des problèmes lorsque la ville fait administrativement partie d'une province qui se trouve elle-même, dans son ensemble, dans une région économique moins intégrée. C'est d'ail-leurs la situation de Suzhou qui est située dans la provin-ce au nord de Shanghai, le Jiangsu. Parce que sous l'emprise d'une économie très planifiée jusque vers 1992 et donc parce que dominée jusqu'à récemment par des entrepri-ses étatiques, la province a non seulement du mal à s'inté-grer économiquement à la région de Shanghai, mais encore doit composer avec un certain protectionnisme que ses propres entreprises d'État appuient en raison de leur manque de concurrentialité avec le secteur privé. Cette zone économiquement éloignée fait partie du troisième cercle.

À l'inverse, la province du Zhejiang[26], qui est située au sud de Shanghai, est assez bien intégrée et s'insère dans un espace économique intermédiaire, celui du second cercle. Parce que cette province a été soumise dès 1984 à l'économie de marché, elle est non seulement devenue un important fournisseur de biens et services pour Shanghai, alors dominée par les entreprises Étatiques, mais surtout après 1991, elle a renforcé sa complémentarité avec cette ville, en particulier dans le domaine des industries textiles et des matériaux de construction.

c) Les stratégies de transit

Ces stratégies sont adoptées par des provinces limitrophes, comme celles du Yunnan, du Xinjiang ou du Heilongjiang, qui doivent contrer la politique de comptoirs de provinces riches . Il s'agit surtout pour elles de tirer bénéfice des marchandises qui circulent sur leur territoire. Des frais de transit élevés sont donc imposés sur les marchandises et ce non seulement entre les fronti-ères provinciales, mais aussi à l'intérieur même des provinces, entre les districts. Par ailleurs, pour éviter que les tarifs douaniers intérieurs ne découragent le commerce, ces provinces développent des réseaux de trans-port, de télécommunication, d'hôtellerie, de services qui visent à faciliter les activités commerciales qui se dérou-lent sur leur territoire, car le plus souvent les marchants sont des Chinois venus d'autres provinces ou de pays voisins[27].

Le gouvernement du Yunnan, par exemple, fonde toute sa stratégie économique sur le développement de des industries liées aux transports, aux télécommunications et aux ressources minérales. Mais le tourisme reste sa troisième plus importante activité économique et de très gros projets de barrages hydroélectriques y sont financés par le Guangdong vers lequel la province exporte déjà de l'électricité. En fait, le Yunnan a du mal à hausser ses produits à un seuil de qualité de niveau international et son enclavement nuit considérablement à ses exportations qui restent donc faibles (environ 600 millions de dollars US en 1992). De plus, les pays voisins de la provinces sont pauvres, sauf la Thaïlande, ce qui implique que peu d'investissements en proviennent et que leur gouvernement sont particulièrement prudents face au danger d'invasion de leur marché par des produits yunnanais[28]. Pour compléter le tableau, il faut ajouter que la province est aussi un important lieu de contrebande de drogue, de voitures, d'armes, dont on ne retrouve bien entendu aucune trace ni dans les statistiques officielles ni dans les politiques commerciales.

d) Les stratégies de secours

Les provinces qui adoptent ce type de stratégies le font de manière plus involontaire qu'autre chose: leur stratégie de développement économique s'est avérée un échec et elles doivent donc se replier sur les politiques de macro-contrôle du gouvernement central pour se maintenir. Elles défendent les nouvelles répartitions fiscales que Pékin veut imposer dans la mesure où elles espèrent qu'une partie de l'argent leur sera redistribuée. L'histoire de leur échec est néanmoins très instructive, comme dans le cas du Sichuan.

Cette province avait implanté au début des années quatre-vingt-dix une stratégie de développement dite "des deux ailes et des deux flancs"[29], appellation qui désignait une vaste région autour de la capitale provinciale, Cheng-du, où l'on entendait suivre une politique économique d'accélération, quitte à brûler les étapes. On construisit des routes modernes, des réseaux de télécommunications furent implantés, on poussa aussi à la création de multip-les zones de développement économique qui devaient servir de pôles de croissance. Mais faute de planification adéquate, il fut non seulement impossible d'harmoniser les activités des divers pôles de croissance de cette grande région, mais pire encore, les diverses villes qui en constituaient les paliers administratifs correspondants se mirent à se concurrencer entre elles en offrant aux entre-prises des conditions d'établissement toutes plus favorab-les les unes que les autres[30]. Bien plus, chaque pôle s'efforça de développer les mêmes secteurs économiques que son voisin. Cette situation mena à une explosion de corruption, à une chute des prix, donc à une baisse des revenus qui à son tour força à la renégociation des emprunts bancaires, donc à la collusion et à une nouvelle aggravation de la corruption etc. Les effets de cette stratégie inconsidérée ne s'arrêtèrent pas là. Les indus-tries privées qui bénéficiaient d'un régime fiscal autre-ment plus avantageux que celui des entreprises d'États, commencèrent à imposer à ces dernières une concurrence déloyale qui réduisit les rentrés fiscales du gouvernement. D'autre part, la modernisation des infrastructures de cette région autour de la capitale provinciale avait fait dimi-nuer les coûts de production des entreprises qui s'étaient établies dans cette zone et, sous la double pression de la concurrence acerbe et du marasme économique, des marchan-dises extrêmement bon marché commencèrent à circuler dans les autres régions du Sichuan où elles provoquèrent une récession et des révoltes paysannes[31]. Enfin, l'armée qui avait commencé dans les années quatre-vingt à reconvertir ses industries dans le civil, ( 80% de sa production est maintenant destinée au civil[32]), était très bien implantée au Sichuan où le gouvernement chinois avait crû bon, dans les belles années de la guerre froide, de cacher de nombreuses usines et centres de recherches de pointe. Or il semble que les usines militaires disposent non seulement non seulement d'un personnel discipliné, qualifié et bon marché, mais aussi de puissants réseaux de contact qui facilitent l'écoulement des produits qu'elles fabriquent[33].

Le gouvernement du Sichuan dû donc faire appel au gouvernement central pour obtenir de l'aide et beaucoup fonctionnaires de Pékin furent dépêchés dans la province pour épauler l'administration locale[34]. Les pronostics économiques pour la province restent sombres à long terme[35] cependant le barrage des trois gorges devrait aider à désenclaver la région et faciliter la jonction de l'écono-mie sichuannaise à l'économie mondiale. Mais il n'est pas sûr que Pékin ne préfère pas garder à cette province ferti-le une vocation agricole, ne serait-ce que pour des raisons économico-stratégiques, tandis que les autorités provincia-les envisageraient plutôt une industrialisation à grande échelle[36].

Le rôle de la culture et de la diaspora chinoise

Le survol des stratégies chinoises d'insertion dans l'espace économique du Pacifique montre donc une forte augmentation de la complexification et de la diversifica-tion des échanges ainsi qu'une intégration croissante au marché asiatique. Mais pour comprendre la façon dont ces diverses stratégies chinoises sont mise en oeuvre sur le terrain et pour parvenir à diagnostiquer de manière plus fine le mode d'insertion de la Chine dans cet espace Asie-Pacifique, il faut recourir à une analyse plus spécifique des particularités chinoises, telles celles de la culture et de la diaspora chinoise.

Un des éléments les plus remarquables de cette cultu-re, mais pourtant parmi les moins commentés, est celui de la conception chinoise des rapports entre individus[37], conception qui est à la base même des relations d'affaires.

Ces liens entre les individus sont plus importants que les lois du marché ou même que le bon fonctionnement de la société civile telle que nous l'entendons en Occident. Ainsi les individus qui contractent des liens d'affaire finissent-ils par tisser des réseaux complexes dont les membres préfèrent commercer entre eux, même si d'aventure un individu à l'extérieur du réseau offre des produits de meilleur qualité à des prix plus avantageux. Plus le réseau s'étend, plus il devient difficile pour une personne extérieure d'y pénétrer. Plus le réseau s'agrandit, plus il peut mettre à la disposition de ses membres des capi-taux, des ressources, des informations qui serviront à l'expansion économique de chacun, et par conséquent, à renforcer le réseau lui-même. Car une des principales caractéristiques de ces réseaux est de tendre à l'auto-suffisance.

En fait, en Chine, la société civile résulte précisé-ment de l'agrégat de l'ensemble des réseaux d'influence personnels de chaque individu et non pas, comme en Occi-dent, d'une quelconque garantie de liberté individuelle soutenue par l'État en échange du respect des lois. Contrairement à l'Occident chrétien, dans l'Asie bouddhis-te, et donc en Chine, l'individu n'est rien sans sa famil-le, ses amis, ses associés. Sa place dans la société ne peut être conçue autrement qu'en référence aux nombreux liens qu'il entretient, à tel point qu'en Chine un indivi-du déclinera plus volontiers son lieu de travail, sa posi-tion administrative, son état civil ou son âge que son nom.

Cette prééminence des relations inter-individuelles sur l'individu implique une longue fréquentation d'éven-tuels partenaires commerciaux, car la droiture, ou les inclinaisons particulières d'associés constituent à la fois une garantie du bon fonctionnement des affaires comme elles peuvent aussi se révéler de redoutables entraves. Cette importance des liens individuels provoque d'immenses répercutions légales. Ainsi par exemple, alors qu'en Occident un fonctionnaire ne peut changer la loi, fut-il d'une compétence exceptionnelle, en Chine la loi est un instrument placé entre ses mains, mais il peut en user à sa discrétion[38]. Alors qu'en Occident les lois sont périodi-quement revues par les élus et que les modifications qu'ils y apportent modèlent le fonctionnement de la société, en Chine tout repose sur la droiture et l'intelligence du fonctionnaire. C'est dire combien le système dépend de la bonne éducation des fonctionnaires ou de toute personne qui accède à un poste de responsabilité. C'est aussi en partie dans cette perspective qu'il faut envisager les campagnes d'éducation communistes en Chine ou le récent rétablis-sement des examens pour les fonctionnaires ( quoique le Parti se réserve le droit de nommer des fonctionnaires à des postes clefs sans épreuve).

Ceci s'oppose aux conceptions occidentales en matière de droit, d'arbitrage international, de pratiques commer-ciales. C'est en partie dans cet esprit que la Chine a décidé que tous les juges de Hong-Kong, sauf un, seraient nommés par le PCC. Cette politique est conforme à ce qui existe dans le reste de la Chine où les juges n'ont pas à suivre de cours de droit. Le même esprit prévaut à Singa-pour, à Taiwan et dans d'autres communautés chinoises d'A-sie. Les liens entre individus d'une même famille sont si forts qu'ils imposent des devoirs et des obligations jus-qu'au cinquième degré. De la même manière, les réseaux de contacts que tissent les individus entre eux à travers leur emploi, fixent une hiérarchie sociale fluide dont les contraintes sont plus suivis que celles qu'impose la loi. C'est ce qui explique que malgré les lois, malgré une lour-de bureaucratie, les exportations aient autant augmenté . C'est ce qui explique également que des négociations avec des partenaires étrangers soient souvent entreprises dans certains secteurs d'activité alors même que des lois l'in-terdisent. D'autre part, la déconcentration administrative ainsi que la permission accordée aux responsables à divers échelons de garder une partie des profits encourage la corruption et accélère d'autant le traitement des dossiers.

Le préhension de ces réseaux explique l'importance du rôle de la diaspora[39]. Forte 36,6 millions de personnes en dehors de Hong-Kong et de Taiwan, elle est à 85,9% regrou-pée en Indonésie, en Thaïlande, en Malaisie et à Singapour, à 10,5% dans les deux Amériques et à 1,1% en Océanie. Présente dans 79 pays à travers le monde, elle posséderait des centaines de milliards de dollars US en épargne. Ses membres sont extrêmement solidaires les uns des autres et cette solidarité s'étend à tous les niveaux: des activités de prêts aux activités commerciales, les relations d'affai-re s'articulent toujours en fonction des liens familiaux, d'amitié, ou traditionnels.

Le réseau de la diaspora chinoise est bien entendu actif dans les divers domaines du commerce extérieur. Les gros investissements réalisés en Chine proviennent souvent de cette diaspora[40]. Ainsi par exemple Kitti Dommerchawa-nit, un sino-thaïlandais, a-t-il investi 1,5 milliard de dollars dans la foresterie au Guangdong. Liem Sioe Liong , un sino-indonésien, a investit 187 millions de dollars US en collaboration avec deux entreprises gouvernementales de Singapour dans un parc industriel de la même province; Chin Tai, un Singapourien d'origine chinoise, a ouvert 48 joint-ventures au Sichuan et au Liaoning. Le cheminement de ce dernier est typique: après avoir réalisé une percée dans l'industrie de la volaille et de l'aquaculture, M.Chin a élargi ses activités au domaine de la machinerie et des moteurs, puis a ouvert des banques est a investi dans l'huile et le soya. L'investissement en Chine comporte également une dimension nationaliste importante. L'ex-premier Ministre de Singapour déclarait d'ailleurs que "ceux qui n'investissent pas en Chine seront plus tard accusés d'avoir été déloyaux"[41].

La diaspora chinoise est également très présente dans les activités des firmes transnationales. Ces entreprises sont en général de plus petite taille que leur équivalent occidentaux[42]. 33% des entreprises transnationales ont des actifs de moins de 10,000$ US, et 17% des actifs de plus d'un million, ce qui les rend peu présentes dans les statistiques. De plus ces entreprises sont souvent mixtes et propriété d'actionnaires privés majoritaires; les normes d'entreprises sont faibles même si elles se calquent sur le modèle des entreprises occidentales.

Les firmes transnationales se répartissent sur le territoire chinois en fonction d'abord de facteurs géogra-phiques tels la distance, les réseaux de distribution, la vigueur économique d'une région. Elles s'implantent aussi dans diverses régions parce que les flux économiques à l'intérieur du pays ne correspondent pas aux intérêts économiques d'une région. Les capitaux de Hong-Kong, par exemple, possèdent 25,000 entreprises au Guangdong et y emploient plus de 300,000 personnes. Mais de manière plus globale, ces firmes transnationales ont commencé à se développer lorsque dans les années quatre-vingt les devises japonaises ainsi que celles des quatre petits dragons ont augmenté face à la devise américaine, ce qui a provoqué de nombreuses délocalisations. La stratégie de ces firmes est claire: il s'agit d'utiliser les pays qui jouissent de quotas dans les pays développés afin de s'emparer de leur marchés. Que se soit par le biais de législations, de décrets ou de privilèges, les autorités locales prennent tous les moyens afin de multiplier les avantages pour les investisseurs étrangers et donc garder l'environnement de travail aux coûts les plus bas[43]. Des firmes chinoises ont aussi commencé à délocaliser leur production à l'extérieur de la Chine, entre le Guangdong et le Viêt-nam par exemple.

La diaspora chinoise agit enfin dans le domaine des interventions gouvernementales directes qui constituent un champ difficile à cerner. La ville de Canton dirige entre autre un puissant conglomérat récemment impliqué dans la construction d'un quartier résidentiel au sud de la ville de Paris, projet immobilier dont un des objectifs était de délocaliser la population chinoise du 13e arrondissement de Paris, contrôlé par des intérêts taiwanais[44]. Il existe aussi divers fonds de secours pour les Chinois d'outre-mer. Suite au tremblement de terre de janvier 1994, le gouverne-ment de Taiwan a ainsi versé à titre symbolique 400,000 dollars aux administrations de Los Angeles et de Califor-nie, 200,000 à la communauté chinoise et... 3,77 millions aux commerçants chinois. Ce même gouvernement de Taiwan est aussi très actif pour aider les Chinois d'outre-mer à renouer contact avec leur culture ancestrale, et offre, entre autre, diverses bourses d'études à ceux d'entre eux qui désirent aller étudier le mandarin à Taiwan[45].

La diaspora chinoise est donc riche, bien organisée, nombreuse et solidaire. Ces qualités expliquent pourquoi Hong-Kong, Taiwan et la Chine effectuent entre eux plus de 35% de la totalité de leurs échanges avec le monde, c'est à dire qu'ils ont déjà réalisé entre eux un niveau d'intégra-tion plus élevé que celui des pays de l'ASEAN qui, lui, n'est que de 10%[46]. Les différents groupes financiers, industriels ou bancaires qui structurent cette diaspora restent hélas aussi très discrets et seuls les initiés ont accès aux informations sur les liens exacts entre elles et les nomenklaturas de Chine[47].

Conclusion

Les nouvelles stratégies de promotion à l'exportation et de substitution à l'importation, parce qu'elles se trou-vent couplées à la puissante organisation de la diaspora chinoise, diffusent comme nous l'avons vu de nouvelles pra-tiques dans le commerce international, pratiques qui, dans leur mode de fonctionnement, s'opposent au capitalisme tel que véhiculé en Occident. La culture chinoise, peu portée sur le droit occidental, l'abandonne d'autant plus aisément que la puissance économique de la Chine augmente. Ceci constitue un premier facteur de dislocation.

D'autre part, la capacité d'attraction de la Chine est si forte que ce pays a déjà commencé à générer autour de lui une zone d'intégration dont les pays occidentaux sont progressivement exclus, non pas seulement en raison de pro-blèmes de compétitivité, mais aussi parce que les regroupe-ments quasi ethnicistes des capitaux leur sont fermés. L'évolution de la composition des échanges de la Chine avec le reste du monde illustre bien ce phénomène. Un second facteur de dislocation apparaît ici.

Un troisième facteur reside dans les liens qui unis-sent les entreprises à l'État: alors qu'en Occident l'État intervient de moins en moins sur les marchés, au contraire en Orient il y participe de façon de plus en plus marquée, mais à travers des canaux inhabituels, c'est à dire ceux de la diaspora et des conglomérats.

On peut donc dès à présent parler d'un monde économi-que chinois qui génère de nouveaux flux commerciaux et jusqu'à un certain point, restructure l'économie mondiale au-tour de lui. Contrairement à certains pays africains ou arabes qui connaissent un clientélisme qui s'apparente à celui de la Chine, les pratiques commerciales chinoises fa-vorisent le réinvestissement des capitaux en Chine. Bien plus, le poids économique de la Chine et de sa diaspora op-pose peut être pour la première fois aux pays industriali-sés de type occidental, c'est-à-dire aux pays jouissants d'un système de concurrence individualiste et politico-légal, un système économique non occidental suffisamment puissant et cohérent pour changer les pratiques économiques mondiales.

Cette dislocation économique est-elle planifiée? Pour l'instant rien ne permet de le croire, même si le nouvel ordre économique chinois est le résultat des diverses sta-tégies commerciales des gouvernements des provinces et du centre. En revanche, la logique de l'évolution des échan-ges entre la Chine et la zone Asie-Pacifique suggère à plus ou moins brève échéance l'émergence d'une stratégie commer-ciale extérieure fondée sur un partenariat entre la diaspo-ra chinoise et divers conglomérats étatiques. Il faudrait alors s'attendre à ce que l'économie de la Chine, à l'abris du monde comme dans un château-fort, se lance de façon plus agressive à la conquète des marchés extérieurs.

De manière plus générale, cette évolution de l'espace économique chinois ébranle les paradigmes actuels sur la Chine et sur l'économie mondiale. Ne peut-on pas considé-rer que la période communistes n'aura constitué qu'une pa-renthèse dans l'histoire de la Chine, que la Chine retourne à une forme d'empire? Si tel devait être le cas, il faud-rait aussi redéfinir la conception occidentale de l'écono-mie mondiale et celle du droit international qui l'accompa-gne, conceptions qui jusqu'à maintenant sont restées parti-culièrement ethnocentristes.

Tableau 1 Principaux clients et fournisseurs de la Chine en 1993

[48]

importations

exportations

Asie-Pacifique

60,20%
57,36%
Europe
23,14%
17,90%
États-Unis
11,65%
19,79%

Tableau 2 Composition des exportations et des importations de la Chine en 1984

[49]

Exportation

(%)
Importation
(%)

pétrole

32,7
prod. manufacturés
27,1
ind. légère, textile, artisanat
24,3
machine et matériel de transport
26,5
ind. méca., équipement
5,7
prod. chimiques
15,3
prod. agricoles
12,8
mat. premières
10,0

Tableau 3 Comparaison de l'évolution de la composition des échanges entre la Chine et le reste du monde.

[50]

Exportations

1993 (%)
1984 (%)
Importations
1993 (%)
1984 (%)

Machines et mat. de transport

16,66
5,7
Machines et mat. de transport
43,28
27,1
Primaires
18,17
45,5
Primaires
13,68
18,7
Produits finis
42,46
24,3
Produits finis
6,25
12,4
Produits intermédiaires manufacturés
17,87
19,3
Produits intermédiaires manufacturés
27,46
26,5
Produits chimiques
5,04
5,2
Produits chimiques
9,34
15,3

Tableau 4 Principaux partenaires commerciaux du Guangdong en 1993 par régions

[51]

Exportations

(%)
Importations
(%)

Asie

91,3
Asie
89,9
Europe
3,2
Europe
6,8
Amérique du nord
4,4
Amérique du nord
2,5

Références

[1] Zhongguo jingji nianquan 1994, (Annuaire statistique de la Chine 1994), Beijing, Zhongguo tongji chubanshi chuban, 1994, pp. 748-751, 756-759

[2] Almanc of China's Foreign Economic Relations and Trade, Beijing, The Editorial Board of The Almanc, 1990, pp.880-881

[3] Beijing information, Beijing, janvier 1996, p.2

[4] Fukasaku, K. et al., La longue marche de la Chine vers une économie ouverte, Paris, OCDE, 1994, p.67

[5] Informations recueillies auprès de professeurs de l'Institut d'études Économiques de l'Université de Pékin.

[6] Zhongguo Tongji..., op.cit., p. 719

[7] Bergère, Marie-Claire, La République populaire de Chine de 1949 à nos jours, Paris, Armand Colin, 1987

[8] Voir les études de la Banque Mondiale ou de l'OCDE, par-exemple Fukasaku, op. cit.

[9] Joseph S. Nye Jr., "East Asian Security, The Case of Deep Engage-ment", Foreign Affairs, juillet-août 1995, pp. 90-102

[10]Voir par exemple David H. Brown et Robin Porter (éds), Management Issues in China, t. 1 et 2, New York, 1996.

[11] Sur les paradigmes utilisés par les spécialistes des questions chinoises voir par exemple Steven.W. Mosher, China Misperceived, A New Republic Book BasicBooks, 1990

[12]Michel Osborne, Les zones économiques spéciales de la Chine, Paris, OCDE, 1986

[13] Francois Gipoluoux, "Chine, l'ouverture à l'étranger", Revue Tiers-Monde",t.XXVII., no 108,oct. déc. 1986,PUF, p.826

[14] Francoise Lemoine, L'économie chinoise, Paris, La Découverte, 1986, p.21

[15] John Kamm, "Reforming Foreign Trade",in Ezra F. Vogel, One Step Ahead in China, Guangdong Under Reform, Cambridge, Harvard University Press,1989,pp.338-394

[16]Deng Xiao Ping, Les questions fondamentales de la Chine d'aujour-d'hui, Beijing, éd. en langues étrangères, 1987, p.207

[17] Xiandai Zhongguo Jingji Dacidian (Encyclopédie de l'économie chinoise moderne), Beijing, Zhongguo caijingji chubanshi chuban, 1992, p.2689 et s.

[18] Zhongguo wai jingmao daquan, (Grande compilation des relations économiques et commerciales extérieures de Chine), Shanghai, Fudan daxue chubanshi, 1993, p.21 et s.

[19] Informations recueillies auprès de diplomates à Pékin.

[20] Zhongguo wai..., op.cit., pp.32 et s.

[21] Zhongguo wai..., op. cit.,pp. 32 et s.

[22] ibid. p.307

[23] Wei Ting Hua, "Jianli xin youshi qidong da fazhan", (Construire une nouvelle supériorité, mise en marche d'un grand développement), Guangdong dui wai jing mao, 5 mai 1994, pp.20-24.

[24] Bruce Gilley, "Great Leap Southward", Far Eastern Economic Review, Hong-Kong, déc. 1995

[25] Murray, Doing Businees in China, The Last Great Market, New York, St-Martin Press, 1994, p.116

[26] J. Bruce Jacobs et Lijian Hong, "Shanghai and the Lower Yangzi Valley", in David S. G. Goodman et Gerald Segal (éds), China Deconstructs, New York, 1994, p.239-244.

[27] Informations recueillies lors de voyages dans ces régions en 1995

[28] Ingrid d'Hooghe, "Regional Economic Integration in Yunnan" in David S. G. Goodman et.Gerald Segal, op. cit., pp.286-321

[29] D'après Xin Wen, "Guanyu Sichuan jingji fazhan yu fazhan zhanlüe wenti", (À propos du développement économique du Sichuan et des problèmes de développement), Sichuan jingji yanjiu, Chengdu, no 5, 1993, pp.3 et ss.

[30] Pour un bon aperçu de ces conditions voir A guidebook for Foreign Investissement in the Key Economic Developing Region of Sichuan Province, Chengdu, Sichuan Renmin Chubanshi, 1993.

[31] Informations recueillies au Sichuan en 1994.

[32] Liu Ye Chu, Dong Dai Xing, "Deng Xiao Ping junshi jingji sixiang de jiben dian ji qiwei da yiyi", (Les fondements de la pensée économique militaire de Deng Xiaoping ainsi que leurs grandioses significations), Junshi yanju, no 2, 1995, p.15.

[33] Informations recueillies au Sichuan en 1995 auprès de chercheurs à l'emploi d'acieries de la région de Panzhihua

[34] Informations recueillies auprès de fonctionnaires de du gouvernement central en mission au Sichuan en 1995.

[35] Sichuan sheng jingji xin an zhongxin, "1995 nian Sichuan sheng jingji zhanwang"(Perspectives économiques de la province du Sichuan pour 1995), in Zhongguo jia xinan zhongxin, 1995 nian zhongguo jingji zhanwang, Zhongguo jingji chubanshe, 1994.

[36] Informations recuiellies auprès de diplomates en poste à Pékin.

[37] On pourra consulter sur ce genre de question les travaux du célèbre sociologue chinois Fei Xiao Tong dont notre interprétation s'inpire; voir par exemple Fei Xiao Tong, The Fondation of Chinese Society, University of California Press, 1992

[38] Pour une illustration concrète des problèmes que ces différences de conception engendrent, voir par exemple Anne Carver, "Open and secret regulations and implication for foreign investement" in John.Child et Yuan Lu, op.cit.,pp.11-29.

[39] Republic of China Yearbook 1995, Taipei, pp. 189 et s.

[40] les exemples sont tirés de Murray, op. cit. pp.116 et s.

[41] ibid. p.121

[42] "Dongya diqu kuaguo jingjiying de tedian, dongyin yu zuoyong", (Les caractéristiques des firmes transnationales mixtes des régions d'Asie de l'est, causes et fonctions), in Sijie jingji , août 1994, pp.51-56.

[43] loc. cit.

[44] Information recueillie auprès de diplomates en poste à Pékin.

[45] Republic of ..., op. cit., p.189

[46] Francoise Lemoine, La nouvelle économie chinoise, Paris, La Décou-verte, 1994, p.103

[47] Des diplomates de divers pays occidentaux en poste Hong-Kong nous ont souvent exprimé leurs préoccupations à ce sujet.

[48] ibid., pp. 512-514 (nos calculs).

[49] D'après Zhongguo Jingji..., op. cit., pp.507-508

[50] d'après Zhonguo tongji.., op. cit., pp.507-508

[51] d'après Guangdong tongji nianquan 1994, (Annuaire statistique du Guangdong 1994), Beijing, Zhongguo jingji chubanshi,1994, p.306

 

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